Haïti se classe désormais au troisième rang mondial des pays où l’impunité est la plus grande, derrière la Syrie et la Somalie. La Somalie, ainsi que l’Irak, le Mexique, les Philippines, le Pakistan et l’Inde, figurent chaque année dans l’indice depuis sa création.
Cet article a été initialement publié sur cpj.org le 31 octobre 2023.
L’absence persistante de justice pour les journalistes assassinés constitue une menace majeure pour la liberté de la presse. Dix ans après que les Nations Unies ont déclaré une journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre les journalistes – et plus de 30 ans après que le CPJ a commencé à documenter ces assassinats – près de 80 % d’entre eux n’ont toujours pas été élucidés.
Selon l’Indice mondial de l’impunité 2023 du Comité pour la protection des journalistes, Haïti, frappé par la crise, est devenu l’un des pays où les assassins de journalistes ont le plus de chance d’échapper à la justice. Une combinaison dévastatrice de violence des gangs, de pauvreté chronique, d’instabilité politique et d’un système judiciaire dysfonctionnel est à l’origine de la première inclusion de ce pays des Caraïbes sur la liste annuelle du CPJ des pays où les assassins s’en tirent en toute impunité.
Haïti se classe désormais au troisième rang mondial des pays où l’impunité est la plus grande, derrière la Syrie et la Somalie. La Somalie, ainsi que l’Irak, le Mexique, les Philippines, le Pakistan et l’Inde, figurent chaque année dans l’indice depuis sa création. La Syrie, le Soudan du Sud, l’Afghanistan et le Brésil y figurent également depuis des années, ce qui donne à réfléchir sur la nature persistante et pernicieuse de l’impunité.
Les conflits, la corruption, l’insurrection, une mauvaise application de la loi, et le manque d’intérêt politique pour punir ceux qui sont prêts à tuer des journalistes indépendants sont tant de raisons qui font que ces pays ne poursuivent pas les assassins de journalistes. Parmi ces États se trouvent des démocraties et des autocraties, des nations en proie à la tourmente et d’autres ayant des gouvernements stables. Certains sortent d’années de guerre, mais le ralentissement des hostilités n’a pas mis fin à la persécution des journalistes. Et à mesure que l’impunité s’installe, elle témoigne d’une indifférence susceptible d’enhardir les futurs assassins et de saper le journalisme indépendant, car les journalistes alarmés fuient leur pays, réduisent leur couverture médiatique ou quittent complètement la profession.
L’indice de cette année recense 261 journalistes assassinés dans le cadre de leur travail entre le 1er septembre 2013 – année où les Nations Unies ont déclaré le 2 novembre Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre des journalistes – et le 31 août 2023. On constate qu’au cours de cette période de 10 ans, personne n’a eu à rendre des comptes dans 204 de ces cas, soit plus de 78 %. (Les journalistes tués dans la guerre entre Israël et le Hamas, qui a commencé le 7 octobre, ne sont pas pris en compte ici car leurs décès sont intervenus après la période de 10 ans visée par l’indice.)
Le taux d’impunité de 78 % est une légère amélioration par rapport au taux de 90 % enregistré par le CPJ il y a dix ans. Mais il ne faut pas y voir un motif d’optimisme. L’impunité reste endémique et la dure réalité est que près de quatre assassins de journalistes sur cinq s’en tirent toujours à bon compte.
Au total, le CPJ a recensé les meurtres de 956 journalistes en lien avec leur travail depuis qu’il a commencé à les recenser en 1992. Au total, 757 d’entre eux, soit plus de 79 %, n’ont fait l’objet d’aucune poursuite.
Au-delà de l’indice
L’indice d’impunité du CPJ comprend des pays comptabilisant au moins cinq meurtres non élucidés au cours d’une période de 10 ans. Seuls les cas d’impunité totale sont répertoriés ; les cas d’impunité partielle, où certains suspects ont été condamnés, mais d’autres restent en liberté, ne le sont pas. Le classement de chaque pays est calculé en proportion de la taille de sa population, ce qui explique que des pays plus peuplés comme le Mexique et l’Inde se retrouvent en bas de la liste, malgré un nombre plus élevé d’assassinats de journalistes.
Mais les effets pernicieux de l’impunité s’étendent au-delà des pays qui sont devenus des incontournables de l’indice annuel du CPJ. Les meurtres impunis ont un effet d’intimidation sur les journalistes locaux dans le monde entier, ce qui porte atteinte à la liberté de la presse et réduit le nombre de reportages d’intérêt public.
Dans le territoire de la Cisjordanie occupé par Israël, des journalistes palestiniens interrogés par le CPJ dans le cadre du rapport « Deadly Pattern » publié plus tôt cette année ont déclaré que leur travail était miné par l’escalade des craintes pour leur sécurité après que l’armée israélienne a abattu la correspondante arabe d’Al-Jazeera, Shireen Abu Akleh en mai 2022. L’enquête du CPJ a révélé qu’en 22 ans, personne n’a eu à répondre de la mort de 20 journalistes tombés sous les tirs de l’armée israélienne. « L’impunité dans ces affaires a gravement porté atteinte à la liberté de la presse et fragilisé encore plus les droits des journalistes », note le rapport. (Israël ne figure pas dans l’indice de l’impunité car le nombre de journalistes tués au cours de la période couverte par l’indice et considérés comme ayant été la cible d’un assassinat est inférieur à cinq.)
Dans plusieurs pays de l’Union européenne, généralement considérés comme les endroits les plus sûrs pour les journalistes, la liberté de la presse est soumise à une pression croissante, des meurtres de journalistes n’ayant toujours pas été élucidés à Malte, en Slovaquie, en Grèce et aux Pays-Bas.
À Malte et en Slovaquie, la justice n’a toujours pas été rendue dans l’affaire des meurtres de Daphne Caruana Galizia et de Ján Kuciak. La Grèce n’a toujours pas identifié les auteurs de l’assassinat de Sokratis Giolias en 2010. Un rapport récemment publié par « A Safer World for the Truth » – une collaboration de groupes de défense des droits de l’homme dont fait partie le CPJ – a révélé des lacunes dans les enquêtes des autorités sur le meurtre de Giolias et le meurtre similaire de Giorgos Karaivaz 11 ans plus tard.
Aux Pays-Bas, neuf suspects attendent d’être jugés pour la mort par balle du journaliste néerlandais Peter R. de Vries alors qu’il quittait un studio de télévision en 2021. Bien que l’on ne sache pas encore si De Vries et Karaivaz ont été pris pour cible en raison de leur travail, des collègues en Grèce et aux Pays-Bas ont déclaré au CPJ que leur mort a conduit à une insécurité et à une autocensure persistantes dans la communauté des médias. La mort de De Vries a eu « un effet glaçant sur les journalistes », a déclaré au CPJ le reporter judiciaire néerlandais Paul Vugts – le premier journaliste des Pays-Bas à bénéficier d’une protection policière complète en raison de menaces de mort liées à son travail.
Dans les pays considérés moins sûrs pour les journalistes, les représailles violentes contre leurs reportages se poursuivent également.
Au Cameroun, pays d’Afrique centrale, le cadavre mutilé du journaliste Martinez Zogo a été retrouvé le 22 janvier 2023. Au moins un autre journaliste ayant des liens avec Zogo, Jean-Jacques Ola Bebe, a été retrouvé mort 12 jours plus tard. Plusieurs journalistes avertis par Zogo qu’ils figuraient eux aussi sur une liste noire ont fui le pays ; d’autres ont opté pour l’autocensure. « Les assassinats, les agressions physiques, les enlèvements, la torture et le harcèlement des journalistes par la police, les services de renseignement, l’armée et les acteurs non étatiques camerounais continuent d’avoir un effet paralysant [sur les médias] », a noté un rapport de juillet soumis aux Nations Unies par un groupe dont faisait partie le CPJ.
Le chemin difficile vers la justice
Depuis 1992, la justice n’a été pleinement rendue que pour 47 journalistes assassinés, soit moins de 5 %. Les données du CPJ révèlent que des facteurs tels que la pression internationale, la compétence universelle et les changements de gouvernement peuvent jouer un rôle déterminant pour obtenir cette justice.
Le cas du journaliste péruvien Hugo Bustíos Saavedra fait jurisprudence. Bustíos a été tué dans une embuscade de l’armée le 24 novembre 1988, alors qu’il couvrait le conflit entre les forces gouvernementales et la guérilla du Sentier lumineux. Il a fallu près de 35 ans pour qu’un tribunal pénal péruvien condamne Daniel Urresti Elera, alors chef des services de renseignement de l’armée dans la zone où Bustios a été tué, à 12 ans de prison pour son rôle dans le meurtre. (Voir la chronologie de l’affaire Bustios ici.)
La condamnation d’Urresti est le résultat d’une combinaison de changements de politique interne des dirigeants péruviens, de la réouverture d’enquêtes sur des affaires de droits de l’homme après que la Cour suprême du Pérou a effectivement annulé la loi d’amnistie de 1995 protégeant les officiers de l’armée, et du plaidoyer continu des groupes de défense des droits de l’homme – dont le CPJ – auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme.
En République centrafricaine, la mort en août d’Evgueni Prigojine, le chef du groupe de mercenaires privés russes tué dans un accident d’avion deux mois après avoir ordonné à ses troupes de marcher sur Moscou, a fait naître l’espoir que les personnes détenant des informations sur les meurtres de trois journalistes russes en 2018 puissent se manifester, écrit Gulnoza, coordonnatrice du programme Europe et Asie centrale du CPJ. Les journalistes Orkhan Dzhemal, Kirill Radchenko et Aleksandr Rastorguyev ont été abattus trois jours après leur arrivée dans le pays pour enquêter sur les activités de Wagner.
La compétence universelle, qui permet à un pays de poursuivre les auteurs de crimes contre l’humanité indépendamment du lieu où ils ont été commis, peut également être un outil efficace. Bai Lowe, accusé d’être membre de l’escadron de la mort des « Junglers » qui a tué le journaliste gambien Deyda Hydara, est jugé en Allemagne – il est la première personne mise en examen pour violations des droits de l’homme sous la dictature de Yahya Jammeh à être jugée en dehors de la Gambie.
La pression internationale est un autre facteur qui peut inciter les autorités à enquêter sur les meurtres non élucidés, même si les enquêtes ne débouchent pas nécessairement sur des poursuites. Le rapport du CPJ intitulé « Deadly Pattern » et portant sur les journalistes tués par l’armée israélienne, a révélé que les autorités ont plus tendance à enquêter sur les meurtres de journalistes détenteurs de passeports étrangers. « Le niveau d’enquête, ou d’enquête présumée, d’Israël sur les meurtres de journalistes semble être lié aux pressions extérieures », note le rapport.
L’affaire Bustios a peut-être offert une lueur d’espoir. Mais elle souligne également que le chemin vers la justice peut être long et tortueux – et que pour la grande majorité des journalistes assassinés, elle n’arrive jamais.