Les progrès graduels réalisés vers la réduction des meurtres de journalistes dans le monde sont fragiles et pourraient être entravés par les recours juridiques et le manque de leadership politique, a constaté le CPJ dans son dernier rapport sur l’impunité des meurtres de journalistes en représailles.
Cet article a été initialement publié sur cpj.org le 28 octobre 2020.
L’Indice mondial de l’impunité 2020 du CPJ met en lumière les pays où les journalistes sont assassinés et les assassins échappent à la justice
Elana Beiser/directrice de la rédaction du CJP
Les progrès graduels réalisés vers la réduction des meurtres de journalistes dans le monde sont fragiles et pourraient être entravés par les recours juridiques et le manque de leadership politique, a constaté le CPJ dans son dernier rapport sur l’impunité des meurtres de journalistes en représailles.
L’indice mondial annuel de l’impunité du CPJ, qui met en évidence les pays où les journalistes sont visés par des meurtres et où leurs assassins s’en tirent indemnes, n’a guère changé par rapport à l’année précédente. La Somalie, la Syrie, l’Irak et le Soudan du sud occupent, dans l’ordre, les quatre premières places sur la liste, car la guerre et l’instabilité politique perpétuent le cycle de la violence et de l’anarchie.
Mais chaque année, l’indice inclut des pays plus stables où des groupes criminels et politiques, des politiciens, des chefs d’entreprise et d’autres acteurs puissants ont recours à la violence pour faire taire les journalistes critiques et d’investigation. Le CPJ a constaté que la corruption, la faiblesse des institutions et l’absence de volonté politique de mener des enquêtes solides sont autant de facteurs à l’origine de l’impunité dans ces pays, qui comprennent le Pakistan, le Mexique et les Philippines.
Au Pakistan, cette année, un développement juridique surprenant – bien qu’il n’affecte pas directement l’indice d’impunité 2020 – a montré que même les affaires de meurtre que l’on pensait depuis longtemps résolues peuvent être renversées.
Le 2 avril, la Haute Cour du Sind a annulé les condamnations pour meurtre de quatre hommes accusés de l’assassinat en 2002 du journaliste du Wall Street Journal Daniel Pearl. La décision a déclaré Ahmed Omar Saeed Sheikh, qui avait été condamné à mort auparavant, coupable seulement d’avoir enlevé Pearl et a réduit sa peine à sept ans, qu’il a déjà purgés. La famille Pearl et le gouvernement provincial du Sind ont fait appel et, selon des articles de presse, les quatre hommes étaient toujours emprisonnés à la fin du mois de septembre.
Comme l’a écrit le directeur exécutif du CPJ, Joel Simon, dans la Columbia Journalism Review, libérer ces hommes « serait un revers dévastateur pour la justice et enverrait également un message dangereux aux militants djihadistes au Pakistan et dans le monde entier, qui ont systématiquement pris pour cible les journalistes au cours des 18 années qui ont suivi l’assassinat de Pearl ».
Le Pakistan et les Philippines ont été des piliers de l’Indice mondial de l’impunité depuis sa création en 2008. Les Philippines sont le pays qui a le plus progressé dans le classement de cette année, passant du cinquième au septième rang des pires pays du monde.
Ce changement reflète le fait que le massacre d’Ampatuan, Maguindanao, en novembre 2009 de 58 personnes, dont 30 journalistes et deux travailleurs des médias, ne s’inscrit pas dans la période de dix ans prévue pour le calcul de l’indice. (En savoir plus sur la méthode de calcul employé par l’indice).
Des condamnations marquantes à la fin de l’année dernière ont conduit le CPJ à ajuster le statut des affaires Ampatuan d’« impunité totale » à « impunité partielle » – sans quoi elles n’auraient plus figuré dans le calcul de l’indice, quelle que soit la période. Le 19 décembre 2019, un tribunal régional a condamné le cerveau, son frère et 26 complices et a prononcé des peines de prison allant jusqu’à 40 ans. Les Philippines comptent 11 meurtres non éludcidés pour la période actuelle de l’indice de 10 ans, contre 41 pour l’indice de l’année dernière.
Cependant, l’affaire Ampatuan a pris une décennie entière à être jugée, et les principaux accusés, à savoir les cerveaux Andal Ampatuan fils et Zaldy Ampatuan, ont fait appel de leur condamnation. Dans le système juridique labyrinthique et politisé des Philippines, leurs contestations judiciaires pourraient prendre plusieurs années à être jugées et la possibilité de leur acquittement en appel plane toujours. De nombreux suspects sont toujours en liberté, y compris des membres du clan Ampatuan, ce qui expose ceux qui ont fait appel à la justice pour les journalistes assassinés à d’éventuelles représailles. Pendant ce temps, les assassinats impunis se poursuivent à un rythme soutenu, avec au moins deux journalistes philippins assassinés pour leur travail à ce jour en 2020.
En partie à cause de la baisse du classement des Philippines, le Mexique – le pays le plus meurtrier pour les journalistes de l’hémisphère occidental – est passé de la septième place l’année dernière à la sixième place pour l’impunité. Le nombre de meurtres non résolus au Mexique est de 26 pour cette période de 10 ans, contre 30 pour le précédent indice.
Au cours de la dernière année, les autorités mexicaines ont obtenu la condamnation de certains auteurs des meurtres de Miroslava Breach Velducea et de Javier Valdez Cárdenas, un lauréat du Prix international de la liberté de la presse du CPJ. Toutefois, les commanditaires de ces deux crimes sont toujours en liberté. Les perspectives de justice pour ces journalistes et d’autres s’assombrissent encore : le bureau du procureur spécial fédéral, largement responsable des progrès dans les affaires Breach et Valdez, s’occupe avec moins d’assurance des nouvelles affaires depuis l’entrée en fonction du président Andrés Manuel López Obrador. Jusqu’à présent, en 2020, au moins quatre journalistes ont été assassinés en représailles à leur travail au Mexique.
Au niveau mondial, le nombre de journalistes assassinés en représailles à leur travail a été le plus pas en 2019 que le CPJ ait enregistré en une année depuis 1992. La raison est difficile à cerner, l’autocensure, l’utilisation d’autres outils pour intimider les journalistes et la visibilité de certaines affaires récentes pouvant jouer un rôle.
Le nombre de meurtres en 2020 a déjà dépassé celui de 2019, mais n’est pas en voie d’augmenter de manière significative. Quelques développements juridiques supplémentaires, toutefois, ne sont pas de bon augure pour mettre fin au cycle de la violence et de l’injustice.
Le 7 septembre, la Cour d’appel de Belgrade a annoncé avoir annulé les condamnations de quatre anciens agents de la sécurité de l’État serbe impliqués dans le meurtre du journaliste Slavko Ćuruvija en 1999. L’affaire devrait être rejugée, selon les informations de presse. Le CPJ avait précédemment affirmé que l’enquête sur le meurtre de Ćuruvija – menée par une commission conjointe de journalistes et de fonctionnaires – était un modèle de lutte contre l’impunité en raison de sa transparence, de son équipe d’enquête mixte et de sa volonté de suivre de nouvelles pistes.
En Slovaquie, le 3 septembre, un tribunal pénal a acquitté un magnat des affaires soupçonné d’avoir commandité les meurtres du journaliste d’investigation Ján Kuciak et de sa fiancée en 2018. La famille de Kuciak s’est engagée à faire appel, selon les médias. Kuciak était l’un des deux journalistes ayant fait des reportages sur la corruption dans l’Union européenne et qui ont été assassinés en l’espace de six mois. L’autre était Daphne Caruana Galizia à Malte, dont le meurtre en 2017 n’a donné lieu à aucune condamnation.
Au cours de la période de dix ans couverte par l’indice, qui s’est terminée le 31 août 2020, 277 journalistes ont été assassinés dans le monde entier en raison de leur travail et dans 83 % de ces cas, aucun des auteurs n’a été poursuivi avec succès. Au cours de la dernière année de référence de l’indice, le CPJ a enregistré une impunité totale dans 86 % des cas. Le taux d’impunité totale a légèrement diminué ces dernières années. Dans « The Road to Justice », un examen de 2014 sur les causes de l’impunité des meurtres de journalistes et les solutions possibles, le CPJ a constaté que les tueurs ont été libérés dans neuf cas sur dix entre 2004 et 2013.
Illustrant la nature bien ancrée de l’impunité, les 12 pays de l’indice représentent 80 % du total mondial des meurtres de journalistes non résolus pour la période de 10 ans de l’indice. Ces douze pays ont tous figuré à plusieurs reprises depuis que le CPJ a établi l’indice en 2008, et sept d’entre eux ont figuré chaque année.
Le Nigeria est le seul pays à sortir de l’indice cette année. Un meurtre commis dans ce pays en 2009 n’est pas inclus dans la décennie sous examen.
Méthode
L’Indice mondial de l’impunité du CPJ calcule le nombre de meurtres de journalistes non élucidés en pourcentage de la population de chaque pays. Pour le présent indice, le CPJ a examiné les meurtres de journalistes survenus entre le 1er septembre 2010 et le 31 août 2020 et qui demeurent non élucidés. Seuls les pays comptant au moins cinq cas non élucidés sont inclus dans l’indice. Le CPJ définit le meurtre comme un assassinat délibéré d’un journaliste spécifique en représailles au travail de la victime. Cet indice ne comprend pas les cas de journalistes tués au combat ou lors de missions dangereuses, telles que la couverture de manifestations qui tournent à la violence. Les cas sont considérés comme non résolus lorsqu’aucune condamnation n’a été obtenue, même si des suspects ont été identifiés et sont en détention. Les cas dans lesquels certains mais pas tous les suspects ont été condamnés sont classés comme des cas d’impunité partielle. Les cas dans lesquels les auteurs présumés ont été tués lors de leur arrestation sont également classés comme des cas d’impunité partielle. L’indice ne recense que les meurtres qui ont été commis en toute impunité ; il n’inclut pas les cas où une justice partielle a été rendue. Les données démographiques des Indicateurs du développement dans le monde 2019 de la Banque mondiale, consultés en septembre 2020, ont été utilisées pour calculer le taux de chaque pays.