Les membres de l’IFEX réfléchissent aux implications du jugement sur « le droit d’être oublié », et étudient comment ce jugement peut influer sur davantage que le vœu de particuliers de retirer des résultats des moteurs de recherche des renseignements gênants sur eux-mêmes.
Vous vous souvenez peut-être d’un hashtag plutôt bizarre qui circulait dans la Twittersphère il y a quelques mois. Le 19 mai 2014, l’expression #mutuallyassuredhumiliation (humiliation mutuelle assurée) était très tendance sur les sites de réseautage social, accompagnée de photos semblerait-il humiliantes pour ceux et celles qui les avaient affichées.
Le hashtag a été créé par John Oliver, comédien et animateur de l’émission Last Week Tonight sur la chaîne HBO, en réponse au jugement sur « le droit d’être oublié », rendu le 13 mai 2014 par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
La décision (C-131/12) dispose que les citoyens de l’Union européenne ont le droit de demander aux moteurs de recherche sur Internet de retirer de leurs résultats de recherche les liens vers des renseignements potentiellement nuisibles ou non pertinents – même si la publication de ces renseignements est en elle-même légale.
Le jugement de la CJUE découle d’une plainte qu’un citoyen espagnol, Mario Costeja González, a déposée contre Google et le journal La Vanguardia par l’entremise de l’Agence espagnole de protection des données (AEPD).
En 2010, Costeja González s’est plaint que la recherche de son nom sur Google donnait des liens vers deux articles publiés en 1998 dans La Vanguardia qui faisaient référence à des dettes de sécurité sociale non acquittées et à la saisie de biens immobiliers par le gouvernement.
Faisant valoir que les dettes étaient remboursées depuis longtemps et que les articles n’avaient plus de pertinence, Costeja González a demandé que La Vanguardia retire les articles de son site web et que Google les retire de ses résultats de recherche.
Tandis que l’AEPD soutenait que les articles de La Vanguardia avaient été publiés légalement et qu’ils étaient d’intérêt public au moment de leur publication, la CJUE a fini par être d’avis que le droit de Costeja González à la vie privée l’emportait sur « …l’intérêt du grand public d’avoir accès à ce renseignement par une recherche sur le nom [de Costeja González] »
Pour John Oliver, le résultat de cette décision sur le profil public de Costeja González est plutôt drôle et il prend le parti d’en rire. Au lieu de cacher des renseignements de nature privée sur ses antécédents financiers, l’affaire n’a réussi qu’à attirer davantage l’attention sur le passé de Costeja González. « En agissant de la sorte, il est maintenant connu dans le monde entier comme l’Espagnol qui a des dettes datant de 1998 », a déclaré Oliver dans son émission. « La seule chose que je sais de lui, c’est exactement ce qu’il ne voulait pas que je sache. »
Pour les défenseurs de la libre expression, toutefois, les implications de la décision de la CJUE vont beaucoup plus loin que quelques stupides photos et quelques hashtags.
Reporters sans frontières (RSF) considère le jugement de la CJUE comme une nette violation de la liberté de l’information.
Dans une déclaration rendue publique le 14 mai 2014, l’organisation indique que la décision permettra aux particuliers d’exiger que les résultats de recherche ne donnent que les renseignements qui les arrangent, permettant ainsi aux gens de créer d’eux-mêmes une image numérique qui diffère de celle des dossiers publiés en toute légalité. À propos des implications potentielles de ce jugement, Grégoire Pouget, chef du Bureau des nouveaux médias à RSF, se demande : « Ce droit ne sera-t-il pas élargi aux personnes morales, nous faisant basculer dans un monde d’information totalement maîtrisée ? »»
D’autres groupes membres de l’IFEX expriment les mêmes préoccupations. Le 3 juillet 2014, la directrice-générale du groupe Index on Censorship, Jodie Ginsberg, a écrit que le jugement faisait comme si « le gouvernement transmettait aux bibliothécaires le pouvoir de décider des ouvrages que les gens pouvaient lire (selon la demande du public) puis de les mettre sous clef ».
Il importe de retenir que la critique d’Index ne découle pas d’un manque de respect de la vie privée. En effet, l’organisation reconnaît qu’« il est parfaitement compréhensible que des particuliers veuillent pouvoir contrôler leur présence en ligne ».
Index s’inquiète, cependant, de la capacité du jugement d’offrir des contrepoids suffisants pour que les demandes de modifications des résultats de recherche ne deviennent pas « …un simple mécanisme de censure et de manipulation de l’histoire ».
Melody Patry, agente principale à la revendication chez Index, fait observer qu’alors que la décision requiert la recherche d’un équilibre équitable entre le droit à la vie privée du sujet dont les données sont demandées et le droit d’accès du public à l’information, elle « …ne fournit aucun cadre juridique à l’exploitant du moteur de recherche pour qu’il effectue le retrait ; elle ne fournit pas non plus d’éléments suffisants pour garantir la défense de l’intérêt public contre le retrait ».
Directrice chargée de la Liberté d’expression internationale à la Electronic Frontier Foundation (EFF), Jillian York abonde dans le même sens que Patry. Dans un courriel adressé à l’IFEX, elle fait remarquer que l’EFF s’inquiète de la façon dont les intermédiaires comme Google sont invités à devenir des régulateurs du discours encore plus importants qu’ils ne le sont déjà. « Lorsque des intermédiaires sont chargés de réglementer le discours », écrit-elle, « nous remettons en dernière analyse l’application de la loi à des sociétés privées, qui n’ont essentiellement aucun compte à rendre au public. »
Il n’a pas fallu beaucoup de temps après l’annonce du jugement pour que Google commence à acquiescer aux demandes de retrait de liens de certains résultats de recherche. Le 2 juillet 2014, James Ball publiait un article dans lequel il révélait que Google avait retiré de ses résultats de recherche plusieurs articles du journal The Guardian. Après que le Guardian eut rendu publiques les informations contenues dans les articles nouvellement « cachés » et qu’il eut créé un compte Twitter consacré de manière spécifique à la discussion de cas similaires pouvant se produire à l’avenir, Google est revenu sur sa décision de retirer les articles de ses résultats de recherche, sans fournir la moindre explication.
Ce sont des cas comme ceux-là qui donnent sa pertinence à l’argument soulèvé par Jillian York à propos du jugement. Dans son courriel à l’IFEX, York fait remarquer que « la vie privée et la libre expression n’ont pas à entrer en conflit l’une avec l’autre, mais que c’est ce que fait le jugement de la CJUE. »
La question est complexe. D’autres membres de l’IFEX ne voient pas nécessairement dans le jugement de la CJUE une décision qui oppose la vie privée à la liberté de parole. Dans un courriel à l’IFEX, Carly Nyst, directrice juridique à Privacy International, écrit :
« Tandis que le jugement n’est pas sans créer la controverse, il s’agit moins d’opposer la loi européenne aux valeurs américaines, ou la vie privée à la liberté de parole, et davantage de l’application technique de la loi et de savoir si les particuliers devraient pouvoir contester la façon dont les renseignements qui les concernent sont utilisés. Il peut certainement s’ensuivre un débat, comme cela aurait arriver depuis longtemps, sur la nature des moteurs de recherche et s’ils devraient être exemptés de certains genres particuliers de lois. Cela ferait un débat intéressant, digne d’une démocratie moderne et numérique. Au lieu de cela, le débat qui surgit est un débat d’incrédulité, incroyable qu’une entreprise qui amasse et traite des quantités considérables de renseignements personnels ait des services qui tombent sous le coup de la loi sur la vie privée. »
Par ailleurs, Index on Censorship offre des plates-formes à ceux qui expriment des points de vue opposés sur leurs propres plates-formes. Comme celles de Rik Ferguson, vice-président de Security Research à Trend Micro. Le 21 mai, Ferguson a affirmé qu’il appuyait la décision dans un article en « contrepoint » sur le site de Index on Censorship :
« Les particuliers ne se voient pas accorder le droit de réécrire l’histoire, on leur donne le droit de demander, dans les limites de la loi, que certains éditeurs cessent de publier des informations les concernant qu’ils estiment nuisibles », écrit Ferguson. « Ils se voient accorder le droit de gérer leur propre image en ligne ; il semble bizarre que certaines personnes voient ce droit comme la répression de la liberté de parole alors qu’en fait, ce droit donne aux particuliers la capacité de s’exprimer sur ce qu’ils estiment leur être personnellement nuisible. »
Le jugement sur « le droit d’être oublié » est certes controversé, car il porte à l’avant-plan de nombreux droits. Étant donné la présence accrue des particuliers sur Internet et donc leur dépendance accrue à l’égard de celui-ci, ce jugement continuera de faire l’objet de discussions tandis que ses répercussions sur la vie privée, la libre expression et l’accès à l’information vont continuer d’être approfondies. Pour le moment, s’il y a une chose peut-être sur laquelle nous pouvons tous tomber d’accord, c’est que « le droit d’être oublié » va bien au-delà du fait d’effacer des images gênantes de notre passé.
Pour en savoir plus sur « le droit d’être oublié », veuillez consulter ci-dessous l’historique préparé par l’IFEX.
Si vous éprouvez de la difficulté à visualiser cet historique, cliquez ici pour avoir la version http.