Pendant que le public débat de ce qui est présenté de manière fallacieuse comme l'équilibre entre "vie privée" et "sécurité nationale", un autre droit fondamental est également en jeu – la liberté d'expression
La réalité du monde moderne, c’est que les gouvernements – autant le nôtre dans notre propre pays que ceux des pays étrangers – disposent de capacités plus étendues pour se livrer à une surveillance invasive des citoyens, quel que soit l’endroit où ils résident ou le drapeau sous lequel ils vivent. Et, prise entre les tirs croisés d’une surveillance étatique en expansion, se trouve la liberté d’expression, que sous-tend le droit à la vie privée.
Pendant longtemps a existé la crainte, très légitime, d’une surveillance envahissante de la part de l’État, crainte qui se trouve encore confirmée par les fuites d’Edward Snowden, lesquelles, semaine après semaine, offrent un aperçu de plus en plus terrifiant des régimes d’espionnage international. Il apparaît clairement désormais que les gouvernements des États-Unis et du Royaume-Uni perçoivent la surveillance à grande échelle et en temps réel, autrefois chasse gardée des régimes répressifs, comme un outil légitime des États démocratiques.
Il ne fait pas de doute que cette question se trouvera la semaine prochaine au cœur du débat à Bali, quand la société civile, des responsables gouvernementaux et des experts du secteur de la sécurité et de la technologie se réuniront à l’occasion du Forum 2013 sur la Gouvernance de l’Internet (FGI), tout comme elle l’a été lors de la réunion du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, qui s’est déroulée à Genève à la mi-septembre.
Alors, que fera-t-on ? Les dirigeants de ce domaine et les membres de nos gouvernements commenceront-ils à se préoccuper de cette question brûlante ? Les engagements rhétoriques se traduiront-ils en action décisive ? Si ce n’est pas dès maintenant – au moment où la question est toujours aussi vive dans l’esprit de chacun et si offensante pour le grand public – alors ce sera quand ?
L’État de la surveillance insidieuse
Sous prétexte de sécurité nationale, la vie privée est graduellement démantelée par les lois et les technologies qui permettent au gouvernement de s’introduire dans nos courriels, dans nos activités sur internet, dans nos conversations téléphoniques, dans nos mouvements, dans nos interactions et dans nos relations. Nos gouvernements nous disent que la surveillance existe pour nous apporter une plus grande sécurité. Et pourtant il n’y a pas grand-chose qui prouve que le fait de renoncer à notre vie privée nous donne davantage de sécurité. Les affirmations bidon d’attentats terroristes déjoués ne veulent rien dire, et ne l’emportent pas en particulier sur les arguments selon lesquels on aurait pu obtenir les mêmes “gains” en sécurité par d’autres moyens, moins invasifs. De plus, l’idée que nous devons choisir entre notre vie privée et la sécurité constitue une fausse dichotomie – il n’y a aucune raison pour que nous ne puissions avoir les deux. En fait, ces deux éléments peuvent se renforcer mutuellement, non seulement parce que la surveillance alimente la méfiance à l’égard du gouvernement et donc est susceptible de miner la sécurité, mais aussi parce que, sur un plan plus pratique, si nous préservons l’intégrité des réseaux et de l’infrastructure qui protègent notre vie privée, cela contribue également à réduire la vulnérabilité qui peut nous faire sentir moins en sécurité. La tendance à la surveillance menace le droit fondamental de chaque individu au respect de sa vie privée.
Pendant que le public débat de ce qui est présenté de manière fallacieuse comme l’équilibre entre “vie privée” et “sécurité nationale”, un autre droit fondamental est également en jeu – la liberté d’expression. Alors que le droit à la vie privée est lui-même un droit important, il constitue aussi le lien durable et générateur d’autres droits de la personne. Quand les éléments les plus confidentiels et les plus secrets de la vie d’une personne sont exposés à la possibilité d’une intrusion, on ne jouit pas vraiment de la liberté de s’exprimer. Les gens commencent plutôt à avoir peur que leurs pensées, leurs paroles et leurs relations soient sujets à interception et à analyse. Sans sauvegardes pour protéger les communications privées contre l’intrusion des acteurs de l’État, les importants principes démocratiques d’autonomie individuelle, de libre parole et de participation politique ne peuvent s’exercer.
La possibilité que la surveillance massive entrave la libre parole n’est pas juste un scénario hypothétique, c’est une effrayante réalité. Rien qu’au cours des derniers mois, nous avons constaté que la surveillance de l’État a eu un effet réel sur le discours, quand on a vu que des sites web ont décidé de fermer et que des fournisseurs de courriels sécurisés ont mis fin à leurs services à cause de la menace que pose l’espionnage insidieux de la NSA.
Bref, la menace de la surveillance entrave notre expression individuelle, notre aptitude à dire ce que nous voulons dire et à faire ce que nous voulons faire. Cette surveillance généralisée et invasive vise à instiller la peur; peur que nos pensées, nos paroles et nos relations soient livrées à l’examen minutieux du gouvernement; peur que le contenu de nos séances sur internet soit divulgué. Cette crainte est susceptible de nous faire nous retirer de l’espace public, de nous faire censurer nos communications et de nous faire nous abstenir d’accéder à certains services.
Des communications libres et privées – tant en ligne qu’ailleurs – constituent un élément essentiel d’une démocratie dynamique, participative et critique. Comme telles, elles sont protégées en vertu du droit international sur les droits de la personne, notamment par l’Article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et par l’Article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, un traité contraignant, que presque tous les pays du monde ont ratifié.
Le monde se dresse
Par conséquent, tandis que nous assistons à un tollé public devant l’espionnage que pratiquent la NSA et le GCHQ, la vraie question est de savoir si les États ont envie de préserver ces droits fondamentaux de la personne qui jouissent d’une protection universelle, qui sont enchâssés dans le droit international, et de se battre contre des gouvernements qui cherchent à intimider.
Un pas important a été franchi avec le fougueux discours de la Présidente du Brésil, Dilma Rousseff, devant l’Assemblée générale des Nations Unies, où elle a qualifié les actions des États-Unis de “violation du droit international” et déclaré : “Je ne peux que défendre, sans le moindre compromis, le droit à la vie privée des personnes et la souveraineté de mon pays.”
Il faut davantage de dirigeants de pays qui se tiennent debout de cette manière, mais les pays qui dirigent la tendance mondiale à la surveillance abusive – les États-Unis et le Royaume-Uni – détiennent souvent l’équilibre des forces quand vient le temps de l’action internationale. Par conséquent, pour obtenir des changements, la société civile doit s’efforcer de modifier la dynamique du pouvoir et créer un consensus chez le plus de gouvernements possible au moyen d’un ensemble unifié de principes qui créent le cadre d’un droit international relatif à la surveillance, droit qui protège les États tout en respectant les droits de la personne.
Un point de départ serait l’adoption des Principes internationaux concernant l’application des droits de la personne à la surveillance des communications, rendus publics le mois dernier à la 24e Séance du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. Les 13 Principes énoncent les normes d’interprétation des obligations des États en matière de droits de la personne, en tenant compte des nouvelles technologies et des capacités de surveillance, et établissent pour la première fois un cadre d’évaluation des pratiques de surveillance dans le contexte du droit international sur les droits de la personne.
Alors que ces principes ont été élaborés par des organisations de défense des droits de la personne et sanctionnés par 260 groupes de la société civile, les gouvernements de l’Allemagne, de la Norvège, de l’Autriche, de la Hongrie, du Liechtenstein et de la Suisse étaient les hôtes de l’événement aux Nations Unies – et signalaient ainsi leur compréhension de l’urgence d’un cadre international quand il est question du droit sur la surveillance.
Une chance au FGI
Les gouvernements exploitent depuis trop longtemps les progrès de la technologie de surveillance, très en avance sur les lois nationales qui en réglementent l’utilisation. Au Pakistan, par exemple, le gouvernement s’appuie sur une loi promulguée en 1885, la Loi sur la télégraphie, pour légitimer la prise de contrôle de l’infrastructure des télécommunications aux fins de surveillance. Dans les démocraties autant que sous les régimes répressifs, on néglige de faire évoluer les lois nationales au même rythme que les nouvelles capacités de l’État, et les protections que le respect de la règle de droit est censée apporter sont réduites au nom de la sécurité nationale, éradiquant ainsi toute prétention à des droits à la vie privée en ligne.
Pendant que les gens se rendront la semaine prochaine à Bali, le moment ne peut être mieux choisi pour affronter cette tendance dégradante. La surveillance étant l’une des questions les plus brûlantes du jour en ce qui concerne les droits de la personne, et avec la publication récente des 13 Principes et du Rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la libre expression et la surveillance, le FGI fournit l’endroit idéal pour enfin s’attaquer à ces difficultés qui traînent depuis trop longtemps.
Alors qu’ils ont absolument le droit de protéger leurs citoyens, les gouvernements doivent aussi protéger les droits de la personne qui nous permettent de penser librement et de vivre sans crainte d’intrusion dans notre vie privée. Il est essentiel de trouver l’équilibre entre vie privée et sécurité, mais le balancier est allé trop loin. Il est temps que nos gouvernements fassent quelque chose à ce sujet, mais l’élan doit venir de nous. Bali est un bon endroit pour commencer.
La possibilité que la surveillance massive entrave la libre parole n’est pas juste un scénario hypothétique, c’est une effrayante réalité.
Les gouvernements exploitent depuis trop longtemps les progrès de la technologie de surveillance, très en avance sur les lois nationales qui en réglementent l’utilisation.
Carly Nyst est chef de la promotion et de la défense internationale des droits, Privacy International.