Malgré les promesses du gouvernement d'une nouvelle législation visant à protéger les journalistes, les groupes qui militent pour la sécurité des journalistes au Pakistan ont peur que le projet de loi ne puisse pas régler l'ampleur, le contexte et la complexité de l'impunité des crimes contre les journalistes et les travailleurs des médias.
Le 27 octobre 2017 en plein jour, Ahmed Noorani, journaliste pakistanais, était tombé dans une embuscade tendue par six hommes à une intersection très fréquentée de la capitale Islamabad. Ses assaillants sont arrivés, avec des barres de fer, sur des motos sans plaques d’immatriculation. Noorani et son chauffeur ont subi plusieurs blessures lors de cette attaque.
Colleague Ahmad Noorani beaten up by 6. Hospitalised. Shameful. Threat to journalists hasnt been clearer, more present and more apparent.
— Syed Talat Hussain (@TalatHussain12) October 27, 2017
« Je peux dire avec l’assurance qui vient de plus de trois décennies d’expérience journalistique que les agresseurs de Noorani ne seront jamais trouvés, et encore moins punis », a écrit Abbas Nasir, un journaliste respecté et ancien rédacteur en chef de Dawn, le plus vieux journal pakistanais, dans une chronique à partir de sa maison en Espagne.
La Fondation de la presse du Pakistan (PPF) a enregistré 73 cas de journalistes ou travailleurs des médias tués pour leur travail depuis 2002. Beaucoup d’autres ont été menacés et attaqués comme Noorani. La base de données du Comité pour la protection des journalistes montre qu’au moins 33 journalistes au Pakistan ont été assassinés en représailles pour leur travail depuis 1992. Selon l’organisation Media Matters for Democracy (MMfD), seulement cinq cas de meurtre ont été portés devant la justice dont trois ont abouti à des condamnations.
Au Pakistan, les journalistes et les travailleurs des médias font face à des menaces des gangs criminels, des groupes politiques, des organisations militantes, de la police et des services de renseignements de leur propre pays. Comme dans le monde entier, les attaques contre les journalistes peuvent inclure des agressions, des meurtres, des enlèvements, du harcèlement, des intimidations et des détentions illégales.
Deux jours avant l’attaque de Noorani, le gouvernement actuel avait annoncé que le tout premier projet de loi pour la sécurité et la protection des journalistes au Pakistan sera publié « incessamment ».
Des groupes qui ont fait pression pour la sécurité des journalistes au Pakistan craignent que le projet de loi ne règle pas l’ampleur, le contexte et la complexité de l’impunité des crimes contre les journalistes et les travailleurs des médias dans le pays. Ils n’ont pas vu la dernière version du projet de loi, mais ils avaient vu des ébauches antérieures.
« Plusieurs promesses similaires ont été faites par le passé, mais les précédentes ébauches qui ont circulé pour consultations avec les parties prenantes étaient loin d’aborder efficacement la question de la sécurité ou de l’impunité, mais imposaient par contre des restrictions significatives à la liberté et à l’indépendance des médias », a déclaré Owais Aslam Ali, Secrétaire général de la Fondation de la presse du Pakistan.
« Les attaques contre les journalistes se poursuivent et s’intensifient depuis 17 ans parce que les agresseurs savent qu’il n’y aurait pas de conséquences pour ces meurtres », a expliqué Asad Baig, le directeur exécutif de Media Matters for Democracy (MMfD). « L’ébauche de projet de loi proposée par le gouvernement ne répond pas à la cause du problème et ce qu’elle offre ne sont que des mesures cosmétiques après coup ».
L’ampleur de l’impunité
Deux semaines avant l’attaque de Noorani, on a tiré à huit reprises sur le journaliste Haroon Khan dans la province de Khyber Pakhtunkhwa. L’organisation militante Tehreek-e-Taliban Pakistan a revendiqué la responsabilité dans un courriel. Le Syndicat des journalistes de Khyber reste préoccupé par le fait que la police locale a orientait sciemment l’enquête sur le meurtre vers un conflit foncier familial.
En juin, Bakhshish Ilahi, chef du bureau d’un journal ourdou, a été abattu alors qu’il se rendait au travail. Des membres des médias sont convaincus qu’il a été ciblé à cause de son travail.
Le 12 février, Taimoor Abbas, un caméraman de Samaa TV, a été abattu lorsque son équipe est arrivée sur les lieux d’une attaque contre un poste de police à Karachi. Les assaillants ont ouvert le feu sans discernement sur le véhicule de tournage en direct de Samaa.
« Le meurtre de Taimoor Abbas lors de son reportage souligne les risques graves auxquels sont confrontés les journalistes pakistanais qui couvrent les effets de la violence politique, en particulier lors des attaques secondaires », a déclaré le directeur exécutif du CPJ, Joël Simon. « Les journalistes devraient faire preuve de la plus grande prudence lors de l’approche du site d’une attaque ».
Sur les 73 journalistes qui sont morts au front de leur travail, près de la moitié ont été victimes d’une affectation dangereuse ou d’un feu croisé.
Des abus non élucidés et impunis
Le système judiciaires pakistanais est surchargé et faible, les enquêteurs s’appuient fortement sur des témoins qu’ils ne peuvent pas protéger, et la science médico-légale du pays n’en est qu’à ses balbutiements.
La PPF a proposé une loi qui créerait des procureurs spéciaux aux niveaux fédéral et provincial et ferait en sorte que les enquêtes et les poursuites relatives aux crimes contre les médias soient promptes, impartiales et indépendantes.
MMfD croit que le modèle de procureur spécial ne sera pas efficace au Pakistan. Ils ont proposé la création d’un organe statutaire ayant juridiction sur les crimes contre les médias, indépendant des principaux organes chargés de l’application des lois et autorisé à mener des enquêtes criminelles rapides sur des incidents par le canal d’enquêteurs spéciaux.
C’est un problème complexe et toute solution devra probablement être équitablement diversifiée.
La complexité du climat d’impunité au Pakistan
Noorani, le journaliste attaquée le 25 octobre, travaillait pour The News, un quotidien anglophone de premier plan, et couvrait les embrouilles juridiques de la famille du Premier ministre Nawaz Sharif à la suite des fuites dites Panama Papers. L’affaire a finalement abouti à limogeage de Sharif le 28 juin.
L’article de Noorani sur l’affaire a reçu des critiques estimant qu’il était trop partial envers Sharif. Il a d’ailleurs publié des excuses et un rectificatif de cette histoire, et il a fait l’objet d’un avis d’outrage au tribunal pour une autre histoire sur l’implication directe présumée de la Cour suprême – implication dans l’enquête des puissants services de renseignements militaires pakistanais, l’ISI.
Après l’attaque sur Noorani, Nawaz Sharif a interpelé l’actuel Premier ministre pour qu’une enquête soit diligentée et que les auteurs soient traduits en justice. Mais qui sont-ils? Nous ne pouvons pas être sûrs, mais beaucoup dans la communauté des journalistes pointent silencieusement les doigts.
Dans sa chronique, Abbas Nasir a expliqué que « Les caméras de vidéosurveillance ont une façon de mal fonctionner lorsque les tout puissants auteurs de tels excès ne font juste que donner une leçon à quelqu’un qui représente une voix dissidente. Je serais très surpris si, au moment de l’attaque, la caméra fonctionnait réellement ».
Il a poursuivi: « Ce serait un bon pari de dire que l’Etat a participé à l’attaque contre le journaliste, et bien sur je n’aurai jamais eu de preuves, de la même façon que je n’ai pas pu lorsque mon meilleur ami Saleem Shahzad a été tué ou quand Hayatullah a été kidnappé, exécuté et abandonné dans une décharge à Fata, et beaucoup d’autres ont connu le même sort dans les zones tribales ».
Quelques jours avant son attaque, Noorani a désactivé son compte Twitter. Même s’il avait un dossier de dépôt de plusieurs articles chaque semaine pour le News, son nom a cessé d’apparaître deux semaines avant l’attaque. Noorani était apparemment réduit à l’inactivité, quelque chose que d’autres journalistes qui ont subi des menaces avaient expérimentée ».
« L’impunité prospère quand il n’y a pas de soutien »
Le 20 octobre, la journaliste pigiste pakistanaise Zeenat Shahzadi, portée disparue depuis deux ans, a été retrouvée par les forces de sécurité pakistanaise.
Shahzadi est la première femme journaliste au Pakistan à avoir disparu. Quelques mois avant sa disparition en août 2015, elle a été emmenée de force par des agences de sécurité au Pakistan pour interrogatoire.
« Si BBC n’avait pas signalé son enlèvement après un an, nous n’aurions jamais su qu’un collègue journaliste avait été ciblé. Nous n’aurions pas été en mesure de suivre son cas ou d’enquêter sur ses circonstances. C’est ce que fait l’impunité. Elle nous rend indésirables et souvent invisibles. Elle rend le journalisme faible », a expliqué Kiran Nazish, journaliste pakistanaise exilée et fondatrice de la Coalition pour les femmes journalistes, qui vise à créer un soutien mondial entre pairs pour les femmes journalistes.
« Nous nous plaignons des menaces croissantes auxquelles les journalistes sont confrontés, mais nous ne reconnaissons pas que le manque même d’un solide réseau de soutien au sein de la communauté a encouragé l’impunité ». Elle a continué: « Les journalistes sont plus vulnérables quand ils sont seuls, et les femmes journalistes en particulier puisque le genre est utilisé contre elles dans les cultures misogynes. L’impunité prospère quand il n’y a pas de soutien ».
L’autocensure à la hausse
Les recherches du CPJ montrent que l’impunité enracinée favorise l’autocensure, comme des journalistes fuient en exil ou se taisent face aux menaces et aux risques imminents. En 2016, CPJ n’a identifié personne qui a été tué au Pakistan à cause du travail de journaliste, une première depuis 2001, mais les choses semblent avoir pris une tournure descendante en 2017.
Raza Rumi a expliqué qu’il prévoyait de retourner au Pakistan il y a quelques semaines, quand il a découvert que sa page personnelle Facebook avait été étiquetée « anti-état » par les autorités. « Cela me dépasse totalement parce que je me suis livré à l’autocensure même si je suis à l’extérieur du Pakistan ».
Il continue: « L’espace pour les questions et l’analyse critiques ainsi que les reportages s’est rétréci à un degré incroyable. Et en éditant un grand journal dans le pays, j’ai découvert que les lignes rouges ne faisaient que se multiplier. La moitié de mon temps à la production du Daily Times sert à vérifier si quelque chose ne mettra pas mes collègues sur le terrain dans un danger quelconque ».
Des groupes indépendants documentent les menaces
Owais Aslam Ali, de PPF, qui tient la plus grande base de données du pays sur les crimes contre les journalistes estime que toute nouvelle législation devrait également « instaurer des mécanismes effectifs de surveillance des cas de violence contre les médias ».
« Parmi les journalistes ciblés et tués, beaucoup étaient menacés auparavant, mais les traces de ces menaces n’existent seulement que dans 14 cas, jusqu’en 2015 », a expliqué Sadaf Baig de MMfD.
Documenter les menaces de manière indépendante a été l’un des principaux centres d’intérêt de la société civile et des organisations de presse travaillant au Pakistan. En 2015, le Pakistan Freedom Network a aidé à mettre en place des Centres de sécurité du Pakistan Press Club dans plusieurs villes, chose qui a permis d’apporter quelque assistance aux journalistes en détresse, tout en documentant et en surveillant les menaces. MMfD et PPF documentent et émettent également des alertes chaque fois qu’un journaliste est attaqué.
En outre, un groupe de Rédacteurs en chef pour la sécurité sur WhatsApp a réussi à s’assurer que ce média couvre les attaques contre les journalistes en solidarité.
Prévenir, protéger et poursuivre
Le Pakistan a été un pays pilote pour la mise en œuvre du Plan d’action des Nations Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l’impunité depuis 2013. Dans un premier temps, des représentants de groupes d’organisations de réglementation et de médias ont formé la Coalition pakistanaise pour la sécurité des médias (PCOMS) et sont arrivés avec plus de 150 trouvailles et plus de 300 recommandations. Celles-ci incluaient des ébauches de projets de loi et de modèles de lois sur la sécurité des journalistes et des travailleurs des médias aux niveaux fédéral et provincial.
En mars 2014, le Premier ministre de l’époque Nawaz Sharif a pris une série d’engagements avec une délégation du CPJ. Ses promesses comprenaient la mise sur pied d’une commission spéciale et d’un bureau du procureur spécial.
En janvier 2015, PCOMS a organisé une réunion qui a attiré beaucoup de gens pour analyser l’ébauche de loi dite « Loi 2015 pour la protection des professionnels engagés dans le journalisme ». Bob Dietz du CPJ, qui a assisté à cette réunion, a rapporté « avoir un tel soutien juridique pourrait renforcer la détermination du système judiciaire à commencer à traduire en justice ceux, au Pakistan, qui croient que tuer un journaliste est une solution pour régler la question de la couverture médiatique qu’ils n’approuvent pas ».
La PCOMS a été largement inactive depuis, mais à la fin de 2016, le gouvernement pakistanais a entamé une série de consultations avec certains membres du groupe original et d’autres groupes de journalistes pour un projet de loi sur le Bien-être et la sécurité des journalistes. La dernière version du projet de loi qui leur a été présentée était centrée sur l’apport d’un soutien financier aux familles des journalistes assassinés et ne mentionnait pas les procureurs spéciaux ou les enquêteurs spéciaux.
L’intimidation et le harcèlement des médias demeurent incontestés
L’attaque de Noorani, bien que non mortelle, semble être une tactique d’intimidation. « Je ne pense pas qu’un nouveau projet de loi quelconque conduira à la sécurité tant qu’on ne se sera pas attaqué à l’intimidation et au harcèlement », a déclaré Raza Rumi, un rédacteur en chef pakistanais vivant en exil volontaire à l’extérieur du pays depuis trois ans, depuis un attentat à sa vie.
« Avec les attaques contre des journalistes par des éléments au cœur même de l’Etat, la solution n’est pas d’avoir encore une autre loi, mais en fait que les acteurs au cœur de l’Etat et ceux non étatiques rendent des comptes. Ce nouveau projet de loi n’est que de la poudre aux yeux pour le manque de respect des libertés médiatiques par l’Etat ».
Raza Rumi a été la cible d’extrémistes religieux sur le chemin de retour du travail en 2014. Il a survécu à l’attaque, mais son chauffeur a été tué.
« Je veux retourner au Pakistan. […] Mais après chaque attaque, comme celle sur Noorani, je crains pour ma vie. Et surtout, je crains les conséquences imprévues de tout ce qui m’a été fait, comme ce qui s’est passé en 2014, quand mon jeune conducteur innocent est mort ».
Le jour où Raza a été attaqué, il avait discuté des lois controversées sur le blasphème au Pakistan dans son émission à la télévision. Beaucoup de journalistes considèrent les lois sur le blasphème comme une ligne rouge dans leur travail qu’ils ne veulent pas dépasser.
Comme Raza, seize journalistes pakistanais ont été contraints de fuir leur pays et d’aller en exil depuis 2010, selon le Comité pour la protection des journalistes. Le cas de Rumi, qui impliquait des extrémistes religieux, a été transféré aux tribunaux militaires pakistanais.
NDLR: Sahar Habib Ghazi est la directrice de publication de Global Voices. Elle est également membre du conseil d’administration de MMfD, une organisation citée dans ce papier.