Divers gouvernements ont répondu à ces manifestants en bloquant l’accès à Internet sur tout ou partie de leurs territoires - avec le secret espoir, peut-être, de se débarrasser de leurs problèmes.
Cet article a été initialement publié sur hrw.org le 14 janvier 2020.
Akshaya Kumar, Directrice du plaidoyer sur les situations de crise
À surveiller en 2020 : les diverses tentatives de bloquer l’accès à Internet.
De Caracas à Khartoum, les manifestants s’organisent en ligne grâce à Internet, pour défendre leurs droits dans le monde hors ligne. L’année passée, les gouvernements du Bangladesh, de la République démocratique du Congo, de l’Égypte, de l’Inde, de l’Indonésie, de l’Iran et de l’Irak, du Soudan, du Myanmar et du Zimbabwe ont répondu à ces manifestants en bloquant l’accès à Internet sur tout ou partie de leurs territoires – avec le secret espoir, peut-être, de se débarrasser de leurs problèmes.
En temps de crise, les gouvernements ont de plus en plus recours aux suspensions des services d’Internet, affirmant qu’elles sont nécessaires pour garantir la sécurité du public ou lutter contre la désinformation. Pourtant, ces mesures sévères s’apparentent moins à des interventions tactiques qu’à une forme de punition collective. Désactiver Internet, c’est limiter la capacité de chacun à s’exprimer librement. L’économie en souffre, les journalistes ne peuvent plus télécharger les photos et vidéos dont ils ont besoin pour documenter les excès et abus du gouvernement, les étudiants ne peuvent plus suivre leurs cours, le paiement des impôts est retardé et les soins de santé ne sont plus administrés de manière cohérente à ceux qui en ont besoin.
A première vue, on pourrait croire que ce sont les régimes autoritaires qui sont les premiers à couper l’accès à Internet. Or c’est bien l’Inde – la plus grande démocratie du monde – qui est en tête des suspensions de service. Lorsqu’ils ont bloqué l’accès à Internet au Cachemire pendant plusieurs mois à la fin de 2019, les responsables indiens ont justifié leur approche en affirmant qu’en période de crise, ces suspensions permettaient d’éviter des « pertes en vie humaines ». Quatre rapporteurs spéciaux des Nations Unies ont condamné cette décision, soulignant qu’une telle mesure était « incompatible avec les principes de nécessité et de proportionnalité ». Or selon au moins une étude réalisée par un chercheur du Stanford Global Digital Policy Incubator, le blocage de l’accès à Internet serait en fait contre-productif dès qu’il s’agit de décourager les incidents violents ; l’étude a de fait permis de constater que la violence quadruplait en cas d’interruption du réseau par rapport aux cas où Internet restait accessible.
Si les gouvernements décident des coupures de service, ce sont les fournisseurs d’accès à Internet qui les mettent en œuvre. Les entreprises justifient souvent leur obéissance à ces injonctions par l’obligation qui leur est imposée de respecter les lois locales, sans quoi elles risqueraient de perdre leurs licences d’exploitation. Les fournisseurs d’accès devraient cependant repenser leur coopération aveugle en tenant compte des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, qui sont les normes de droits les plus communément acceptées pour les entreprises et devraient donc s’imposer à elles. Après tout, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a condamné sans équivoque les mesures visant à empêcher ou à perturber intentionnellement l’accès à la diffusion d’informations en ligne comme une violation du droit international des droits humains.
Les autorités tentent souvent de justifier leurs interventions en s’appuyant sur des bases juridiques bancales. Il n’est donc pas surprenant que ces décisions aient été remises en cause en étant attaquées devant des tribunaux par des avocats activistes dans des pays comme le Soudan, le Pakistan et le Zimbabwe. Lorsqu’ils sont confrontés aux demandes des États de suspendre l’accès à Internet du plus grand nombre, les fournisseurs d’accès devraient envisager d’engager eux-mêmes de telles poursuites. À tout le moins, ils devraient, dans un souci de transparence, informer le plus largement possible leurs utilisateurs sur les mesures qu’ils imposent, ou interpréter les demandes qui leur sont faites de manière à limiter le caractère intrusif de telles restrictions.
Si les interruptions de service font souvent les gros titres, il existe aussi des techniques plus subtiles, quoique tout aussi dévastatrices de manipulation d’Internet qui méritent qu’on s’y attarde. Certaines autorités, comme au Tchad, au Kazakhstan, au Sri Lanka et au Venezuela, choisissent de bloquer des réseaux sociaux ou applications de messagerie spécifiques ou de bloquer le trafic sur les plateformes de diffusion en direct. En réduisant drastiquement la vitesse du service sur Internet, l’Indonésie et l’Iran rendent les manipulations plus difficiles à détecter. En Russie, une nouvelle loi pour un « Internet souverain », qui exige de ce dernier un fonctionnement sans envoi de données à des serveurs à l’étranger, a jeté les bases d’une mainmise des autorités russes sur l’intégralité du réseau, qu’il s’agisse des messages ou publications individuels, ou de la suspension de la connectivité d’Internet dans toute la Russie. Début décembre, le Réseau national d’information iranien, un réseau interne et entièrement distinct, pourrait, selon NetBlocks, avoir permis à ce pays d’imposer la plus importante déconnexion jamais enregistrée en termes de complexité technique et d’étendue, tous pays confondus.
Même quand Internet reste disponible, les gouvernements font pression sur les entreprises pour qu’elles censurent le contenu de la Toile accessible aux utilisateurs dans leurs juridictions grâce à un large éventail de lois et de réglementations de portée excessive. En Chine, les créateurs d’applications de messagerie et de navigateurs sont obligés d’intégrer le filtrage gouvernemental dans la conception de tous leurs produits. La loi allemande NetzDG menace les sociétés Internet de lourdes amendes si elles ne suppriment pas les contenus « illégaux », tel que définis dans 22 dispositions allant de la diffamation contre les religions aux insultes contre les pouvoirs publics en passant par les menaces de violence. L’approche allemande est d’ailleurs en passe d’être exportée : treize pays, dont les Philippines, la Russie, Singapour et le Venezuela, l’ont tous citée pour justifier la mise en œuvre de mesures régressives. Le Vietnam a adopté une législation similaire et affirme que Facebook se plie désormais à la plupart de ses demandes de restriction ou de suppression de contenu, même si cela est difficilement vérifiable.
Il est évidemment logique que les sociétés Internet exercent une vigilance sur le contenu qui est partagé sur leurs plateformes. Il existe un consensus quasi universel en faveur de l’élimination des images de pornographie infantile sur Internet. Sous la pression du public, qui s’intéresse de près à ces questions, Facebook a pris des mesures pour répondre aux tentatives d’utiliser sa plateforme pour manipuler les élections aux États-Unis et attiser la haine et la violence au Myanmar. Suite aux fusillades de masse diffusées en direct sur Facebook Live ou Twitch, les sociétés Internet et les gouvernements ont élaboré des politiques qui, à l’instar de l’appel de Christchurch, encouragent l’« élimination » en temps réel des contenus jugés problématiques, avant même leur téléchargement.
Ces filtres de téléchargement pourraient cependant être facilement exploités et devenir les instruments d’une restriction préalable et sans appel. Étant donné le caractère extrêmement vague des définitions du « terrorisme » ou de « l’extrémisme », le risque que de nombreux actes d’expression tout à fait licites soient supprimés avant d’être vus par qui que ce soit existe bel et bien, en particulier dans des pays comme l’Égypte ou la Thaïlande, où des gouvernements répressifs étouffent la dissidence en désignant leurs adversaires comme des « terroristes » ou en les accusant d’être pourvoyeurs de « fausses nouvelles » pour engager des poursuites contre eux.
Si les gouvernements réussissent à supprimer certains contenus d’Internet, les individus, eux, continuent de se battre pour que leurs demandes soient entendues. Particulièrement exposées et vulnérables sont les femmes et les jeunes filles qui cherchent à faire supprimer des images intimes partagées de manière non consensuelle ou cherchent à se protéger du harcèlement en ligne. Ironie du sort, alors que les entreprises et les gouvernements mènent la lutte contre « l’extrémisme », on demande aux victimes du harcèlement, des femmes pour la plupart, de porter seules une grande partie du fardeau de la réponse à apporter à ce problème.
Des organisations comme Access Now, initiatrice de la campagne #KeepItOn, luttent contre les suspensions de service généralisées et cherchent des voies de dialogue pour réfléchir à des réglementations plus adaptées. La responsabilité des intermédiaires pourraient faire l’objet d’approche nuancées permettant d’éviter aux sociétés Internet de censurer trop lourdement dans le but d’éviter des poursuites. Les entreprises devraient donner la priorité à l’élaboration de politiques respectueuses des droits qui assurent à chacun la sécurité en ligne, tout en protégeant et en continuant à promouvoir la gratuité d’Internet. Dans le cas contraire, elles risquent de se transformer en outils des gouvernements qui cherchent à écraser la dissidence et les oppositions pacifiques.
En parallèle se met en place une industrie florissante de petites entreprises qui produisent des outils permettant de contourner les restrictions sur Internet. Ces outils permettent aux utilisateurs avertis de contourner les obstacles et contrôles mis en place par leurs gouvernements : réseaux maillés, réseaux privés virtuels et serveurs proxy font désormais partie intégrante de la boîte à outils de tout activiste qui se respecte. Il faut espérer qu’au jeu du chat et de la souris sur Internet, les activistes auront une longueur d’avance sur la censure, et que ceux qui incitent à la haine, de leur côté, seront perdants.