Le mois d’octobre 2021 en Europe et en Asie centrale. Un tour d’horizon de l’état de la liberté d’expression réalisée par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX, sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
En octobre, de nouveaux noms ont été ajoutés aux listes des « extrémistes » en Biélorussie et des « agents étrangers » en Russie. Cependant, il y a eu aussi une évolution des lois qui pénalisent les insultes au chef de l’État en Belgique et en Turquie, et des progrès dans la campagne contre les « lois baillons », ou SLAPP.
Étouffer la dissidence, cibler les avocats
En Biélorussie, le gouvernement Loukachenko a poursuivi ses efforts pour éradiquer la résistance politique et la liberté d’opinion tout en resserrant son étau sur la liberté d’expression, la société civile et les libertés numériques.
En octobre, le gouvernement a adopté une résolution qui fait de l’abonnement à des chaînes « extrémistes » sur la messagerie Telegram, comme Nexta, une infraction pénale, passible d’une peine pouvant aller jusqu’à sept ans de prison. Ce mois a également vu les députés adopter à l’unanimité un projet de loi qui pénaliserait l’appel à des sanctions contre la Biélorussie, et des rapports selon lesquels le ministère de l’Intérieur biélorusse est en train d’établir une liste d’individus « extrémistes ».
Parmi ces chaînes sur Telegram qualifiées d’« extrémistes », il y avait Golos (Voix), la chaîne officielle de la cheffe de l’opposition en exil Sviatlana Tsikhanouskaya, contre laquelle une autre affaire pénale a été ouverte ce mois-ci. Sviatlana Tsikhanouskaya a appelé à une journée de solidarité avec les prisonniers politiques biélorusses, qui sont désormais plus de 830 en novembre.
[Traduction : Le 27 nov., Journée de solidarité avec les prisonniers politiques biélorusses. J’appelle à la solidarité par des rassemblements, des déclarations, le port de nos couleurs nationales, l’envoi de lettres aux prisonniers politiques. Montrons à ceux qui souffrent par la faute du régime que vous #StandWithBelarus. ]
Les médias indépendants ont à nouveau été dans la ligne de mire. Un nouveau dossier judiciaire a été ouvert contre un nombre indéterminé de journalistes de Tut.by, qui sont accusés d’incitation à la haine et à la discorde sociale, et qui risquent jusqu’à 12 ans de prison s’ils sont reconnus coupables. Des employés du journal indépendant Novy Chas ont été entendus et leurs domiciles et bureaux ont été perquisitionnés par les autorités. Les sites Web de Novy Chas, Deutsche Welle et Current Time ont été également bloqués.
Vers la fin du mois d’octobre, les autorités ont interdit aux avocats représentant l’ancien candidat à la présidentielle emprisonné Viktar Babaryka d’exercer. Au total, quatre des défenseurs de Babaryka ont été radiés de leur profession. Human Rights Watch rapporte qu’« au moins 27 avocats ont déjà été interdits d’exercer ou suspendus pour avoir dénoncé la récente vague de répression ». De plus, de nouveaux amendements restrictifs entreront en vigueur en novembre, augmentant ainsi l’autorité du ministère de la Justice sur les avocats biélorusses et restreignant considérablement leur indépendance.
Tenir pour responsables les membres du régime biélorusse qui ont commis de graves violations des droits humains est un objectif à long terme de nombreux défenseurs des droits. Ce mois-ci, le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR), en collaboration avec l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), a déposé une plainte au pénal pour crimes contre humanité auprès du procureur général en Allemagne contre six hauts gradés de l’appareil de sécurité biélorusse.
Pour suivre une discussion approfondie sur « l’attaque contre la liberté d’expression et les droits humains en Biélorussie », regardez la vidéo de cet évènement parallèle virtuel organisé par l’ONU, co-parrainé par diverses missions permanentes et par PEN America, Human Rights Watch et le Comité pour la protection des journalistes. Parmi les orateurs, la présidente de PEN Biélorussie, Svetlana Alexeivich, Anaïs Marin, rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits de humains en Biélorussie, Rachel Denber de Human Rights Watch, Gulnoza Said du Comité pour la protection des journalistes, Polina Sadovskaya de PEN America, parmi d’autres.
Consultez également le récent rapport de PEN Biélorusssie sur la violation des droits des travailleurs culturels.
Outrage et insultes au chef de l’Etat
L’affaire du rappeur espagnol en exil Valtonyc – qui vit en Belgique mais a été reconnu coupable en Espagne et condamné à 3 ans et demi de prison pour « outrage à la monarchie » et « apologie du terrorisme » – a débouché sur un dénouement heureux dans son pays d’accueil. Fin octobre, en examinant la demande de l’Espagne d’extrader l’artiste, la Cour constitutionnelle belge a jugé que le crime d’ « outrage à la monarchie » – prévu en Belgique depuis 1847 – était inconstitutionnel. Ainsi, une loi anachronique menaçant la liberté d’expression a été supprimée et la demande d’extradition de Valtony pour « outrage à la monarchie » a été rejetée. Cependant, la Cour d’appel de Gand aura le dernier mot sur l’ordonnance d’extradition.
[ Traduction: J’ai toujours été clair que je voulais placer mon cas dans le cadre des droits fondamentaux pour l’intérêt général. Nous avons réussi, nous avons gagné et la Belgique va supprimer l’outrage á la royauté du code pénal. Je n’ai pas courbé l’échine et vous ne m’avez pas abandonné. ]
De nombreux pays européens conservent des lois contre les outrages à la monarchie, notamment le Danemark, la France, l’Allemagne, la Grèce, l’Islande, l’Italie, la Pologne, le Portugal, la Slovénie et la Suède.
Les poursuites pour outrage ou insultes au chef de l’État sont particulièrement courantes en Turquie, où, selon un rapport récent, « l’outrage au président » et « l’apologie du terrorisme » ont été les deux accusations les plus couramment utilisées pour étouffer les critiques au cours de la période 2015-2019. Le président Erdoğan est particulièrement actif à cet égard, il a déposé 38 581 plaintes pour « outrage au président » entre 2014 et 2020 (les cinq présidents précédents en ont déposé 1 816 cas au total). Les journalistes et les citoyens ordinaires turcs sont visés par cette accusation : rien que le mois dernier, un homme a été condamné à 1 an et 3 mois de prison uniquement pour avoir partagé en ligne la manchette d’un journal décrivant le président Erdoğan comme un dictateur. Cependant, le mois d’octobre a également vu une évolution importante : la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a appelé la Turquie à réviser la législation pénalisant « l’outrage au président » après avoir statué que la Turquie avait violé la liberté d’expression d’un citoyen en le détenant en vertu de cette loi.
Il y a peu de chances que la Turquie se conforme à la décision de la CEDH, tout comme elle a refusé de se conformer aux autres décisions très médiatisées de la Cour européenne. En effet, quelques jours après l’arrêt de la CEDH, la Turquie a condamné l’avocat Sedat Ata à 11 mois et 20 jours de prison pour « insulte » à Erdoğan.
[Traduction : Malgré une décision de la Cour européenne des droits de l’homme qui déclare que l’arrestation d’individus pour « insulte au président » était une violation des droits, la Turquie a condamné l’avocat Sedat Ata à 11 mois et 20 jours de prison pour « insulte » à Erdoğan. ]
Le non-respect des décisions de la CEDH est l’une des principales préoccupations soulignées dans le Rapport 2021 de la Commission européenne sur la Turquie (publié ce mois-ci). Les auteurs soulignent également la pression continue sur la société civile, le manque d’indépendance judiciaire, la détérioration continue de la liberté de la presse et des droits fondamentaux, le retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul et son atteinte aux droits des femmes, et l’augmentation des discours discriminatoires à l’encontre des personnes LGBTQI+.
Pendant ce temps, le nombre d’agressions physiques contre les journalistes en Turquie continue d’augmenter. Le Rapport de BİA Media Monitoring recense 29 agressions perpétrées au cours du 3e trimestre 2021. Selon le même rapport, 248 articles de presse (dont 141 articles du média Bianet) ont fait l’objet de blocages d’accès en ligne au cours de cette période.
En attendant novembre
Une décision sur l’extradition de Julian Assange est attendue dans les prochaines semaines. La dernière semaine d’octobre, les autorités américaines se sont présentées devant un tribunal, où elles faisaient appel d’une décision antérieure d’un juge britannique de ne pas autoriser l’extradition du fondateur de Wikileaks. Reporters sans frontières et PEN Norvège, qui ont assisté à l’audience en tant qu’observateurs, ont fourni des résumés éclairant la procédure. Peu avant l’audience, des groupes de défense des droits ont plaidé conjointement auprès du procureur des Etats-Unis pour qu’il abandonne les poursuites contre Assange. S’il est extradé vers les États-Unis, il risque 175 ans de prison.
[Traduction : « Julian ne devrait jamais être extradé, car il faisait son travail de journaliste (…). Cela doit prendre fin. » dit @StellaMoris1, compagne de Julian Assange, ce matin devant l’entrée du tribunal.
L’artiste chinois @aiww est présent à la manifestation à Londres pour la libération de Julian Assange.
La menace que représente pour les journalistes, les ONG et la société civile les Poursuites stratégiques contre la participation publique (SLAPP) est largement reconnue. La campagne pour une législation anti-SLAPP à l’échelle de l’UE a fait un grand pas en octobre lorsque les députés européens de deux commissions ont voté en faveur d’un pré-rapport sur les mesures anti-SLAPP, y compris juridiques. Le rapport, qui sera voté durant la plénière du Parlement européen en novembre, formule plusieurs recommandations, notamment des propositions de rejet anticipé des SLAPP, des sanctions pour les demandeurs, la prévention du « tourisme de diffamation » et une directive européenne établissant des normes minimales pour protéger les victimes.
[ Traduction : Nous avons besoin de règles fortes pour protéger les journalistes et la société civile contre des acteurs puissants qui utilisent des poursuites stratégiques pour faire taire les critiques. Les #SLAPP ne peuvent pas être une arme pour intimider ceux qui recherchent la vérité. Aujourd’hui, les députés européens ont voté pour le changement. Lire le fil.]
En Turquie, Osman Kavala, leader emprisonné de la société civile, sera à nouveau devant le tribunal le 26 novembre (PEN Norvège sera l’observateur). Les fausses accusations portées contre lui – tentative de « renverser l’ordre constitutionnel » et « espionnage » – ont été condamnées au niveau international et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a décidé qu’il devait être immédiatement libéré. En septembre, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a annoncé qu’il engagerait une procédure d’infraction si la Turquie ne se conformait pas à l’arrêt de la CEDH, et que le Comité votera sur la décision fin novembre. En octobre, 10 ambassadeurs ont lancé un appel conjoint pour la libération de Kavala. L’ordre ultérieur du président Erdoğan déclarant ces 10 ambassadeurs personae non gratae menaçait de provoquer une crise diplomatique. Toutefois, cette potentielle crise a été rapidement évitée.
Le premier symposium annuel des médias en Turquie de l’Institut international de la Presse, intitulé « The New Media Rising », a eu lieu les 4 et 5 novembre.
En bref
- Le 16 octobre a marqué le quatrième anniversaire du meurtre de la journaliste Daphne Caruana Galiziaà Malte. IFEX s’est joint à d’autres groupes de défense de la liberté de la presse pour réitérer son appel à sanctionner toutes les personnes impliquées dans ce crime. Des représentants d’ARTICLE 19, du Comité pour la protection des journalistes, du Centre européen pour la liberté de la presse et des médias, ainsi que la Fédération européenne des journalistes et Reporters sans frontières ont entrepris une mission de haut niveau sur la liberté de la presse à Malte où ils ont appelé le Premier ministre Robert Abela à renforcer la liberté des médias.
- Peu de temps après que le journaliste Dmitry Muratov a reçu le Prix Nobel de la paix de cette année, la Russie a ajouté un nouveau groupe de journalistes et de médias indépendants à sa liste d’ « agents étrangers » (qui comprend actuellement plus de 50 médias et individus). La récente vague de nouveaux ajouts à la liste a commencé en septembre, juste avant les élections législatives. Les activités qui peuvent conduire un journaliste à être qualifié d’ « agent étranger » incluent les reportages sur l’armée, l’agence spatiale et les services de sécurité du pays.
- Octobre a vu le premier anniversaire de la décision du Tribunal constitutionnel qui a pratiquement interdit l’avortement légal en Pologne. Un bref rapport de Human Rights Watch donne un aperçu de la façon dont la décision porte préjudice aux femmes, non seulement en leur refusant leurs droits reproductifs, mais aussi via l’environnement de plus en plus hostile et dangereux auquel les militantes des droits des femmes sont confrontées depuis la décision. En septembre 2021, un groupe d’activistes ultra-conservateurs a présenté au Parlement un nouveau projet de loi d’initiative civique : « Stop à l’avortement ». Si le projet de loi devient loi, Human Rights Watch estime qu’ « elle considérerait l’avortement à tout moment comme un homicide et entraînerait des sanctions pénales contre les femmes qui avortent et toute personne qui les assiste, pouvant aller jusqu’à 25 ans de prison. »
- En Grèce, les membres du mécanisme de Réponse rapide pour la liberté des médias (MFRR, Media Freedom Rapid Response) ont appelé le gouvernement à retirer les amendements proposés instaurant des amendes et des peines de prison d’au moins six mois pour les journalistes reconnus coupables d’avoir publié de « fausses nouvelles ». Vous pouvez vous inscrire à la newsletter du MFRR pour être informé de leur veille sur les violations de la liberté des médias.