Journaliste et militante pour les droits humains, Oksana Chelysheva fait face à des menaces de mort et des poursuites pour son travail de campagne pour la paix et la justice dans le monde russophone.
Ce qui auparavant étaient des moyens extrajudiciaires de faire taire les voix critiques, ce sont transformés en lois.
Le 1er septembre 2014, un groupe de séparatistes Tchétchènes pénètre dans l’école élémentaire N°1 à Beslan, une petite ville d’Ossétie du Nord, en Russie ; ils prennent environ 1100 personnes en otage. La crise dure trois jours et est brutalement terminée par les forces de sécurité Russes qui assaillent l’école en utilisant des chars, des bombes incendiaires et des armes de guerre. C’est un bain de sang : plus de 300 personnes sont tuées, dont 187 enfants. La fureur des parents endeuillés contre les méthodes irresponsables des autorités sont accentuées par l’enquête profondément déficiente qui suit, qui mène à une miriade de controverses non étudiées. Puis, telle est la nature sans dessus-dessous de la justice en Russie : les mères en deuil accusant les autorités d’être également responsables du désastre sont emprisonnées ou jugées.
Beslan a changé la vie de tous les Russes, pas uniquement à cause de la douleur nationale causée par la tragédie, mais parce que le président Poutine a exploité la tragédie pour asseoir son pouvoir présidentiel, en mettant en place des lois qui poussent la Russie un peu plus loin sur la route de l’autoritarisme.
Pour la journaliste Oksana Chelysheva, la tragédie a eu un impact spécifique : elle l’a fait passé de simple journaliste à journaliste-militante. « Si je n’avais rien fait pour sauver les otages » déclarait-elle dans une interview de 2012, « J’aurai arrêter mon travail de journaliste, parce que je n’aurai pas pu dormir sachant qu’il y avait une chance de sauver [ces] gens. Durant la confrontation entre les preneurs d’otages et les autorités, Chelysheva essaye d’organiser des négociations de paix en interviewant les leaders séparatistes Tchétchènes (qui n’étaient pas impliqués dans la prise d’otage) et en publiant leur déclaration condamnant le terrorisme. Mais en vain, les autorités russes n’étaient pas intéressées par la paix.
Beslan est l’une des nombreuses atrocités ayant eu lieu lors de la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2009): un rapport d’Amnesty International fait état de bombardements sans distinction de civils par les forces russes et de centaines d’exécutions extrajudiciaires à la fois par les Russes et les séparatistes tchétchènes. Plus de 50 fosses communes ont été découvertes.
Les journalistes russes qui osent publier avec précision sur ce qui se passe en Tchétchénie subissent les foudres des autorités et de leurs hommes de main : Anna Politkovskaya, une amie de Chelysheva également journaliste, a payé le prix ultime pour avoir exposé les scandales de la guerre en Russie. Chelysheva s’est aussi fait des énnemis dans les hautes sphères et son approche équilibré et impartiale du conflit (pour laquelle elle a reçu le prix Amnesty International pour son travail de journalisme sous la menace), et ses vives critiques de Poutine, ne sont pas restées impunies : en 2007, les autorités Russes ferment la Russian-Chechen Friendship Society (RCFS) (société pour l’amitié russo-tchétchène), une organisation journalistique indépendante dont Chelysheva était vice-présidente ; en 2012, les autorités essayent d’interdire un livre sur les abus des droits humains pendant le conflit que Chelysheva a co-écrit, l’accusant « d’extrêmisme ». Mais le plus inquiétant restent les menaces de morts.
Chelysheva a commencé à recevoir des menaces de mort lorsqu’elle travaillait pour RCFS, et elles se poursuivent depuis. Déterminée et courageuse, elle commence par éconduire les appels téléphoniques menaçants. Mais alors que l’atmosphère de la Russie de Poutine devient de plus en plus intolérante et nationaliste (nourrie en partie par un ensemble de nouvelles lois draconiennes réprimant la liberté d’expression), elle commence à prendre les menaces plus au sérieux. Parfois elle est suivie et en 2013 une page Facebook appelée ‘La chasse à Oksana Chelysheva’ est créée, de nombreuses menaces de morts y sont publiées, et encore plus refroidissant, on y tente de la localiser. Craignant pour sa vie, Chelysheva fuit la Russie.
Mais elle poursuit son travail. En 2012, une manifestation contre Poutine rassemble plusieurs milliers de personnes sur la place Bolotnaya à Moscou, la manifestation dégénère violemment quand des douzaines de manifestants affrontent la police. Les autorités Russes réagissent violemment : plus de 400 personnes sont arrêtées et plusieurs font face à des condamnations douteuses ; l’un des responsables de la manifestation est condamné – à la façon soviétique – à un traitement psychiatrique forcé. De nombreux militants pacifistes fuient à Kiev, recherchés par le FSB russe. Certains d’entre eux sont traînés dans les rues de Kiev par les agents russes agissant dans l’Ukraine alors pro-russie ; d’autres qui ont réussit à s’enfuir (sans argent) dans des pays tiers, reçoivent le soutien moral, les conseils et le soutien financier de Chelysheva.
En 2014, les instincts de journaliste de Chelysheva et son esprit humanitaire sont appelés une nouvelle fois à l’action. A la suite de l’éviction du président ukrainien Yanukovych et de l’annexation de la Crimée par la Russie, le conflit éclate à l’est de l’Ukraine. Chelysheva se rend dans la région de Donbass où elle est l’une des rares journalistes indépendantes à écrire sur les atrocités commises à la fois par les forces pro-russes et les forces pro-Kiev. Là, égale à elle-même, elle se retrouve dans un rôle familier : « J’ai été impliquée, de façon inattendue dans des discussions avec certains chefs de milices à propos de la libération de prisonniers de guerre. »
Lorsque la Russie a de nouveau envahi l’Ukraine en février 2022, Chelysheva – via sa page Facebook – a commencé à enregistrer les détails des attaques et des victimes, et à faciliter le transfert de l’aide financière aux victimes. Elle a été très critique sur la façon dont la guerre de la Russie contre l’Ukraine – qu’elle a décrite comme « la plus grande tragédie pour l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale » – a été couverte par les médias russes, ukrainiens et occidentaux, en particulier en ce qui concerne la vérification des informations. « Je fais attention à tout ce que je publie », a-t-elle déclaré dans une interview de 2022 à l’Université de Barcelone, « même si c’est sur ma page Facebook, car je sais que cela peut affecter les gens qui sont là, ou cela peut affecter la situation ».
En 2014, Chelysheva reçoit le prix Oxfam Novib/PEN pour la liberté d’expression. Elle vit en exil en Finlande.
Illustration de Florian Nicolle