Les lois et pratiques dites « l'argent du sang » peuvent offrir un moyen plus rapide d'atteindre un seuil de justice minimum, mais les juristes préviennent qu'elles peuvent également conduire à de graves abus tout en permettant la poursuite du cycle de meurtres.
Ceci est une traduction de l’article original.
Depuis 2002, il y a eu 241 journalistes et travailleurs des médias tués, agressés, enlevés, arrêtés ou détenus à travers le Pakistan. Islamabad, la capitale fédérale, a été qualifiée de lieu le plus dangereux pour les journalistes, avec 32 cas d’attaques rien qu’en 2018. La PPF a constaté qu’au moins 72 journalistes avaient été assassinés en lien direct avec leur travail. Seules cinq affaires ont abouti à une condamnation en bonne et due forme, la grande majorité dépérissant devant les tribunaux avant d’être classées sans suite. La situation reflète le pouvoir financier et politique des assassins présumés, qui sont capables d’échapper à toute responsabilité. Cela conduit finalement à un échec pour que justice soit rendue aux journalistes assassinés.
Evidemment, les autorités sont invitées à mettre fin à l’impunité en mettant en place des mécanismes qui dissuaderont les meurtres et protégeront les journalistes. Après tout, ils ont le mandat et les ressources qui peuvent être déployés pour poursuivre ceux qui s’attaquent aux journalistes et portent atteinte à la presse libre.
Pakistani journo Shan Dahar was shot 1/1/14 & died unattended in hospital. 2years on no-one has been brought to justice. Why? #noimpunity pic.twitter.com/mPdkpdzL5w
— Globe International (@globeinternat) November 1, 2017
Journ Pakistanais Shan Dahar a été atteint par balles le 1/1/14 & est mort sans assistance à l’hôpital. 2 ans depuis – personne n’a été traduit en justice. Pourquoi? #noimpunity pic.twitter.com/mPdkpdzL5w
– Globe International (@globeinternat) November 1, 2017
Mais il y a aussi une tendance inquiétante de résoudre des cas d’assassinats dans les médias au travers du principe de Qisas (peine égale) et de Diyat (indemnisation).
Mauvais usage de la Qisas et de la Diyat
Les Qisas et Diyat ont été introduites en 1990 en tant qu’ordonnances locales et qui sont devenues des lois en 1997. La Qisas (peine égale) consiste à appliquer au suspect les mêmes lésions corporelles qu’il a infligées à une victime alors que la Diyat (compensation) est l’offre d’indemnisation ou « prix du sang » à la victime ou à sa famille.
La Diyat a été adoptée pour se conformer au modèle de justice islamique qui permet de réconcilier les familles du suspect et de la victime par le biais du versement d’une indemnisation. Ce règlement devait mettre fin à la culture de la vendetta (vengeance) en rejetant le modèle de justice rétributive. En outre, cela offre au suspect la possibilité d’expier ses péchés.
La Diyat a pour effet de soustraire l’État du processus de détermination du sort des suspects en permettant aux individus d’assumer la responsabilité principale du règlement d’une affaire pénale. Elle offre un moyen plus rapide d’atteindre un seuil de justice minimum, mais des juristes ont averti que cela pouvait également entraîner de graves abus avec des implications négatives sur la société. Il s’agit essentiellement de « privatiser » un crime, dans la mesure où l’État devient un simple « observateur passif alors que des individus prennent des décisions indépendantes de savoir si l’assassinat de citoyens doit être puni, pardonné ou négocié. »
Certains critiques ont noté que, si le fondement philosophique de la Diyat pouvait être noble, en permettant à des individus dans une société inéquitable d’agir en tant qu’arbitres de la justice, elle pouvait entraîner un « chaos moral » et un « dysfonctionnement juridique ».
Certains l’ont citée comme un facteur de la recrudescence des meurtres au Pakistan après son introduction dans le système juridique du pays. Une étude indépendante a également montré que le taux de condamnation pour meurtre par la Cour suprême avait considérablement diminué, passant de 79% en 1984 à 35% en 2000. En 2013, la Cour suprême du Pakistan s’est déclarée alarmée par le nombre croissant d’affaires de meurtres où les parties ont choisi de « faire des compromis ».
Une autre critique à l’encontre de la Diyat est la création d’un système de justice à deux vitesses, dans lequel les pauvres et les démunis sont soumis à la loi, mais les riches et les plus influents sont autorisés à payer pour leur liberté.
On lui a également reproché son incidence sur l’augmentation du nombre de crimes d’honneur infligés à des femmes accusées d’avoir manqué de respect à leurs maris et à leurs familles.
Malheureusement, un mécanisme traditionnel mis en place pour mettre fin au cycle de la violence a, en fait, fini par rendre la vie des pauvres, en particulier des femmes, plus vulnérable aux attaques et autres actes criminels.
Prix du sang et meurtres dans les medias
Le prix du sang a également rendu plus difficile la condamnation des assassins présumés de journalistes. La PPF a documenté au moins quatre affaires dans lesquelles des meurtres liés aux médias ont été réglés après que les familles des victimes aient accordé le pardon aux assassins en échange d’une somme d’argent.
Par exemple, en 2006, la famille du journaliste de la presse écrite assassiné, Sajid Tanoli, a accordé son pardon au meurtrier après que celui-ci se soit racheté avec une somme de 2,5 millions de roupies (soit 23 800 dollars US). L’accusé est un avocat et maire, dont l’affaire présumée de commerce illégal d’alcool avait été dénoncé par Tanoli en 2004.
Une autre affaire résolue grâce au prix du sang concerne le journaliste de presse écrite Ameer Bux Brohi, tué en 2003 après avoir écrit sur des exactions commises par la police et des agents de propriétaires terriens dans la ville de Shikarpur, dans la province de Sindh. En 2015, sa famille a pardonné à l’accusé en acceptant le prix du sang. Le cas de Brohi a été réglé selon le système traditionnel de la Jirga, au sein duquel des anciens de tribus résolvent des cas comme des meurtres.
La PPF a renchérit en disant que, en dépit du fait la Cour suprême et la Haute Cour du Sindh aient déjà déclaré illégaux les Jirgas, les tribus continuent de faire respecter cette pratique à travers le pays.
Today marks the fifteenth death anniversary of journalist Ameer Bux Brohi. Brohi was shot dead on 3rd October 2003 in Shikarpur, Sindh. Impunity prevails in his murder as so many others #EndImpunity #JournoSafe #FallenHeroes pic.twitter.com/9cQKGGADYR
— MediaForDemocracy (@mmfd_Pak) October 3, 2018
Aujourd’hui, c’est le 15ème anniversaire de la mort du journaliste Ameer Bux Brohi. Brohi tué par balle le 3 octobre 2003 à Shikarpur, dans Sindh. L’impunité de son assassinat se porte bien, pareil dans plusieurs autres cas #EndImpunity #JournoSafe #FallenHeroes
La famille du journaliste assassiné, Shahid Soomro, a également réglé le meurtre avec l’accusé, qui a payé 1,6 million de roupies (soit 15 240 dollars US) pour pouvoir recevoir le pardon. Soomro a été tué en guise de représailles pour ses reportages critiques lors de la campagne électorale à Kandhkot, dans le Sindh en 2002.
L’offre de prix du sang continue d’être un obstacle pour la PPF et d’autres organisations de défense de la liberté de la presse qui se battent pour la justice légale dans les affaires d’autres journalistes assassinés.
Il y a une caractéristique commune dans les affaires réglées grâce au prix du sang, c’est l’usage de l’argent et du pouvoir pour faire pression sur les familles des victimes. Dans son rapport de novembre 2018, la PPF souligne que la majorité du personnel des médias au Pakistan « n’a pas le pouvoir financier ou social de résister aux personnes puissantes qui ont tué ou blessé des êtres chers. »
Des pressions financières ont forcé de nombreuses familles à faire des compromis. Mais dans de nombreux cas, cette option est devenue la seule nécessité en raison de la lenteur et de l’inefficacité du système de justice, dans lequel les familles luttent en vain pour une résolution rapide des affaires. Le prix du sang peut offrir une solution plus rapide, mais le prix d’un compromis peut s’avérer être une erreur judiciaire.
Déclaration de culpabilité avant le compromis
Pour lutter contre les utilisations abusives du prix du sang, en particulier par les membres les plus riches et les plus puissants de la société, il y a une proposition pour le rendre valide uniquement après la condamnation d’un tribunal.
Les analystes du droit ont également précisé que la Diyat ne peut pas être invoqué dans des affaires qui causent fla terreur ou le chaos (asad-fil-arz) dans la société. Certains ont même insisté sur le fait que le retrait de l’État des poursuites pour meurtre lui-même était source de désordre. En tout état de cause, le principe de terreur et chaos a rarement été invoqué devant les tribunaux.
Dans son rapport de 2016, la PPF a soutenu que les assassinats dans les médias devraient être traités comme des crimes contre l’État et ne devraient donc pas être autorisés à être réglés par les familles ou les anciens de la localité. « Des journalistes et d’autres professionnels des médias sont agressés et même assassinés, non pas à cause d’animosité personnelle, mais parce que ceux qui occupent des postes de pouvoir et d’influence veulent empêcher les informations préjudiciables à leurs intérêts d’atteindre un public plus large par le canal des médias.»
Peut-on rendre inutile le prix du sang?
Le meilleur moyen de dissuader les familles des journalistes assassinés de régler ces affaires grâce au prix du sang est de prouver que les tribunaux et le gouvernement peuvent punir les coupables.
La PPF a proposé la mise en place d’un procureur spécial sur la violence à l’encontre des médias aux niveaux fédéral et provincial pour enquêter sur les cas des violences dirigées contre des journalistes.
L’organisation a également suggéré qu’en plus des indemnisations versées par les employeurs et le gouvernement, des fonds soient réservés aux familles des journalistes assassinés ou blessés. Cela allégerait en partie le fardeau financier des familles qui pourraient autrement se sentir obligées d’accepter le prix du sang.
Les entreprises de médias devraient également veiller à la sécurité de leurs journalistes. La formation à la sécurité et les directives de sécurité devraient être normalisées et promues dans les salles de rédaction. Les journalistes confrontés à de graves menaces devraient avoir la possibilité d’être délocalisés dans des lieux plus sûrs tout en prenant en charge leurs besoins financiers. Les médias peuvent se coordonner avec d’autres parties prenantes pour identifier les délocalisations sûres dans des villes pouvant offrir un refuge aux journalistes dont la vie est en danger.
En bref, accepter les offres de prix du sang pourrait être rendu inutile si les journalistes étaient en sécurité, si des lois et des règlements garantissaient leur protection, si le processus judiciaire était fonctionnel et si l’État collaborait activement avec les médias et les autres parties prenantes pour défendre la liberté d’expression.