Dans près de 80 % des 263 cas de journalistes assassinés en représailles à leur travail dans le monde au cours des dix dernières années, les auteurs sont restés impunis. La Somalie demeure le pire contrevenant pour la huitième année consécutive. La Syrie, le Soudan du Sud, l’Afghanistan et l’Irak, respectivement, complètent la liste des cinq premiers pays de l’indice du CPJ.
Cet article a été initialement publié sur cpj.org le 1 novembre 2022.
Par Jennifer Dunham/ Directrice adjointe de la rédaction du CPJ
Selon l’Indice mondial de l’impunité 2022 du CPJ, personne n’a été traduit en justice dans près de 80 % des meurtres de journalistes au cours des 10 dernières années, et les gouvernements manifestent peu d’intérêt pour la question.
INDICE MONDIAL D’IMPUNITÉ | MÉTHODOLOGIE
La grande majorité des assassins de journalistes continuent à tuer impunément, selon l’Indice mondial de l’impunité 2022 du CPJ. Dans près de 80 % des 263 cas de journalistes assassinés en représailles à leur travail dans le monde au cours des dix dernières années, les auteurs sont restés impunis.
La Somalie demeure le pire contrevenant pour la huitième année consécutive. La Syrie, le Soudan du Sud, l’Afghanistan et l’Irak, respectivement, complètent la liste des cinq premiers pays de l’indice, qui couvre la période du 1er septembre 2012 au 31 août 2022. Ces pays ont déjà tous figuré à plusieurs reprises dans l’indice du CPJ, en raison de leurs antécédents de conflits, d’instabilité politique et d’état de droit déficient qui soulignent le caractère persistant de l’impunité et ne laissent que peu d’espoir que les autorités consacrent un jour des ressources à la quête de justice pour les journalistes.
Le Myanmar fait sa première apparition dans l’indice en 2022 à la huitième place et franchit un autre cap déplorable après avoir rejoint les rangs des pays qui emprisonnent le plus de journalistes au monde dans le recensement carcéral du 1er décembre 2021 établi par le CPJ. Au lendemain du coup d’État de février 2021 ayant entraîné la suspension du régime démocratique, la junte militaire du Myanmar a emprisonné des dizaines de journalistes et réprimé le journalisme indépendant en vertu de lois de grande envergure sur les activités hostiles envers l’État et la diffusion de fausses nouvelles. Elle a également assassiné au moins trois journalistes, dont deux – Aye Kyaw et Soe Naing – qui avaient pris des photos des manifestations contre le régime et ont ensuite été arrêtés et tués pendant leur détention.
Mais même dans des pays moins instables dotés de gouvernements démocratiquement élus, les autorités affichent peu de volonté politique de poursuivre les assassins de journalistes ou de réduire la violence contre la presse. Au contraire, des dirigeants tels que le Président mexicain Andrés Manuel López Obrador et le Président brésilien Jair Bolsonaro, lancent régulièrement des attaques verbales contre les médias, alors même que les journalistes font face à des menaces constantes en raison de leurs reportages primordiaux sur les problèmes de criminalité, de corruption et d’environnement.
Le Mexique est l’un des cas les plus flagrants. Le CPJ y a documenté 28 assassinats de journalistes non élucidés au cours des 10 dernières années – plus que tout autre pays répertorié dans l’indice, ce qui en fait le plus dangereux de l’hémisphère ouest pour les journalistes. Sa sixième place dans l’indice du CPJ tient principalement au fait que les classements sont calculés en fonction de la taille de la population du pays. En outre, en raison du réseau complexe de violence généralisée au Mexique, il est souvent difficile d’affirmer avec certitude si l’assassinat d’un journaliste est lié à son travail, ce qui signifie que les décès pour motif indéterminé n’entrent pas en compte dans les calculs du classement d’un pays dans l’indice du CPJ.
Au moins 13 journalistes ont été tués au Mexique au cours des neuf premiers mois de 2022, ce qui représente le plus grand nombre jamais documenté par le CPJ dans ce pays en une seule année. Au moins trois de ces journalistes ont été assassinés en représailles directes à leurs reportages sur la criminalité et la corruption politique, et avaient reçu des menaces avant leur mort. Le CPJ enquête sur le mobile des 10 autres meurtres de journalistes afin de déterminer s’ils étaient liés à leur travail.
En début d’année, les autorités mexicaines ont fait étalage du grand nombre de suspects arrêtés dans des assassinats de journalistes, le porte-parole du président Jesús Ramírez Cuevas faisant remarquer au mois de mars que 16 personnes avaient été arrêtées en lien avec les assassinats de six journalistes jusqu’à présent en 2022. Suite aux récentes condamnations décisives dans l’affaire de meurtre très médiatisée de Javier Valdez Cárdenas en 2017, les autorités ont également intensifié leurs efforts pour obtenir l’extradition de Dámaso López Serrano, cerveau présumé actuellement détenu aux Etats-Unis et ancien membre de haut rang d’un groupe du crime organisé dans l’État de Sinaloa, dans le nord du Mexique. Toutefois, la hausse du nombre d’arrestations n’a pas encore conduit à des condamnations. En outre, certaines personnes arrêtées, comme les suspects du meurtre du journaliste Jacinto Romero Flores en 2021, ont depuis été libérées faute de preuves.
Au Brésil, qui occupe la neuvième place de l’indice, plusieurs événements qui se sont déroulés en 2022 ont mis en évidence les risques persistants pour les journalistes dans le pays. En juin, le journaliste britannique Dom Phillips et l’expert des questions autochtones Bruno Pereira ont été assassinés en Amazonie par des personnes soupçonnées par la police d’avoir des liens avec la pêche illégale dans la région. Leurs assassinats très médiatisés ont mis en lumière les dangers auxquels sont confrontés les journalistes qui couvrent les questions portant sur l’Amazonie et l’environnement en général. Plus tôt, en février, le meurtre du journaliste communautaire Givanildo Oliveira par des membres présumés de l’organisation criminelle Commandement rouge a suscité des inquiétudes quant aux risques croissants encourus par les reporters dans les favelas et les communautés marginalisées du Brésil.
Pendant ce temps, la famille du journaliste sportif brésilien Valério Luiz de Oliveira, assassiné en 2012 en représailles à ses reportages sur un grand club de football, a subi un nouveau revers dans sa quête de justice, les dates du procès prévues en 2022 pour ses assassins présumés ayant été reportées à plusieurs reprises. Son fils, l’avocat Valério Luiz de Oliveira Filho, s’est confié au CPJ sur son combat de dix ans pour que les assassins de son père soient traduits en justice, qu’il décrit comme « un cauchemar sans fin ».
Aux Philippines, qui occupent la septième place de l’indice, l’élection du Président Ferdinand Marcos Jr. a fait naître l’espoir d’un changement par rapport à la campagne d’intimidation et de harcèlement de la presse menée par le président sortant Rodrigo Duterte. Cependant, les meurtres de deux commentateurs radio – Percival Mabasa, critique virulent de Duterte et de Marcos Jr., et Renato Blanco, qui couvrait les questions de politique et de corruption locales – depuis que Marcos Jr. a pris ses fonctions fin juin font craindre une poursuite de la culture de la violence et de l’impunité.
Le Pakistan et l’Inde sont classés respectivement 10e et 11e sur l’indice. Depuis que le CPJ a commencé à compiler l’indice en 2008, ces deux pays y figurent chaque année, démontrant ainsi le caractère persistant de l’impunité et de la violence contre la presse dans ces pays.
Au cours de la période de 10 ans de l’indice — du 1er septembre 2012 au 31 août 2022 –, le CPJ a comptabilisé 263 journalistes assassinés en représailles à leur travail dans le monde entier. Dans 206 de ces cas, soit 78 %, le CPJ a relevé une impunité totale, à savoir que personne n’a été condamné en relation avec le crime. Lors de la période précédente de l’indice (du 1er septembre 2011 au 31 août 2021), le CPJ a constaté que 81 % des meurtres de journalistes n’avaient pas été élucidés.
Cette édition de l’indice coïncide avec la période du Plan d’action des Nations Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l’impunité, mécanisme lancé en 2012 pour développer des programmes de protection des journalistes et de lutte contre l’impunité dans les cas de violence contre la presse. Les mesures du plan comprennent entre autres la mise en place d’un mécanisme inter-institutions coordonné chargé de traiter les questions liées à la sécurité des journalistes, d’aider les pays à élaborer une législation et des mécanismes propices à la liberté d’expression et d’information, et de soutenir leurs efforts pour mettre en œuvre les règles et principes internationaux existants. Bien que sa mise en œuvre ait commencé début 2013, l’indice montre que l’impunité demeure un défi de taille.
Le CPJ et ses organisations partenaires ont uni leurs forces dans le cadre de plusieurs initiatives récentes pour lutter contre l’impunité dans le monde. L’une d’elles, le projet « A Safer World For The Truth », enquête sur les affaires non élucidées de journalistes assassinés. Elle révèle de nouvelles informations et plaide en faveur de la réouverture des procédures pénales nationales. Plus tôt dans l’année, au Tribunal populaire du projet à La Haye, des témoins sont venus témoigner sur le meurtre en 2009 du journaliste sri-lankais Lasantha Wickrematunge et ont présenté plusieurs preuves établissant la culpabilité du ministère de la Défense – dirigé à l’époque par Gotabaya Rajapaksa, qui a démissionné de son poste de président du pays en juillet.
Pour la première fois depuis que le CPJ a commencé à compiler l’indice en 2008, la Russie et le Bangladesh n’y figurent pas car le nombre de meurtres non élucidés au cours de la période de l’indice de ces pays, respectivement trois et quatre, est en deçà du seuil de cinq requis pour figurer dans le rapport. Mais cela ne signifie pas pour autant que la liberté de la presse ou la sécurité des journalistes se sont améliorées dans ces pays. Le Bangladesh continue d’emprisonner des journalistes en vertu de la loi sur la sécurité numérique, et l’un d’entre eux, Mushtaq Ahmed, est mort en prison dans des circonstances obscures en 2021, suite à des violences physiques qu’il aurait subies en garde à vue. Le co-accusé d’Ahmed, le caricaturiste Kabir Kishore, a déclaré au CPJ qu’il avait été torturé en détention.
La Russie figure depuis longtemps parmi les pires pays au monde s’agissant des meurtres de journalistes, alors que les reporters qui couvrent des sujets tels que la corruption de fonctionnaires et les violations des droits de l’homme sont régulièrement ciblés en raison de leur travail. Depuis que Vladimir Poutine a pris le pouvoir fin 1999, au moins 25 journalistes ont été assassinés en représailles directes à leur travail. Cependant, ces dernières années, les assassinats ciblés de journalistes ont diminué à mesure que l’espace destiné aux reportages indépendants s’est réduit. Cet espace a quasiment disparu depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février, la plupart des médias restants ayant dû fermer sous la pression juridique et réglementaire, tandis que des milliers de journalistes ont fui le pays sur fond de répression désastreuse pour la presse en Russie.
Au moins six des journalistes et collaborateurs de Novaya Gazeta, qui était autrefois l’un des principaux médias d’investigation en Russie, ont été tués en raison des reportages courageux qu’ils ont réalisés depuis 2000. Mais en 2022, ce média, comme des centaines d’autres, ne peut plus travailler dans de bonnes conditions en Russie en raison des menaces complexes mentionnées ci-dessus. Comme l’a déclaré en septembre Dmitry Muratov, lauréat du prix Nobel de la paix et rédacteur en chef de Novaya Gazetar : « En Russie, le génocide des médias arrive à son terme. Les citoyens russes sont laissés seuls face à la propagande gouvernementale. »