Dans sa quête de la vérité, Anna Politkovskaya, l'une des plus célèbres journalistes d'investigation russes, a bravé les passages à tabac, les balles et le poison.
Si vous voulez continuer à travailler comme journaliste, c'est la soumission totale à Poutine. Dans le cas contraire, ça peut être la mort, la balle, du poison ou un procès - quels que soient nos services spéciaux, les chiens de garde de Poutine trouvent cela correct.
Courageuse, indépendante et critique acerbe du régime de Vladimir Poutine, Anna Politkovskaya était l’une des journalistes d’investigation les plus connues de Russie. Assassinée en 2006, son héritage est un couteau à double tranchant: les jeunes journalistes la considèrent comme un modèle de ce qu’ils peuvent aspirer devenir; les criminels utilisent son nom comme synonyme des menaces quand ils veulent faire taire les journalistes trop curieux.
Fille de diplomates soviétiques, Politkovskaya a commencé sa carrière dans le journalisme peu de temps après l’obtention de son diplôme de l’université. De 1982 à 1993, elle a été reporter et rédactrice pour Izvestia; de 1994 à 1999, elle a été rédactrice en chef adjointe d’Obshchaya Gazeta; et de 1999 à 2006, elle a écrit pour Novaya Gazeta. En plus du journalisme, Politkovskaya a publié plusieurs livres, dont La Russie de Poutine – une dénonciation virulente de la corruption des officiels et des abus des droits qui étaient (et sont) si répandus dans sa patrie. Elle a été célébrée à l’échelle internationale et a reçu de nombreux prix, dont le Prix mondial d’Amnesty International pour le journalisme des droits humains en 2001, le Prix Index on Censorship pour la défense de la liberté d’expression, le Prix du Centre PEN American pour la liberté d’écrire en 2002 et, à titre posthume, le Prix mondial de la liberté de la presse UNESCO / Guillermo Cano en 2007.
Politkovskaya était surtout connue pour son travail dénonçant les violations des droits humains perpétrées par les russes et les séparatistes tchétchènes lors de la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2009). Cela lui a valu la rancune des protagonistes des deux côtés du conflit, dont Vladimir Poutine et son voyou d’allié tchétchène, Ramzan Kadyrov (à l’époque premier ministre et maintenant président de la Tchétchénie). Elle parlait souvent avec dédain de ces hommes et de leur corruption personnelle, et une fois elle a décrit Kadyrov comme « une marionnette… un lâche armé jusqu’aux dents et entouré de gardes du corps ».
Politkovskaya émettait également de fréquents avertissements sur la menace que la montée en puissance de Poutine faisait peser sur la liberté d’expression. Une semaine après le désastre du régime dans la gestion de la prise d’otages de Beslan en 2004 (qui avait vu plus de 187 enfants mourir lorsque les forces de sécurité russes ont utilisé des armes de combat contre des séparatistes tchétchènes cachés dans une école), elle a écrit au sujet des retentions d’informations et des journalistes qui répétaient comme des perroquets la version du gouvernement sur le siège:
« Nous retournons dans un abîme soviétique, dans un vide d’informations qui annonce la mort à partir de notre propre ignorance. Tout ce qui nous reste est Internet, où l’information est toujours disponible gratuitement. Pour le reste, si vous voulez continuer à travailler comme journaliste, c’est la soumission totale de Poutine. Dans le cas contraire, ça peut être la mort, la balle, du poison ou un procès – quels que soient nos services spéciaux, les chiens de garde de Poutine trouvent cela correct. »
Politkovskaya n’était pas épargnée par les menaces, la violence, les balles ou le poison. En 2001, lorsqu’elle enquêtait sur des allégations selon lesquelles des forces pro-russes avaient enlevé et torturé des civils dans le petit village tchétchène de Khattuni, elle a été détenue par les troupes russes, interrogée, battue et gardée dans une fosse pendant trois jours; elle avait également été forcée de subir un simulacre d’exécution, qu’elle décrit dans son livre, Un petit coin d’enfer: Dépêches de Tchétchénie:
« Un lieutenant-colonel au visage basané et aux yeux sombres et écarquillés dit d’un ton sérieux: ‘Allons-y. Je vais t’abattre.’ Il me conduisit hors de la tente dans l’obscurité totale. Les nuits ici sont impénétrables. Après avoir marché pendant un moment, il dit: ‘Prêt ou pas, j’y suis.’ Quelque chose explosa avec un feu saccadé autour de moi, criant, rugissant et grognant. Le lieutenant-colonel était très heureux quand je me suis recroquevillée dans la peur. Il s’est avéré qu’il m’avait conduit juste sous le lance-roquettes ‘Grad’ au moment où il a été tiré. »
Le 5 octobre 2006, Politkovskaya a parlé de manière déprimée à Radio Free Europe Radio Liberty (RFERL) des violations des droits humains en Tchétchénie et notamment de l’augmentation des tortures et des disparitions sous Kadyrov (qu’elle a appelé un « Staline des temps modernes »). Lors de l’interview, qui coïncidait avec le 30ème anniversaire de Kadyrov, Politkovskaya a déclaré à RFERL: « Je n’ai qu’un seul rêve pour l’anniversaire de Kadyrov: je rêve de le voir assis un jour dans le box des accusés d’un procès conforme aux normes légales les plus strictes pour tous ses crimes énumérés et documentés. »
C’était la dernière interview qu’elle a donnée. Deux jours plus tard, le 7 octobre 2006, Politkovskaya a été retrouvée morte dans le hall de l’immeuble des appartements de Moscou où elle vivait. Elle avait été abattue de quatre balles tirées à bout portant dans ce qui a clairement l’air d’un meurtre sur contrat. Elle avait 48 ans.
Le meurtre de Politkovskaya a été condamné par les organisations de la liberté de la presse et les gouvernements du monde entier. Des manifestations ont eu lieu dans les rues de Moscou pour réclamer justice. Tout cela a été ignoré par les autorités russes, qui n’ont fait aucun commentaire sur le meurtre avant que Poutine ne se rende en Allemagne le 10 octobre, jour des funérailles d’Anna Politkovskaya. Lorsqu’on lui a demandé lors d’une conférence de presse au sujet de la mort de la journaliste, sa réponse était dégoutante et brève. Politkovskaya, dit-il, était une « critique acerbe » dont « l’influence sur la vie politique en Russie était extrêmement insignifiante ».
La justice pour Anna Politkovskaya tardait à venir et, quand elle arriva, elle n’était pas entièrement satisfaisante. Après les procès, les acquittements et les reprises des procès, six hommes ont finalement été reconnus coupables du meurtre de la journaliste: l’un a été condamné à 11 ans dans une colonie pénitentiaire en 2012; les cinq autres ont été condamnés à perpétuité en 2014. Ceux qui ont ordonné le meurtre n’ont pas été identifiés.
Illustration de Florian Nicolle