À l'occasion du 25e anniversaire du massacre de la place Tian'anmen, l'IFEX se penche sur la façon dont les citoyens chinois trouvent des moyens pour percer la censure, en dépit des risques.
À Londres, à Trafalgar Square, un jeune garçon se tient debout les bras étendus. Il fait face à quatre personnes qui brandissent des photos de chars d’assaut. Il participent à une reconstitution, organisée par Amnesty-Royaume-Uni, de la fameuse « photo de l’Homme et du char d’assaut » où on voit un homme planté devant une colonne de chars à Beijing le 5 juin 1989, le lendemain matin du jour où la troupe a ouvert le feu sur les manifestants pro-démocratie qui s’étaient installés dans des tentes dressées sur la place Tian’anmen.
Voilà un événement parmi tous ceux qui se sont déroulés à travers le monde à l’occasion du 25e anniversaire de la répression, afin non seulement de commémorer ceux qui sont morts, mais aussi pour préserver l’histoire des manifestations qui ont eu lieu dans tout le pays et lutter contre l’« oblitération de la mémoire ».
Il n’y aura pas de commémoration de ce genre ailleurs en Chine, où la plupart des gens n’ont pas vu la photographie de « l’homme et du char d’assaut » et reçoivent très peu d’informations sur les manifestations, au-delà de ce qu’on en dit dans les discours politiques qui justifient la répression. Alors que, selon certaines estimations, des milliers de personnes ont été tuées place Tian’anmen en juin 1989, il n’y a jamais eu de compte rendu officiel quant au nombre des morts. L’information en ligne est fortement censurée, et les élèves n’en apprennent rien à l’école. Entre également en jeu un certain type d’auto-censure chez les citoyens chinois, où les parents font le silence sur ceratines indications pour protéger leurs enfants, fait remarquer Cheuk Kwan, président de l’Association de Toronto pour la démocratie en Chine (Toronto Association for Democracy in China).
En dépit de l’énergie implacable déployée par le régime pour faire disparaître tout souvenir de l’événement, un grand nombre de particuliers et de groupes trouvent des façons de jeter un peu de lumière sur le « tabou » de Tian’anmen. En voici cinq :
Visiter le premier musée du monde consacré au massacre de la place Tian’anmen
Ceux qui peuvent se rendre à Hong Kong peuvent aller visiter le premier musée du monde consacré aux manifestations de 1989 en faveur de la démocratie. Près de 7 000 personnes, de Hong Kong, de Chine continentale et d’ailleurs se sont rendus au Musée commémoratif du 4 juin depuis son inauguration, le 26 avril, indiquent les dépêches. Il est facile de passer devant le musée sans le voir si on ne sait pas ce que l’on cherche; les indications ne sont visibles que sur le tableau indicateur d’étage, à côté de l’ascenseur, dit Index on Censorship. À l’intérieur, les visiteurs peuvent voir des étalages de photos, des coupures de journaux, des vidéos d’autres présentations sur les manifestations.
Bien que le musée dispose d’un espace modeste, son existence même constitue une réussite. Au début les voisins ont réclamé sa fermeture. Un activiste installé aux États-Unis, Yang Jianli, qui a participé aux manifestations de 1989, s’est vu interdire l’entrée à Hong Kong pour assister à la cérémonie d’inauguration, devant laquelle ont protesté des partisans de la Chine. Et maintenant le musée risque une poursuite pour violation du contrat de l’immeuble.
« L’endroit ne paie pas de mine… [mais s’il ferme], ce sera une grande perte pour la Chine, parce que voici le seul endroit en Chine où on peut dévoiler publiquement la vérité sur les événements du 4 juin », a déclaré au South China Morning Post un des visiteurs venu du continent. Il savait déjà ce qui s’était passé en 1989 de par sa recherche en ligne et ses échanges avec des témoins oculaires, mais le musée l’a aidé à comprendre les événements plus en détail.
Encourager subtilement les étudiants à poser des questions
Un professeur du secondaire, qui était étudiant en 1989 et qui a participé aux manifestations, a expliqué au radiodiffuseur public du Canada, la CBC, comment il tâche de s’assurer que la prochaine génération apprend ce qui s’est passé, des manifestations et du massacre.
Les manifestations de 1989 qui se sont déroulées à Beijing et dans nombre d’autres villes sont absentes du cursus scolaire officiel; l’enseignant n’est pas autorisé à inclure quelque mention dans les manuels. Il soulève plutôt le sujet d’une manière détournée en citant des discours de dirigeants de partis politiques qui y font référence. Cela éveille la curiosité des étudiants. Ceux-ci sont ensuite encouragés à interroger leurs parents sur ce qui s’est passé ou à faire de la recherche en ligne en accédant à des sites miroirs ou à des copies de sites web interdits.
« Je ne peux parler directement des événements », dit à la radio de la CBC l’enseignant, qui ne s’identifie pas pour des raisons de sécurité. « Je ne veux pas perdre mon emploi… Mais je refuse d’oublier. L’histoire nous aide à comprendre le présent, même si la véracité de cette histoire nous fait souffrir. »
L’enseignant se plaint qu’un grand nombre de ses concitoyens ne savent pas – et peut-être même qu’ils s’en fichent, se préoccupant davantage de questions plus pressantes, comme la hausse du prix de l’habitation et l’économie.
Contourner le « grand coupe-feu » chinois
Le Grand coupe-feu, c’est la barrière numérique qui empêche les 600 millions d’usagers de l’Internet du pays de lire ce que leur gouvernement ne veut pas qu’ils voient en ligne. Près de 50 000 employés du gouvernement censurent les pages web et les mots-clés de recherche, d’après les reportages.
Ainsi, les blogues et les médias sociaux qui affichent des propos sur « la place Tian’anmen » et le « 4 juin » sont-ils rapidement censurés. Les autorités bloquent aussi les moyens alternatifs de se reporter à la date interdite, par exemple 6-4, 64, 63+1, 65-1, « 35 mai » et « 65 avril ». La veille du jour anniversaire, les censeurs ont également retiré les affichages contenant les mots « demain » et « aujourd’hui », de même que les mots « en mémoire de » et les illustrations de chandelles.
Néanmoins, il y a des moyens imaginatifs de contourner ces blocages. En 2013, la photo de « l’homme devant le char » a été reconfigurée avec des pièces de jeu de Lego, ou des chars sont modifiés par photoshop et transformés en canards géants en caoutchouc. Un laboratoire de recherche basé à l’Université de Toronto, Citizen Lab, s’est penché sur la façon dont les mots de passe sont utilisés pour discuter de sujets délicats. Comme les censeurs les détectent et les bloquent, les blogueurs jouent au chat et à la souris et doivent les changer continuellement.
Les citoyens se heurtent déjà sur Internet à un mur coupe-feu encore plus strict tandis que GreatFire.org, une organisation qui crée des sites miroir, rapporte que ces derniers jours tous les services de Google, de la recherche et des cartes Google jusqu’au plus inoffensif calendrier ou la plus petite application, sont également bloqués. On ne sait pas s’il s’agit d’un interdit temporaire lié à l’anniversaire de Tian’anmen ou d’une mesure plus permanente.
Le recours à l’art pour exprimer souvenirs et dissidence
Dans une société répressive, l’artiste ne doit-il poursuivre que la beauté, ou la beauté et la vérité ?
How Tiananmen lives in on in the world of Art http://t.co/WvsWe2rUJ0
— William Wan (@thewanreport) June 1, 2014
Pour quelques artistes auto-proclamés « dissidents » en Chine, les événements de Tian’anmen servent d’inspiration, selon le Washington Post. Ils utilisent leur art pour dire leur mécontentement devant la répression et l’autoritarisme en général.
Les artistes chinois veulent constamment mettre à l’épreuve les limites du gouvernement. La censure est de plus en plus relâchée lorsqu’il est question de la Révolution culturelle ou de personnages comme Mao Zedong, mais Tian’anmen reste un sujet tabou.
Certains artistes, comme Yan Zhengxue, « se moquent agressivement de la censure ». Yan a reçu récemment la visite de responsables de la sécurité d’État qui lui ont intimé l’ordre de ne pas parler de Tian’anmen aux médias étrangers.
Un autre artiste, Guo Jian, a été détenu le 3 juin après la parution d’une entrevue dans laquelle il parlait de la répression. L’artiste sino-australien a décrit une œuvre qu’il avait créée pour souligner l’anniversaire : un diorama de la place Tian’anmen recouvert de 160 kg de porc émincé.
Prendre la parole, en dépit des risques
Depuis des années les membres de l’IFEX documentent la façon dont les activistes, les écrivains et les journalistes affrontent les persécutions pour avoir parlé publiquement de Tian’anmen. « La place Tian’anmen continue à laisser flotter une lourde menace pour la liberté d’expression en Chine », dit Marian Botsford Fraser, présidente du Comité des écrivains en prison du PEN International (PEN’s Writers in Prison Committee, WiPC). « Non seulement cette tragédie constitue en elle-même un pan de l’histoire supprimé en Chine, mais un grand nombre de ceux qui ont manifesté il y a 25 ans sont toujours en prison, harcelés et réduits au silence. »
Cette persécution n’a fait que s’accroître à mesure qu’on approchait de l’anniversaire, indiquent la Fédération Internationale des journalistes, Freedom House et d’autres groupes. Amnistie Internationale et les Défenseurs chinois des droits de la personne conservent des listes d’activistes détenus, interrogés ou placés en résidence surveillée, ou encore disparus dans des circonstances suspectes en prévision du 4 juin.
On impose aussi le blackout des médias. Les journalistes chinois sont formés afin « de ne jamais aborder Tian’anmen, ni de près ni de loin », a expliqué à Index on Censorship un journaliste basé à Beijing. Les médias étrangers ont également été prévenus de s’abstenir de faire des reportages à partir de la place Tian’anmen, selon ce que disent les dépêches. Et aujourd’hui, 4 juin, tout journaliste présent sur le square était étroitement surveillé et éloigné du secteur, indique la BBC.
Each year in the run-up to anniversary of #Tiananmen, #China tries to intimidate journalists into silence. http://t.co/okePxSoNzI (1 of 2)
— CPJ (@pressfreedom) May 30, 2014
The 25th anniversary seems to have prompted an even broader crackdown, says @RobMahoney_CPJ. #Tiananmen http://t.co/okePxSoNzI (2 of 2)
— CPJ (@pressfreedom) May 30, 2014
Compte tenu des risques, le courage de ceux qui ont pris la parole et qui n’acceptent pas est digne d’éloges. Les Mères de Tian’anmen, un groupe de personnes qui ont survécu au 4 juin et de membres des familles des victimes, continuent de parler franchement. Même si certains membres du groupe sont placés sous surveillance 24 heures par jour ou ont été forcés de quitter Beijing et empêchés de tenir une commémoration privée pour marquer l’anniversaire de la mort de leurs enfants, le groupe a réussi à rendre publique certaine documentation nouvelle basée sur des entrevues menées en 2013 dans neuf provinces et régions, dont la Mongolie intérieure. Des extraits de ces entrevues sont inclus dans cette vidéo.
Organisez les commémorations les plus simples
Lorsqu’on a demandé à l’enseignant du secondaire ce qu’il pourrait faire à l’anniversaire de cette année pour se souvenir des événements, il a répondu qu’il pourrait aller marcher sur la place Tian’anmen, ou regarder un documentaire sur les manifestations. « C’est la seule chose que nous pouvons faire », a-t-il dit à la radio de la CBC.
Des dizaines de milliers de personnes participent à une vigile silencieuse aux chandelles au parc Victoria de Hong Kong le 4 juin 2014, pour souligner le 25e anniversaire de la répression militaire qui s’est abattue à BeijingREUTERS/Bobby Yip