Le rédacteur régional d’IFEX pour l’Asie et la zone Pacifique explique comment les récentes manifestations populaires et la résistance contre les « dictateurs du numérique » en Asie donnent des leçons utiles sur ce que nous devons faire pour soutenir les mouvements pro-démocratie et les campagnes pour les droits humains.
Themes: Espace civique ; droit à l’information ; sécurité et justice ; expression en ligne ; diversité, équité et inclusion
Depuis janvier 2021, notre région connait une émergence phénoménale de soulèvements populaires. Les citoyens protestent contre l’annulation de réformes démocratiques dans leurs pays. Les gouvernements ont réagi en supprimant le droit à l’information, en imposant des restrictions sévères à l’espace civique et en organisant une offensive judiciaire brutale contre les mouvements d’opposition. La pandémie est devenue un prétexte à davantage de répression et de législations liberticides dans les pays où la démocratie est sapée.
D’où la question suivante : que peuvent apprendre les uns des autres les mouvements locaux de résistance pour contrecarrer les attaques contre les droits civiques et la liberté d’expression et pour que ces mouvements de résistance puissent obtenir des changements durables et positifs ?
Solidarité et défiance
Le coup d’État militaire au Myanmar le 1er février dernier a instantanément provoqué un mouvement de désobéissance civile conduit dans un premier temps par des fonctionnaires et des travailleurs du secteur de la santé. Il est vite devenu un mouvement national appelant au rétablissement de la démocratie et a encore pris de l’ampleur, même quand la junte militaire a intensifié sa répression violente contre les activistes et les opposants au coup d’État.
Autre mouvement populaire : les manifestations de millions de paysans en Inde qui ont duré des mois. Elles résistaient à de nouvelles lois qui supprimeront des subventions et affaibliront le secteur agricole.
En Indonésie, des manifestations ont été organisées dans tout le pays contre l’adoption du projet de loi « omnibus » qui risque d’abolir les droits des travailleurs.
Un mouvement dirigé par les jeunes a défié le gouvernement de Thaïlande, soutenu par l’armée, et réclamé une réforme de la monarchie.
À Hong Kong, les militants pro-démocratie qui avaient mobilisé deux millions de manifestants en 2019 contre les amendements de la loi sur les extraditions ont subi un harcèlement, dicté par Pékin, destiné à détruire toute résistance populaire. L’alliance virtuelle appelée #MilkTeaAlliance (L’alliance du thé au lait) a fédéré les internautes contre les trolls nationalistes chinois. Cette coalition en ligne est ensuite devenue une plateforme utilisée par les mouvements pro-démocratie pour coordonner leurs actions et renforcer la solidarité entre l’Asie de l’est et l’Asie du sud-est.
Ces actes de solidarité et de défiance ont fait naitre l’espoir d’une vague de réformes ou de révolutions démocratiques. Pour l’heure, elles ne se sont pas matérialisées.
La réaction des gouvernements
La répression sanglante de la résistance au coup d’État par la junte militaire au Myanmar est un exemple d’une stratégie particulièrement violente. Et pourtant, ces méthodes sont devenues l’option par défaut de dirigeants intolérants durant la pandémie.
L’accès à internet a été sévèrement restreint, voire complètement bloqué durant les principales grandes protestations. Les médias indépendants ont été interdits et les journalistes risquent des poursuites judiciaires pour avoir fait simplement leur travail.
Des lois datant de l’époque coloniale ont été utilisées pour harceler les opposants. De nouvelles lois sont entrées en vigueur pour emprisonner les activistes et incriminer des élus dans des procès montés de toutes pièces. Les forces de sécurité se sont déchainées ces derniers mois, arrêtant et allant jusqu’à assassiner ceux qui sont soupçonnés de fournir des informations ou de soutenir des activistes opposés au coup d’État.
La situation en Inde découle d’une même stratégie, bien que moins violente dans sa mise en oeuvre. Déjà courantes dans l’État indien de Jammu-et-Cachemire, des coupures d’internet sont maintenant imposées dans toute l’Inde, où et quand les autorités les estiment utiles. Des lois ont été utilisées comme armes pour cibler sanctionner les opposants. Les nouvelles Lois indiennes sur les technologies de l’information, qui sont entrées en vigueur en mai dernier, pourraient annoncer la fin des services de cryptage.
Depuis 2020, le recours arbitraire à des lois répressives s’effectue sous le prétexte de limiter l’expansion de la pandémie. Des journalistes ont été accusés d’incitation et de désinformation pour avoir publié des articles critiquant la gestion de la pandémie de leur gouvernement. Les autorités répandent la peur en criminalisant les opinions critiques, ou bien elles les diabolisent comme une menace à la santé et à la sécurité publique.
Les dirigeants des militants qui sont devenues célèbres à Hong Kong en 2019 et en Thaïlande en 2020 ont été jugées et condamnées cette année aux termes de lois conçues pour limiter la libre expression. En pleine pandémie, la Chine a donné la priorité au vote de la Loi sur la sécurité nationale (NSL), qui met pratiquement fin à l’autonomie politique de Hong Kong et à la liberté de la presse.
En Thaïlande, les autorités ont dépoussiéré la Section 112 du Code pénal (lois portant sur le crime de lèse-majesté ou encore les « insultes à la famille royale ») pour arrêter et jeter en prison de jeunes activistes.
En d’autres mots, les gouvernements ont utilisé la pandémie pour justifier l’état d’urgence et pour restreindre l’accès à l’information, promulguer des lois draconiennes, interdire les rassemblements et étouffer les oppositions. Toutes ces mesures étant au final voulues pour écraser les soulèvements populaires. La résistance en devient-elle alors futile ?
Qu’avons-nous appris ?
Avant toute autre chose : l’émergence de mouvements de masse pour la démocratie, en dépit des stratégies de terreur déployées par les régimes autoritaires, devrait être déjà considérée comme une victoire. Le fait qu’elles aient réussi à résister aux virulentes attaques des services de sécurité au cours de l’année écoulée est une autre victoire à souligner et témoigne d’un enracinement profond et d’un large soutien populaire.
Leurs expériences, leurs victoires et leurs échecs, offrent aussi un terrain fertile à l’apprentissage. À partir de la veille que nous menons sur cette région du monde, quelles leçons peuvent être tirées qui pourraient être utiles pour renforcer la défense du droit à l’information, pour protéger et affermir l’espace civique, pour augmenter la sécurité et la justice, les trois piliers emblématiques du plan stratégique du réseau IFEX ?
Réformer les législations
Nous savons que les régimes autoritaires s’appuient sur une série de lois et règlements qui contiennent des dispositions contre la liberté d’expression. De nouvelles mesures ont été imposées durant la pandémie pour augmenter encore la portée de ces restrictions. Tant que ces lois restent en vigueur, elles peuvent être déployées par les pouvoirs en place contre les activistes, les voix critiques, les figures de l’opposition, les internautes et les journalistes.
Si l’on met de côté la Loi sur la sécurité nationale de Hong Kong et la Section 112 du code pénal en Thaïlande, les législations les plus draconiennes et controversées dans cette région du monde comprennent la section 66(d) de la Loi sur les télécommunications de 2013 au Myanmar, l’article 117 du code pénal au Vietnam, qui sanctionne ceux qui publient de la « propagande contre l’État », la section 233 (1)(a) de la Loi sur les communications et le multimédia en Malaisie, la Loi sur la sécurité numérique du Bangladesh et la Loi sur la prévention du terrorisme du Sri Lanka.
Les parlements et les tribunaux peuvent être sollicités pour réviser et abroger ces lois, dont certaines pourraient se révéler anticonstitutionnelles.
Après la défaite du parti au pouvoir en Malaisie, en 2018, le nouveau gouvernement s’est engagé à abroger de telles lois. Au plus fort des manifestations d’étudiants en 2020, les autorités thaïlandaises se sont abstenues d’utiliser la loi sur les crimes de lèse-majesté. Ces exemples prouvent qu’il est essentiel de maintenir une pression politique pour exiger des réformes législatives. Un mouvement politique fort, soutenu par des actions citoyennes directes, peut générer assez de pression pour obtenir des changements de gouvernance.
Il est important d’être également pro-actif : construire un large consensus pour soutenir de nouvelles lois et politiques qui renforcent et promeuvent les droits numériques et la liberté des médias, au lieu de simplement s’opposer à des mesures présentées par les pouvoirs, qui peuvent penser qu’une police de l’internet est l’unique protection dont ont besoin les droits des citoyens.
Maintenir l’information accessible, ouverte et sûre
À d’innombrables reprises, nous avons vu des politiques et des actions de gouvernements destinées à empêcher leurs propres concitoyens de partager et échanger des information, informations qu’ils considèrent comme à risque de faciliter l’incitation aux troubles et la déstabilisation.
L’Inde, par exemple, est la championne du monde des coupures d’internet, qui sont fréquemment ordonnées sur des prétextes vagues et fallacieux. Des ordres de disruption d’internet ont même été donnés durant la pandémie, privant les citoyens d’informations de santé vitales. Quand l’Inde a connu une explosion des cas de COVID-19 cette année, les autorités ont contraint les entreprises technologiques à bloquer des comptes d’abonnés sur les réseaux sociaux qu’ils accusaient de répandre de fausses informations. Twitter a refusé, ce qui a provoqué la fureur du gouvernement.
La pandémie a une fois de plus été citée par le gouvernement indien pour censurer l’internet et certaines applications telles que TikTok, accusée de diffuser des contenus illégaux. Mais, et ce n’est pas surprenant, les comptes mis sur liste noire comprenaient ceux d’activistes, de journalistes et de formations politiques connus pour critiquer la gestion de l’épidémie par le gouvernement.
De leur côté, Facebook et WhatsApp contestent les nouvelles lois indiennes sur le numérique, qui peuvent à leur yeux violer le droit à la vie privée des utilisateurs.
Une autre tactique utilisée par les autorités pour contrôler le discours dominant est de mettre les médias au pas. Au Myanmar, seuls les médias d’État ont survécu au coup d’État. À Hong Kong, des raids et des arrestations ont conduit à la fermeture du journal indépendant Apple Daily, fondé par le propriétaire de médias Jimmy Lai. Il a été arrêté et jugé pour son rôle dans les manifestations de 2019. L’indépendance éditoriale de la chaine publique RTHK subit aussi lentement une érosion. Au Pakistan, même des personnalités médiatiques connues ont été mises à pied pour avoir critiqué l’armée.
Un consensus populaire à la fois sans faille et vaste est nécessaire pour demander l’arrêt des coupures d’internet, améliorer l’accès à internet, exiger des entreprises technologiques de ne pas se rendre complice de dictatures numériques et soutenir des médias libres et indépendants.
Chaque fois qu’une coupure d’internet est décidée par le gouvernement indien, des organisations de la société civile comme SFLC.in, membre d’IFEX, ont riposté en lui rappelant la décision de la Cour suprême indienne, qui affirme que l’accès à internet est un droit.
Les organisations de la société civile devraient poursuivre leurs campagnes auprès des entreprises de la Silicon Valley pour que les « dictateurs d’internet » ne puissent pas utiliser internet comme un instrument de contrôle et d’oppression. Plus précisément, les entreprises technologiques devraient garantir la sécurité et la vie privée des citoyens qui utilisent les outils numériques pour demander des réformes démocratiques.
Alors que la désinformation poursuit ses ravages sur internet, les journalistes fournissent des informations vérifiées qui contribuent à améliorer le discours public. Le soutien à des médias sérieux et indépendants, dotés de mécanismes de vérification de l’information, et non les coupures d’internet, peut combattre cette désinformation.
Toute campagne pour des médias indépendants doit souligner la protection des journalistes, qui font face à des menaces et des violences dues à leur profession. À ce sujet, les femmes journalistes du Pakistan se sont alliées pour protester contre les cyber-violences et le cyber-harcèlement de trolls financés par l’État.
Lutter contre les fausses accusations d’ « ingérences étrangères »
Les accusations de haute trahison sont le plus souvent sans fondements mais elles réussissent à restreindre ou même à interdire les relations que les mouvements locaux pour la démocratie entretiennent avec les institutions internationales pour les droits humains. Si cela peut garantir leur survie politique, les gouvernements autoritaires sont prêts à dénoncer des conspirations fomentées par « l’étranger », même imaginaires.
Nous avons vu des officiels en Chine affirmer que les manifestations à Hong Kong étaient provoquées par des puissances occidentales. La Chine a jugé des dirigeants du mouvement pro-démocratie hongkongais pour avoir « conspiré avec des puissances étrangères », aux termes de la nouvelle Loi sur la sécurité nationale. Certains condamnés avaient simplement parlé à des médias étrangers. La junte militaire du Myanmar fait exactement la même chose pour décrédibiliser l’opposition au coup d’État. Au Cambodge, des figures de l’opposition ont été condamnées pour haute trahison. Elles auraient supposément coopéré avec des étrangers tentant de fomenter une « color revolution » (révolution de couleur, sous-entendant de couleur politique, ndt). Récemment, le gouvernement des Philippines a qualifié l’enquête du Tribunal pénal international sur les vagues d’assassinats de supposés trafiquants de drogue par la police philippine d’ingérence étrangère « à visée politique ».
Il faut rappeler aux États qu’ils ont des obligations internationales à remplir. Leur rafraichir la mémoire quant à ces obligations ne peut être qualifié d’ « ingérence étrangère ».
Les dirigeants de la société civile doivent poursuivre et augmenter leurs efforts pour persuader les gouvernements de respecter les mécanismes de l’ONU et d’y adhérer.
Comme on l’a vu plus haut, la rhétorique de « l’ingérence étrangère » est moins aisée à utiliser par les gouvernements quand les actions sont des actes de solidarité directe entre personnes. Un exemple frappant est l’initiative virtuelle dite ‘region hall’ de débats et publications en ligne, menée par des organisations régionales du sud-est asiatique. Elles demandaient la fin du pouvoir militaire de la junte et la restauration d’un pouvoir civil au Myanmar. Une autre initiative qui mérite des éloges est la #MilkTeaAlliance, une coopération transfrontalière et créative d’internautes d’Asie de l’est, déterminés à poursuivre la lutte pour une transition démocratique dans leurs sociétés respectives.
Assistance soutenue et formation en plein harcèlement judiciaire
Les peines de prison très sévères infligées aux dirigeants de l’opposition à Hong Kong et en Thaïlande cette année révèlent une intensification du harcèlement judiciaire, qui pourrait se reproduire dans d’autres pays. Les défenseurs des droits humains devraient en être conscients et redoubler d’efforts pour procurer assistance juridique et formation aux activistes, étudiants, journalistes, artistes, partis d’oppositions et communautés sous le coup de procédures judiciaires déclenchées par l’État.
Les moyens des associations locales destinés à l’assistance aux réfugiés et aux minorités devraient être renforcés car ils sont des cibles à risque et peuvent tomber sous le coup d’accusations fabriquées de toutes pièces.
Les incarcérations de masse dans des pays comme le Myanmar signalent aussi le besoin d’élargir la mission des associations qui se consacrent aux prisonniers d’opinion.
Le premier obstacle à la formation nécessaire et au développement de nouvelles compétences est le contexte de restrictions sanitaires et de confinements. Le COVID-19 a contraint de nombreux groupes citoyens et ONG à transférer en ligne leurs activités de plaidoyer, ce qui nécessite une réévaluation constante des méthodes adoptées pour remplir leur mission.
Capitaliser les bonnes pratiques
Les protestations sous des régimes autoritaires ont révélé que ceux-ci militarisaient la gestion de l’épidémie, que les abus augmentaient et qu’ils abandonnaient les communautés vulnérables à elles-mêmes. Si certains gouvernements se révèlent sans coeur et incompétents dans leur approche de la crise sanitaire, cela constitue aussi une opportunité pour les mouvements populaires de leur opposer un meilleur modèle de gouvernance.
Des actions citoyennes ont procuré une prise en charge, des soins médicaux, des informations sur la santé et du soutien aux communautés nécessiteuses. En Inde, des activistes et des internautes ont utilisé les réseaux sociaux pour diffuser des informations vitales sur les soins d’urgence durant le pic du COVID-19. Des banques alimentaires mises sur pieds par des citoyens a rendu espoir et fourni de l’aide alimentaire à des communautés sous-alimentées aux Philippines. La campagne citoyenne #BenderaPutih (Drapeau blanc) en Malaisie a mobilisé la population afin d’aider les personnes dans le besoin durant le confinement.
Ces initiatives répondent à la réalité de la pandémie et à la destruction qu’elle a semée dans tant de vies. Elles nous rappellent que les campagnes pour les droits démocratiques doivent répondre aux besoins des gens, particulièrement de ceux qui sont oubliés en raison de leur race, leur religion, leur genre ou condition sociale.
En conclusion…
Depuis l’an dernier, les impressionnants mouvements populaires pour la démocratie en Asie ont lieu sur fond d’une pandémie meurtrière. Les manifestants ont à juste titre dénoncé les régimes autoritaires qui se servent de l’urgence sanitaire pour consolider leur pouvoir et justifier des politiques de répression.
La pandémie n’est pas finie. Elle sème toujours la dévastation dans le monde entier alors que nous entrons dans le second semestre 2021. Dans ce contexte d’incertitudes et d’inquiétudes, les régimes autoritaires s’accrochent toujours obstinément au pouvoir par l’impunité et la violence. Pour s’opposer à eux, il y a les organisations de la société civile, des médias, des politiciens, des activistes isolés et des citoyens engagés.
Pour que la « nouvelle normalité » dans ces pays soit fondée sur l’idée de garantir la libre expression, les droits humains, l’égalité et une démocratie inclusive, alors, ces personnes et groupes – et ceux d’entre nous qui les soutiennent – devront continuer à être solidaires et à tirer des leçons de l’expérience de ceux qui vivent au-delà de leurs frontières.
IFEX favorise le changement grâce à un réseau diversifié et informé basé sur des organisations locales solides, des liens étroits entre ses membres et des relations stratégiques avec des partenaires externes. Les trois piliers de notre approche pour promouvoir et défendre le droit à la liberté d’expression et d’information sont : garantir le droit à l’information, constituer et protéger un espace civique, améliorer la sécurité et la justice.