La plainte porte sur la persécution généralisée et systématique des journalistes en Arabie saoudite, et plus particulièrement sur l’emprisonnement de 34 d’entre eux et sur l’assassinat de Jamal Khashoggi.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 1 mars 2021.
Reporters sans frontières (RSF) a déposé une plainte pénale pour crimes contre l’humanité contre le prince héritier Mohammed ben Salmane et d’autres hauts responsables saoudiens auprès du Procureur général allemand. La plainte porte sur la persécution généralisée et systématique des journalistes en Arabie saoudite, et plus particulièrement sur l’emprisonnement de 34 d’entre eux et sur l’assassinat de Jamal Khashoggi.
Le 1er mars, RSF a déposé plainte auprès du Procureur général de la Cour fédérale de justice de Karlsruhe (Allemagne) pour une série de crimes contre l’humanité commis contre des journalistes en Arabie saoudite. Le document de plus de 500 pages, rédigé en allemand, porte sur les cas de 35 journalistes : l’éditorialiste saoudien assassiné Jamal Khashoggi et 34 journalistes emprisonnés dans le royaume. Trente-trois d’entre eux sont toujours en détention, dont le blogueur Raif Badawi.
Un crime contre l’humanité est une attaque généralisée ou systématique perpétrée contre toute population civile par des individus en connaissance de cette attaque. En Arabie saoudite, les journalistes, qui constituent une population civile selon le droit international, sont victimes d’attaques généralisées et systématiques en application d’une politique d’Etat visant à les punir ou à les réduire au silence. Cinq suspects identifiés par la plainte en sont responsables.
Conformément au code allemand des crimes contre le droit international (VStGB), la plainte révèle que ces journalistes sont victimes de multiples actes constituant des crimes contre l’humanité, parmi lesquels l’homicide volontaire, la torture, la violence et la coercition sexuelles, la disparition forcée, la privation illégale de liberté physique et la persécution.
Les 35 cas détaillés par la plainte mettent au jour un système qui menace la liberté et la vie de tout journaliste en Arabie saoudite – et en particulier de ceux qui critiquent ouvertement le gouvernement. Pour RSF, le rôle essentiel des journalistes d’informer le public sur des sujets d’intérêt général, sur les actions des autorités, et de tenir ces dernières pour responsables, rend les crimes commis contre eux d’autant plus graves et devant faire l’objet d’une enquête.
La plainte identifie cinq suspects principaux : le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane, son proche conseiller Saoud al-Qahtani et trois autres hauts responsables saoudiens, pour leur responsabilité, au niveau organisationnel ou exécutif, de l’assassinat de Jamal Khashoggi, ainsi que pour leur implication dans le développement d’une politique d’Etat visant à attaquer les journalistes et à les réduire au silence. L’identification de ces principaux suspects est sans préjudice de tout autre individu que l’enquête pourrait identifier comme responsable de ces crimes contre l’humanité.
Le 26 février, le bureau du directeur du renseignement national (Odni) américain a publié un rapport déclassifié de la CIA qui réitère des éléments à charge précédents et vient confirmer les propres conclusions de RSF, selon lesquelles de tels crimes contre l’humanité contre des journalistes sont le résultat d’une décision prise par le prince héritier dans le cadre d’une politique systématique.
« Les responsables de la persécution des journalistes en Arabie saoudite, et notamment de l’assassinat de Jamal Khashoggi, doivent répondre de leurs crimes, déclare le secrétaire général de RSF, Christophe Deloire. Alors que les crimes révélés par la plainte se poursuivent, nous appelons le Procureur allemand à prendre position forte et à ouvrir une enquête sur les crimes que nous avons révélés. Personne ne doit être au-dessus des lois, surtout lorsqu’il s’agit de crimes contre l’humanité. L’exigence de justice n’a été que trop retardée. »
« L’ouverture officielle d’une enquête en Allemagne sur les crimes contre l’humanité en Arabie saoudite serait une première mondiale, indique le directeur de RSF Allemagne, Christian Mihr. Nous demandons au Procureur général d’initier une analyse de la situation en vue d’ouvrir de manière officielle, une enquête du ministère public et d’émettre des mandats d’arrêt. »
Selon RSF, le système judiciaire allemand est le plus adapté pour recevoir une telle plainte. La législation allemande lui donne en effet compétence sur les principaux crimes internationaux commis à l’étranger, et les tribunaux allemands se sont déjà montrés prêts et disposés à poursuivre des criminels internationaux. En outre, l’Allemagne a régulièrement appelé à rendre justice dans les affaires de Jamal Khashoggi et de Raif Badawi, et a montré son engagement à défendre la liberté de la presse et la protection des journalistes dans le monde.
Jamal Khashoggi a été assassiné au sein du consulat saoudien d’Istanbul en octobre 2018. Les autorités du royaume ont officiellement reconnu que cet assassinat avait été perpétré par des agents saoudiens, mais ont refusé de prendre la responsabilité de ce qu’ils ont qualifié d’« opération de voyous » . Certains des agents ayant pris part à l’opération ont été poursuivis et condamnés en Arabie saoudite lors d’un procès à huis clos qui a violé toutes les normes internationales en matière de procès équitable. Quant aux principaux suspects, ils échappent totalement à la justice.
En dehors du prince héritier Mohammed ben Salmane, soupçonné d’avoir directement commandité l’assassinat de Jamal Khashoggi et qui constitue le premier responsable des persécutions contre les journalistes en Arabie saoudite, les quatre autres suspects cités dans la plainte sont : Saoud al-Qahtani, un proche conseiller du prince héritier ayant pleinement participé à l’organisation et à l’exécution de l’assassinat, ainsi qu’à l’application de la politique de persécution des journalistes en Arabie saoudite ; Ahmed Mohammad Assiri, ancien directeur adjoint du renseignement, qui a supervisé l’opération ; Mohammed Al-Otaibi, le Consul général à Istanbul au moment de l’assassinat ; et Maher Abdulaziz Mutreb, officier du renseignement qui était à la tête de l’équipe qui a torturé et tué Jamal Khashoggi, avant de faire disparaître son corps.
Cette plainte a été préparée par la Justice for Journalists Task Force (J4JTF) de RSF, une initiative dont la vocation est de lutter contre l’impunité des crimes envers les journalistes à travers le contentieux stratégique.
Au cours des deux années qui ont suivi l’assassinat de Jamal Khashoggi, RSF a engagé de nombreuses actions de plaidoyer auprès des autorités saoudiennes dans l’objectif de récupérer son corps, d’obtenir justice pour son assassinat et de libérer tous les journalistes actuellement en détention arbitraire dans le royaume. Les autorités saoudiennes ont néanmoins systématiquement manqué à leurs obligations internationales.
L’Arabie saoudite occupe le 170e rang sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF.