Des autorités connues depuis longtemps pour leur ignorance ou même leur complicité dans les crimes contre les journalistes peuvent-elles instaurer des mesures juridiques qui entraînent des changements tangibles ?
La Colombie et le Mexique sont réputés pour leur corruption, les guerres de la drogue et l’impunité. Mais que se passe-t-il lorsque ces gouvernements instaurent des mesures pour protéger la liberté d’expression ? Des autorités connues depuis longtemps pour leur ignorance ou même leur complicité dans les crimes contre les journalistes peuvent-elles instaurer des mesures juridiques qui entraînent des changements tangibles ?
La Colombie, protectrice de la libre expression ?
Quand la juriste colombienne Catalina Botero a assumé en 2008 le rôle de Rapporteure spéciale de la liberté d’expression pour la Commission interaméricaine des droits de l’homme (IACHR), son pays d’origine avait déjà commencé à bouger dans la bonne direction. En 2000, le Président à l’époque, Andrés Pastrana Arango, a promulgué la Loi sur la protection des journalistes et des communicateurs sociaux. Au même moment, les journalistes de Colombie étaient reconnus comme groupe vulnérable.
À l’origine, le programme incluait un Comité inter-institutions de réglementation et d’évaluation du risque, composé de nombreux organismes, dont le Ministère de l’Intérieur, ainsi que de représentants de la société civile, comme la Fondation pour la liberté de la presse (FLIP), groupe membre de l’IFEX. En 2010, le système a été critiqué pour son manque de stratégie claire pour la prévention des crimes, et parce qu’il ne se concentrait que sur l’aspect physique des attaques contre les journalistes. En 2011, le gouvernement de Juan Manuel Santos a déposé la stratégie de prévention qui manquait et il a mis en place des structures régionales et fédérales de protection des droits de la personne. Ces changements demeurent en vigueur dans le cadre de l’actuelle Unité nationale pour la protection des journalistes.
L’affaire Jineth Bedoya est reconnue comme un crime contre l’humanité
Le système a beau n’être pas parfait – en 2014, la Colombie se classe toujours huitième parmi les pires pays du monde à l’Index mondial de l’Impunité du Comité pour la protection des journalistes – la décision prise en septembre 2014 par le Procureur général fédéral de reconnaître les crimes commis contre la journaliste Jineth Bedoya comme des crimes contre l’humanité donne à penser que l’impunité est prise beaucoup plus au sérieux que dans le passé. Bedoya a été enlevée, torturée et agressée sexuellement en mai 2000. À l’époque, elle était reporter au journal El Espectador. En avril de la même année, elle avait publié des reportages sur des mutineries en prison et établi des liens entre les détenus et certains groupes paramilitaires.
Son affaire n’a pas été résolue, mais cette avancée est d’une envergure monumentale, compte tenu que les forces colombiennes d’application de la loi ont vraisemblablement été complices du crime. En juillet 2014, la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme (IACHR) a admis la recevabilité de l’affaire Bedoya contre l’État colombien et déterminera si l’État a été de quelque manière responsable des événements survenus en 2000.
Les crimes contre les journalistes mexicains également liés à la puissance des cartels de la drogue
Les questions soulevées dans les reportages de Bedoya, de crime organisé et de corruption, tourmentent également la société mexicaine. Alors que le commerce organisé de la drogue a pris de l’ampleur au Mexique, la question de l’impunité et des crimes contre les journalistes est elle aussi devenue un problème lancinant dans le pays. Un dossier publié en 2012 par le Centre d’aide internationale aux médias (Center for International Media Assistance) mettait en lumière la question envahissante des cartels de la drogue et du crime organisé qui se répandent dans tout le Mexique, balayant les contraintes traditionnelles qui restreignent la violence alors que les groupes criminels infiltrent les forces policières et même certains médias. Sous l’administration de Felipe Calderón (2006-2012), le gouvernement semblait davantage préoccupé par l’image de marque internationale du pays que par la sécurité de ses journalistes, un critique des droits de la personne affirmant que le gouvernement blâmait les médias mexicains et leur reprochait d’« alimenter une image nationale de violence ».
Les journalistes qui osent parler de la culture de crime qui s’infiltre dans presque toute la société mexicaine deviennent la cible des cartels. Cela est devenu un sujet tellement dangereux pour les médias que certains d’entre eux ont retiré la signature des journalistes, pour que ceux-ci ne puissent être reliés à leurs reportages, tandis que d’autres ont carrément cessé de couvrir les questions sensibles.
Néanmoins, on a fait quelques pas en avant. En octobre 2012, le gouvernement a présenté le Mécanisme fédéral de protection des défenseurs des droits de la personne et des journalistes, d’après le modèle colombien, afin de protéger les défenseurs des droits et les journalistes. L’organisme relève du ministère de l’Intérieur.
Le mécanisme de protection des journalistes au Mexique fait l’objet de critiques parce qu’on l’accuse d’inefficacité, tandis que certains journalistes à qui on a accordé une protection dans le cadre de ce mécanisme font toujours face à des menaces à leur intégrité physique. Cela dit, le Mexique est l’un des rares pays de la région à défendre, ne serait-ce qu’en paroles, l’idée que l’État devrait faire quelque chose pour que cessent les crimes violents contre la presse. En 2013, au 10e Forum Austin sur le journalisme dans les Amériques, un événement annuel organisé par le Knight Center for Journalism in the Americas, Ewald Scharfenberg, qui était à l’époque directeur de l’Instituto Prensa y Sociedad de Venezuela (IPYS-Venezuela), a déclaré que, compte tenu de la situation au Venezuela, l’idée que « l’État crée ce genre de programmes pour protéger les journalistes, qui sont vus comme l’ennemi » était impensable.
L’affaire Lydia Cacho devant le Comité des Nations Unies sur les droits de la personne
Les mécanismes internationaux ont aussi un rôle à jouer. En décembre 2005, la journaliste et défenseure des droits de la personne Lydia Cacho a été détenue et torturée par la police après avoir publié un livre sur des réseaux de pornographie infantile, auxquels elle avait relié un homme d’affaires local. La police l’a arrêtée après que l’homme d’affaires l’eut accusée de diffamation. En 2009, la Commission nationale des droits de la personne du Mexique a émis des recommandations aux États impliqués dans sa détention et conclu qu’elle avait été torturée et que ses droits fondamentaux avaient été violés. En dépit de tout cela, ses ravisseurs n’ont pas été traduits en justice.
Cette année, Cacho, qui se bat toujours pour obtenir justice, est devenue la première journaliste mexicaine et défenseure des droits de la personne à porter son affaire devant le Comité des Nations Unies sur les droits de la personne. En octobre, avec le soutien du bureau d’ARTICLE 19 pour le Mexique et l’Amérique centrale, elle a présenté son dossier devant le Comité, qui a la responsabilité de surveiller le respect du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIRDCP), que le Mexique a ratifié en 1981. En dépit de tous les obstacles à la libre expression et de l’impunité systémique qui sévissent au Mexique, ARTICLE 19 a dit espérer, avec la présentation par Cacho de son dossier devant les Nations Unies, qu’un organisme international puisse véritablement contraindre le Mexique à rendre justice à la journaliste.
Le Honduras apprend de ses voisins
Le renforcement des mesures dans une région peut cependant avoir des conséquences non souhaitées dans d’autres régions. Certains pays ayant mis en œuvre des modifications positives dans le but de combattre la violence associée au trafic de la drogue, les auteurs des crimes sont passés dans d’autres pays où la règle de droit est plus faible. Ces pays ont toutefois l’avantage de faire leurs lois, lorsqu’ils les rédigent, en sachant ce qui marche — et ce qui ne marche pas — dans les autres pays.
En 2012, le Honduras a commencé à élaborer un programme pour protéger les journalistes. En juin 2014, le Congrès adopté une loi, qui n’a toujours pas été promulguée, pour protéger les journalistes. Le programme devrait comporter des mesures tant pour la protection des journalistes que pour la prévention des crimes contre eux. En incluant des mesures préventives, le Honduras mettra en branle un système plus complet que celui de la Colombie, et qui aurait dû exister depuis longtemps. Le pays se classe actuellement dans le dernier tiers des pays du monde (129e sur 180) à l’index de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF), et connaît une croissance brusque de la violence depuis quelques années, et de manière plus dramatique encore depuis le coup d’État de 2009. Le Honduras est également le quatrième pays le plus meurtrier des Amériques pour les journalistes.
L’impunité toujours une priorité
En octobre 2014, alors qu’elle méditait sur ses six ans en poste, madame Botero a désigné expressément la violence et l’impunité comme les plus grands problèmes à résoudre dans la région. Edison Lanza, le journaliste uruguayen qui occupe maintenant le poste de Rapporteur spécial de la liberté d’expression pour la Commission interaméricaine des droits de l’homme (IACHR), connaît bien la responsabilité dont il hérite. Il a indiqué que, bien que sa fonction l’habilite à demander aux États de fournir aux journalistes vulnérables les mesures nécessaires pour prévenir tout préjudice supplémentaire, sa tâche consiste à faire en sorte que « les États assument la responsabilité de ces mécanismes ».
Bien qu’ils n’aient pas encore mené à l’éradication des crimes violents ni à la fin de l’impunité, ces mécanismes ont produit des changements graduels dans la région, alors que des programmes de protection des journalistes ont été mis en place en Colombie, au Mexique, au Honduras et au Guatemala. Et tandis que la fin de l’impunité constitue une priorité essentielle pour les groupes de défense de la libre expression qui travaillent dans la région, cela pourrait prendre encore des années avant de voir un accroissement véritable du nombre des crimes résolus et le recul de la culture d’impunité. Néanmoins, les répercussions de ces mesures dans l’ensemble des Amériques sont palpables : des affaires qui traînaient depuis très longtemps sont prises au sérieux, des organismes internationaux exercent des pressions auprès des pays pour qu’ils apportent des changements, et les gouvernements apprennent les uns des autres.
Erin Woycik est rédactrice de l’IFEX pour la Section des Amériques.