Comment donnez-vous aux gens les moyens de protéger leurs droits contre les pressions fortes du gouvernement exigeant l'utilisation de la biométrie? Sukarn Singh Maini de Software Freedom Law Center, un membre de l'IFEX en Inde (SFLC.in), partage les succès, les défis et les leçons apprises au cours d'une campagne de sensibilisation et d'information sur les implications pour la vie privée et les défis juridiques d’Aadhaar, le système d'identification biométrique indien.
Ceci est une traduction de l’article original.
Le réseau IFEX, qui compte plus de 100 organisations membres dans plus de 60 pays, croit en la puissance de la synergie. Ce même engagement est à l’origine de cette série occasionnelle d’aperçus de campagnes organisées par des membres de l’IFEX. Le but est de partager certaines des campagnes créatives sur lesquelles des membres ont travaillé, de sorte que d’autres puissent apprendre de leurs expériences. Vous pouvez toutes les voir ici.
L’ÉTINCELLE
L’Inde a créé, en 2009, une structure dénommée Unique Identity Authority of India, chargée de délivrer des numéros d’identification à 12 chiffres à tout résident inscrit au programme Aadhaar.
Pour obtenir un numéro Aadhaar, les gens doivent soumettre des données biométriques, notamment des scanners de visages, d’empreintes digitales et d’iris, ainsi que des informations personnelles sensibles.
Depuis, c’est devenu la plus grande base de données biométriques au monde, avec un nombre estimé à 1,2 milliard d’Indiens dans le système en juin 2018.
L’inscription était officiellement volontaire. Cependant, après le lancement du programme, les ministères et les organismes privés ont commencé à exiger un numéro Aadhaar pour divers services et transactions. Cela a été contesté au travers de plusieurs affaires devant la Cour suprême, dont la première a été déposée en 2012.
SFLC.in s’est rendu compte très tôt qu’il y avait beaucoup de désinformation, de malentendus et de confusion à propos d’Aadhaar, déroutant le public sur les vrais enjeux. Pendant que les défis juridiques se posaient, nous avons décidé de concentrer nos efforts sur la consolidation et la diffusion d’informations précises sur ce sujet et ses impacts potentiels sur les droits humains.
LA CAMPAGNE
Nous avons estimé qu’il serait utile de fournir des informations précises sur les derniers développements juridiques et techniques autour d’Aadhaar pour mieux informer les décideurs, les avocats, les journalistes et les communs des mortels qui débattaient de son applicabilité.
Le gouvernement avait prétendu qu’Aadhaar était totalement sécurisé. Ce n’était pas vrai. En 2017, nous avons fait des recherches et publié des données sur des violations et des fuites liées à des bases de données tierces.
À compter du 17 janvier 2018, nous avons rendu compte de chacune des 38 journées d’audience qui se sont déroulées devant la Cour suprême, en retransmettant en direct sur Twitter et en animant quotidiennement un blog.
Quand il y avait une victoire, nous l’avons partagée. Alors que les affaires d’Aadhaar étaient en instance devant la Cour suprême, notre directeur juridique, Prasanth Sugathan, a obtenu une ordonnance favorable de la Haute Cour du Kerala pour le dépôt de sa déclaration de revenus sans mentionner le numéro Aadhaar. Nous avons mis en ligne les informations nécessaires pour que d’autres puissent suivre ses traces.
En résumé, au cours de cette campagne, nous avons créé:
- un calendrier détaillé du programme depuis 2006;
- une liste des procès autour d’Aadhaar, depuis 2012;
- une liste d’annonces rendant Aadhaar obligatoire;
- une foire aux questions sur Aadhaar, postérieure à la décision de la Cour suprême;
- un guide à propos du jugement de la Cour en 2018;
- une base de données des violations es ordonnances de la Cour suprême concernant Aadhaar;
- une analyse comparative du projet de loi Aadhaar (qui est par la suite devenu une loi) et des principes nationaux de protection de la vie privée;
- une analyse de ce qui a été modifié dans le projet de loi sur l’amendement Aadhaar (désormais adopté comme loi).
Le 26 septembre 2018, un tribunal composé de neuf juges de la Cour suprême de l’Inde a jugé que l’utilisation d’Aadhaar était valide, mais il a limité son utilisation aux avantages tirés du Fonds consolidé de l’Inde, et non par des sociétés privées, ni plus largement par d’autres organismes gouvernementaux.
Malheureusement, un certain nombre d’autorités et d’organisations continuent d’ignorer ce jugement de la Cour suprême. Ainsi, nous avons, depuis, élargi notre travail pour aider les personnes à intenter des actions légales contre les juridictions qui continuent à exiger illégalement l’utilisation d’Aadhaar.
PRINCIPAUX DÉFIS
- Un climat de désinformation et de rumeurs. Nous devions trouver un moyen de nous assurer que les informations correctes étaient non seulement disponibles, mais aussi reconnues comme crédibles, afin de contenir la propagation de la désinformation, des malentendus et de la confusion concernant Aadhaar.
- L’accessibilité. L’Inde est un pays multilingue avec des dizaines de langues officielles et des centaines de langues non officielles. Au minimum, notre objectif était de figurer dans les journaux et les chaînes d’informations télévisées en anglais, hindi et malayalam. Ensemble, ces langues sont parlées par plus de la moitié de la population, mais cela laisse en dehors encore des millions d’indiens. Les informations de notre site Web ne peuvent atteindre directement que ceux qui ont une connexion Internet, savent lire l’anglais et sont suffisamment au courant de cette question pour chercher des informations à ce sujet.
- Le bon vouloir des gens à renoncer à la vie privée pour plus de commodité: les arguments de vente d’Aadhaar étaient solides: il offrait une commodité en échange de quelque chose d’intangible – leurs informations personnelles sensibles. Les gens n’étaient généralement pas conscients du prix qu’ils payaient pour plus de commodité. Les partisans d’Aadhaar ont également vendu l’image selon laquelle cela contribuait à enrayer les pratiques de corruption.
- La complexité et la longue chronologie des défis juridiques. Cette campagne a duré des années. Il y a eu des violations continuelles des ordonnances de la Cour suprême et de nombreuses autres complications. Fréquemment, les règles de jeu devaient être modifiées. Tout ceux-ci combinés peuvent sembler décourageants, voire démoralisants.
LEÇONS APPRISES
- Écouter et répondre aux personnes directement touchées: le contact direct avec des personnes contraintes d’utiliser Aadhaar nous a aidés à recueillir des informations sur les violations des ordonnances de la Cour suprême et nous a inspiré à créer des modèles pouvant être utilisés par tout profane pour s’opposer à des demandes injustifiées d’Aadhaar.
- Faire des recherches: lors de la préparation d’arguments pour ou contre une position politique complexe, nous avons trouvé extrêmement utile pour notre crédibilité et notre impact de disposer d’une chronologie complète des événements et de plus d’informations possible.
- Etre concentré: il y a trop de pièces mobiles pour toutes les aborder et il est essentiel de se concentrer sur quelques domaines clés où on peut avoir un impact maximal. Dans notre cas, cela impliquait de mettre l’accent sur la sensibilisation et la mobilisation du public.
- Travailler en synergie: lorsqu’il s’agit d’une gigantesque campagne pluriannuelle, il est important d’avoir des alliés (partenaires) dans cette cause qui fassent des recherches, organisent des discussions régulières, préparent les procès devant les tribunaux, rendent compte des résultats des audiences tenues à la Cour suprême et couvrent différents aspects de la question. Les discussions permanentes les partenaires sont cruciales.
- Etre clair: les avocats et les chercheurs écrivent souvent de manière complexes. Lorsque vous essayez de diffuser des informations ou d’expliquer un problème, faites attention aux mots que vous utilisez pour ne pas compliquer inutilement le message. Les gros mots et compliqués ont l’air bien parce qu’ils vous donnent l’air averti, mais ils ne vous aident pas à faire passer votre message au plus grand nombre.
- Ne pas perdre espoir: lorsqu’une campagne est étalée sur plusieurs années sans résultat concret, on perd patience peut et les gens peuvent commencer à perdre espoir. Dans ces moments-là, il est essentiel d’avoir une équipe des supporters qui rappelle à l’équipe pourquoi elle a commencé à faire ce qu’elle est en train de faire et qui insuffle de l’énergie au mouvement.
PARTENAIRES DE CAMPAGNE
Ce fut une campagne de longue haleine, avec la collaboration de nombreux individus et groupes à différents moments. Les avocats et les chercheurs, trop nombreux pour être cités nommément, ont joué un rôle crucial dans la collecte et la propagation d’informations ainsi que l’engagement de poursuites judiciaires. Officiellement, nous n’étions pas unis sous une seule bannière, mais nous avons travaillé ensemble pour partager des informations et échanger des points de vue sur la campagne, que ce soit dans le cadre de discussions informelles ou de tables rondes organisées. Cela a contribué à façonner le cours des recherches et des actions entreprises par nous tous. Etaient impliquées dans cette cause des organisations telles que IT For Change, Centre for Internet and Society, Digital Empowerment Foundation, Mazdoor Kisan Shakti Sangathan, Free Software Movement of India. Parmi les nombreuses personnes impliquées figuraient également des membres du conseil de SFLC.in, notamment M. Vickram Crishna et M. G. Nagarjuna.
ET APRÈS
Nous restons vigilants. Un système aussi largement répandu et sujet à des abus potentiels comme Aadhaar nous donne de nombreuses occasions de continuer notre travail avec les législateurs, les journalistes et le grand public pour la défense des droits humains.
Le dernier développement est un amendement de la loi autorisant à nouveau l’utilisation d’Aadhaar pour les télécommunications et les banques. Nous examinons actuellement la possibilité de contester cet amendement devant un tribunal. En juillet 2019, le ministère de la Santé et de la Famille a proposé d’utiliser Aadhaar pour bénéficier de l’assurance maladie financée par le Fonds consolidé de l’Inde. Nos commentaires à ce sujet sont disponibles ici.
EN SAVOIR PLUS
Pour en savoir plus sur les travaux en cours de SFLC.in sur Aadhaar et les autres menaces pesant sur les droits humains en Inde à l’ère numérique, marquez leur site Web par signet et visitez régulièrement pour les mises à jour!