Jineth Bedoya Lima, journaliste primée, a travaillé sans cesse pour mettre en avant les problèmes de violences sexuelles contre les femmes. Une décision historique, en 2021, a crée un précédant pour la protection des femmes journalistes.
Suite à la libération suivie d'une nouvelle arrestation en moins d'une semaine du principal suspect de son affaire, on pouvait lire dans El Tiempo: J'ai séché mes larmes et j'invite maintenant mes confrères à me rejoindre pour donner une voix à toutes les autres femmes qui méritent que leurs cas soient entendus.
Née en Colombie en 1974, Jineth Bedoya Lima est une journaliste primée qui lutte pour les droits des femmes. Elle est aussi connue pour ses reportages sur les groupes paramilitaires colombiens que pour les enlèvements et les menaces dont elle a été victime en 2000 et 2003 dans le cadre de son travail. En 2000, elle est enlevée, torturée et violée et son affaire est devenu le symbole de la corruption qui gangrène le système judiciaire colombien.
Le 25 mai 2000, jour de son attaque, Bedoya enquêtait pour un reportage pour El Espectador sur des faits de violences dans une prison de haute sécurité impliquant des officiels et des groupes paramilitaires. Alors qu’elle était à la prison, pour ce qui s’avéra être de faux prétextes, afin d’interviewer un responsable paramilitaire, elle a été enlevée, torturée et violée par trois miliciens. Alors qu’ils la torturaient, ses assaillants lui ont dit, “Nous envoyons un message à la presse en Colombie.” L’enlèvement a eu lieu en plein jour et on le soupçonne, avec la complicité des autorités locales.
Dans les années qui ont suivi son enlèvement, Bedoya a inlassablement lutté pour attirer l’attention du public sur les questions de violences sexuelles contre les femmes. Désormais accompagnée de gardes du corps armés, elle a continué à relater les conflits et l’histoire des groupes paramilitaires de Colombie.
En 2000, elle a reçu le prix international de la liberté de la presse du Canadian Journalists for Free Expression, et en 2001 elle a gagné le Prix du Courage en Journalisme décerné par l’International Women’s Media Foundation. En 2012, Bedoya a également été récompensée du Prix International de la Femme de Courage décerné par le Secrétaire d’Etat.
La décision du procureur général en septembre 2014 de reconnaître les agressions dont elle a été victime comme crime contre l’humanité a été bien accueillie, mais, le 1 juin 2015, le même bureau décidait d’abandonner les charges contre l’un des suspects, Alejandro Cárdenas Orozco. Il a de nouveau été arrêté seulement quelques jours plus tard.
Les membres locaux de l’IFEX en Colombie, la Fondation pour la liberté de la presse (FLIP), dont les avocats ont représenté Bedoya et avait organisé en 2011 une pétition sur son affaire avec la Commission inter-américaine sur les droits de l’homme, ont déclaré dans un tweet qu’ils espéraient que ce soit le premier pas pour mettre finalement un terme aux années d’impunité dont Bedoya avait été victime.
Malgré tant de temps passé, les procédures juridiques dans l’affaire ont avancé à mi-vitesse, en raison d’un système judiciaire défaillant et d’un manque de volonté politique de la part de l’État lorsqu’il s’agit d’enquêter et de punir les responsables des crimes.
Cependant, son cas a connu de nouveaux développements importants en 2019. Le 16 janvier, la Commission interaméricaine des droits de l’homme a annoncé qu’elle avait approuvé son rapport sur le fond. La Commission a conclu que l’État de Colombie était responsable de la violation de son droit à la vie, à l’intégrité personnelle, aux libertés personnelles, à la vie privée, à la liberté d’expression et à l’égalité devant la loi et à des garanties judiciaires.
La Commission a recommandé, entre autres mesures, que la Colombie mène une enquête complète, impartiale et efficace, dans un délai raisonnable, pour établir toutes les circonstances entourant les crimes commis contre le journaliste, y compris la participation éventuelle d’agents de l’État, afin de garantir la sécurité de Bedoya et de sa famille. Une autre recommandation était que la Colombie adopte des mesures de protection effectives pour garantir la sécurité des femmes journalistes exposées à des risques particuliers dans l’exercice de leur profession.
En mai 2019, soit 19 ans après l’attaque, deux hommes ont été condamnés. Un tribunal de Bogotá a condamné Jesús Emiro Pereira Rivera à 40 ans et six mois de prison pour enlèvement, viol et torture. Le tribunal a également condamné Alejandro Cárdenas Orozco à 30 ans de prison pour voies de fait; il avait déjà été condamné à 11 ans de prison en 2016 pour enlèvement et torture dans cette affaire. Les deux hommes ont fait appel de leur peine. Dans cette décision, le tribunal a estimé que d’autres tiers pouvaient être tenus pour responsables, dont un ancien haut responsable de la police, et a transmis des copies de l’affaire au parquet pour complément d’enquête.
Le 16 juillet 2019, après avoir conclu que l’État colombien ne s’était pas conformé aux recommandations énoncées dans son rapport sur le fond, la Commission interaméricaine a décidé de soumettre l’affaire Bedoya à la cour interaméricaine des droits de l’homme.
Le 28 octobre de cette même année, le Tribunal supérieur de Bogota a confirmé les condamnations.
Bien que cette décision ait été bien accueillie, Bedoya a continué à être ciblée; en août 2019, le même jour où l’IAPA a annoncé qu’elle lui décernerait son grand Prix 2019 de la liberté de la presse, elle a reçu des appels et des messages de menaces. Le 30 avril 2020, Bedoya a reçu le Prix Mondial de la liberté de la presse UNESCO/Guillermo Cano.
Plus d’un an plus tard, la Cour interaméricaine a déclaré l’État colombien responsable de la violation des droits de Bedoya à l’intégrité personnelle, à la liberté personnelle, à l’honneur et à la dignité, à la liberté de pensée et d’expression, et d’avoir manqué à son devoir de diligence envers Bedoya en tant que femme journaliste.
La décision de la Cour est historique, car elle souligne l’utilisation de la violence sexuelle comme méthode pour faire taire les femmes journalistes. Elle crée également un précédent important dans les normes internationales des droits humains pour protéger les femmes journalistes qui ont été victimes de violences sexuelles. La décision a également déterminé que l’État colombien devrait fournir une série de réparations, y compris une indemnisation, la mise en œuvre d’une politique efficace et de mesures systémiques pour protéger les femmes journalistes ainsi que la mise en place d’un programme de sensibilisation sur la question de la violence sexiste inspiré par la campagne de Bedoya.
Illustration de Florian Nicolle