C'est grâce au travail des journalistes que les crimes de la surveillance étatique ont été révélés pour la première fois. Maintenant, ils font à leur tour partie des personnes espionnées et traquées.
Nous savons que les enjeux de la surveillance numérique sont complexes. La technologie des outils utilisés et des moyens de les contourner est compliqué. Tracer une ligne rouge entre ce qui peut être éventuellement acceptable pour assurer notre sécurité individuelle et ce qui pousse nos sociétés vers des territoires orwelliens est également compliqué.
Comme nous le montrent les révélations du Projet Pegasus, la surveillance illégale est la dernière arme en date de l’arsenal toujours plus fourni utilisé contre les journalistes et les défenseurs des droits humains. En effet, la surveillance dans ce contexte équivaut à une traque. Une activité pernicieuse qui peut facilement dégénérer (PDF), passer du harcèlement en ligne aux agressions physiques. C’est illégal. La surveillance affecte aussi de manière disproportionnée les plus vulnérables, que ce soit en raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur race ou de leur origine ethnique. Et si des individus sont autorisés à les traquer en toute impunité, le phénomène ne s’arrêtera pas.
Ce type de surveillance est une tactique de plus en plus utilisée, comme une arme d’une précision de laser pour intimider, instiller la peur et paralyser le travail des journalistes. Il met leurs sources en danger, les empêche de nous fournir des informations dénonçant les crimes et la corruption, et de dire la vérité sur les pouvoirs.
« Je ne pense pas que le gouvernement ait un problème avec les journalistes en tant qu’individus. Le gouvernement a un problème avec le peuple […]. Il veut continuer à commettre des crimes dans l’ombre sans que personne ne découvre les faits ou ne pose de questions à ce sujet. Et les journalistes sont ceux qui gâchent ce plan.»
En cette Journée internationale pour mettre fin à l’impunité pour les crimes commis contre les journalistes, une journée créée à l’initiative de l’IFEX, nous devons mettre la surveillance au premier plan des menaces contre la sécurité des journalistes, et attirer l’attention sur la façon dont l’impunité crée les conditions qui lui permettent de continuer à prospérer.
Les membres de l’IFEX mettent depuis longtemps en garde contre les dangers des logiciels malveillants comme Pegasus. Pegasus est un produit du groupe israélien NSO qui infecte les téléphones de ses cibles, expose les données et accède même aux caméras et aux microphones. Le groupe assure sélectionner ses clients sur la base de leurs antécédents en matière de droits humains, mais il a vendu Pegasus à des régimes autoritaires, ainsi qu’à des pays comme le Mexique. Parmi les cibles mexicaines, des personnalités des médias, un scientifique employé par le gouvernement et des enquêteurs internationaux sur les droits humains. Le point commun de ces cibles : avoir publiquement posé des questions embarrassantes au gouvernement.
L’impact d’une telle surveillance sur les personnes ciblées peut s’avérer dévastateur.
« Lorsque vous parlez, regardez ou faites quelque chose avec quelqu’un dans votre maison, dans un café ou où que vous vous trouviez, ils sont là pour vous écouter, regarder tout ce que vous faites. Tout ce que vous faites dans votre chambre, dans la douche, dans votre cuisine, dans votre bureau, avec vos amis, ou avec qui que ce soit. »
Carmen Aristegui, journaliste mexicaine, (voir son portrait ici).
« Les membres de ma famille sont également victimes. Les sources sont victimisées, les gens avec lesquels j’ai travaillé, les gens qui m’ont confié leurs secrets sont victimisés. »
Khadija Ismayilova, journaliste azerbaïdjanaise (voir son portrait ici).
À l’échelle mondiale, au moins 180 journalistes ont été sélectionnés comme cibles de Pegasus.
Les décennies que notre réseau a consacrées à la promotion de la sécurité des journalistes confirment qu’elle ne peut pas être pleinement obtenue dans un climat où des individus – ou des États – peuvent intimider les journalistes, les menacer et leur nuire, et ne pas en être tenus pour responsables. Tout au long de l’année, les membres de l’IFEX s’efforcent de traduire les coupables en justice et d’établir des conditions qui rendront plus difficile en premier lieu la commission de tels délits par de tels individus.
Nous savons qu’il s’agit d’une entreprise colossale. La surveillance est illégale en vertu du droit international des droits humains, mais les acteurs impliqués dans cette surveillance illégale ne sont presque jamais tenus pour responsables.
Le défi consiste à identifier où intervenir, où investir notre énergie, où nous pouvons avoir le plus grand impact pour endiguer cette pratique prédatrice. Y compris, mais pas exclusivement, en confrontant les entreprises et les gouvernements qui permettent et participent à la surveillance illégale des journalistes.
La surveillance est une hydre à plusieurs têtes. Il existe de multiples points de départ pour impulser des changements concrets, en commençant par le travail politique pour définir des limites à ce qui peut être considéré comme une surveillance « nécessaire et proportionnée », jusqu’à la pression sur les Etats pour qu’ils adoptent des normes internationales et aux contrôles des exportations des technologies de surveillance, en passant par le soutien aux mesures préventives telles que le renforcement et la normalisation du chiffrement.
Mettre fin à l’impunité de ceux qui pratiquent la surveillance illégale doit faire partie de ce travail. C’est un long parcours, qui n’est pas recommandé aux cœurs sensibles, et c’est encore plus vrai lorsque les auteurs des crimes sont des États. Mais nous savons, d’après notre expérience de quête de redevabilité pour les agressions physiques contre des journalistes, que ce type de travail, s’il est soutenu, porte ses fruits. Il y a un peu plus d’une semaine, deux décennies de plaidoyer – par le membre de l’IFEX FLIP, par la journaliste colombienne Jineth Bedoya Lima et par tant d’autres – ont conduit à une décision révolutionnaire de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Dans le cas de Jineth, la Cour a conclu qu’il y avait « des preuves sérieuses, précises et cohérentes de l’implication de l’État dans les actes de torture physique, sexuelle et psychologique contre la journaliste ». Cette décision crée une jurisprudence importante pour toute la région.
L’autre bonne nouvelle, c’est que nous disposons de beaucoup de ressources, de notre côté. Il existe un vaste réseau mondial de personnes, travaillant peut-être dans des domaines différents ou se consacrant à d’autres problèmes, mais qui ont les compétences, l’expertise et l’influence combinées nécessaires pour garantir que la surveillance illégale ne reste pas incontestée, que les coupables paient un prix et que ce prix dissuade les autres. Tant que nous continuerons à tirer parti des opportunités comme cette journée IDEI pour nous réunir, collaborer, apprendre les uns des autres et nous soutenir, faire entendre notre voix et trouver des points de pression stratégiques où nous aurons un impact réel, alors nous pouvons, et allons, contrer le fléau de la surveillance illégale des journalistes.
Si vous souhaitez en savoir plus sur la façon de vous protéger de la surveillance et sur les grandes initiatives que vous pouvez soutenir, nous avons compilé les ressources suivantes:
Initiatives:
- Free Press Unlimited, CPJ, and RSF: «A Safer World For The Truth» est une initiative visant à enquêter, documenter et obtenir justice.
- «Reclaim Your Face» est une initiative de la société civile en vue d’une interdiction des pratiques de surveillance biométrique de masse
Ressources:
- Access Now: Plateforme d’assistance pour la securité numérique
- CJFE: Sécuriser votre Vie Numérique
- CPJ: Sécurité numérique
- EFF: Autodéfense contre la Surveillance
- Frontline Defenders: Guide pour sécuriser les conversations de groupe et les outils de vidéoconférence
- Frontline Defenders: Protection physique, émotionnelle et numérique pour travailler à domicile en période de COVID-19
- Frontline Defenders et Tactical Tech: Outils et Tactiques de Sécurité Numérique
- IFEX Guides de 5 minutes: Quel est le Plan d’action des Nations Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l’impunité?
- IFEX Guides de 5 minutes: Ce que vous devez savoir du rapport de l’UNESCO sur la sécurité des journalistes et l’impunité
- IFEX Zoom Régionaux: « Les téléphones intelligents écoutent » : réglementer les exportations et les abus des outils de surveillance
- Tactical Tech: Data Detox Kit