« Essuyez vos larmes, poursuivez votre route ». Cette citation a été rendue célèbre par Kem Ley lui-même; et après sa mort, elle est devenue le cri de ralliement de ses amis et sympathisants.
Si la finalité de la mort de Kem Ley, analyste politique et commentateur cambodgien, était de le réduire lui et son plaidoyer au silence, alors ceux qui l’ont ordonnée ont clairement échoué. Plus d’un an après son assassinat brutal dans le centre de Phnom Penh, l’héritage de Kem Ley est courageusement gardé vivace par des citoyens ordinaires qui poursuivent la lutte pour la justice, la vérité et la redevabilité dans la gouvernance et un avenir meilleur pour les jeunes.
L’échec de ceux qui conspiraient pour rendre Kem Ley hors jeu était évident même le jour de son assassinat. Lorsque la nouvelle de sa mort s’est rapidement répandue dans les médias sociaux, des centaines de personnes ont immédiatement pris d’assaut les rues près de la scène du crime et se sont jointes à une manifestation spontanée. Au lieu de créer la peur, la mort de Kem Ley a soulevé le public pour exprimer son indignation contre ce que beaucoup croient être encore un autre cas horrible d’exécution extrajudiciaire.
The crowd continues to grow as people accompany the body of slain political commentator Kem Ley. pic.twitter.com/UdvqlI0x2U
— Ruom (@RuomCollective) July 10, 2016
La foule continue de grossir alors que le peuple accompagne la dépouille du commentateur politique assassiné Kem Ley.
La marche funèbre de Kem Ley le 24 juillet 2016 avait réuni des centaines de milliers de Cambodgiens et avait été décrite par les médias comme le plus grand cortège funèbre du pays depuis la mort du roi Norodom Sihanouk en 2013. Pendant le cortège funèbre long de 90 kilomètres marquant les 100 jours depuis le meurtre de Kem Ley, des dizaines de milliers de personnes ont défilé dans les rues à partir de Phnom Penh jusqu’à Takeo (province natale de Kem Ley), agitant des drapeaux, brandissant ses portraits et scandant des slogans de démocratie. Des poèmes, des chansons et d’autres œuvres artistiques en l’honneur de Kem Ley ont été partagés par des artistes en solidarité avec ceux qui ont vu le meurtre de Kem Ley comme une attaque contre la liberté d’expression et la démocratie.
Le meurtre de Kem Ley est devenu un autre exemple désolant de l’aggravation de l’impunité au Cambodge. Cela a fait craindre que le Premier ministre Hun Sen, qui est au pouvoir depuis plus de trois décennies déjà, ne veuille intensifier la répression des voix discordantes avant les élections générales de 2018.
Outre la mort de Kem Ley, des activistes et des groupes de défense des droits humains ont épinglé le harcèlement des politiciens de l’opposition par l’État, la détention de militants des droits fonciers, des plaintes au pénal contre les réseaux sociaux critiques et les médias ainsi que des menaces de déclarer hors-la-loi des groupes financés de l’étranger comme des indicateurs inquiétants d’une intolérance croissante envers la dissidence sous le gouvernement Hun Sen.
Qui était Kem Ley?
Kem Ley était un éminent analyste politique qui était connu pour ses explications des questions publiques d’une manière simple et directe, facilement comprises par ses lecteurs et auditeurs. En tant que chercheur, il a constamment critiqué de nombreuses politiques du gouvernement de Hun Sen. Mais ses commentaires politiques percutants n’ont pas épargné d’autres groupes, y compris l’opposition.
Il était plus qu’un observateur enthousiaste de la politique cambodgienne. Il a fondé le Parti de la démocratie à la base (GDP) en 2015 en tant que parti politique alternatif, pour unir et renforcer les capacités des citoyens dans des communautés isolées, et a lancé la « Campagne 100 nuits » en mai 2016, qui impliquait un vaste tour de la campagne pour explorer les problèmes des familles rurales.
La dernière interview de Kem Ley à la radio a eu lieu deux jours avant son assassinat. On lui avait demandé de partager ses points de vue sur un rapport explosif de Global Witness sur le vaste empire commercial de la famille de Hun Sen intitulé « OPA contestée ». Au cours de l’interview, Kem Ley a exhorté le Premier ministre à faire preuve de transparence sur les transactions financières de sa famille et à réfuter de manière convaincante les allégations du rapport selon lesquelles ils possèdent plus de 100 entreprises.
Simulacre de procès
La police a arrêté l’ancien soldat Oeuth Ang le jour même du meurtre de Kem Ley. Il s’est identifié lui-même comme « Choub Samlab » (« Fait pour tuer » en francais), et a déclaré qu’il a tué Kem Ley parce que ce dernier lui devait 3 000 $. Le 23 mars 2017, il a été condamné à la réclusion à perpétuité pour meurtre avec préméditation et possession illégale d’armes.
De nombreux analystes ont souligné que l’équipe de l’accusation n’avait pas exploré d’autres pistes, telles que ces images de vidéosurveillance qui montraient des policiers parlant au suspect quelques minutes après le meurtre de Kem Ley, l’absurdité du motif invoqué par le suspect – que même sa femme a publiquement rejeté – et le témoignage de témoins clés selon lequel le suspect a rencontré des responsables militaires et des officiels locaux une semaine avant de commettre le meurtre.
Pendant ce temps, si le tribunal était réticent à accepter de nouvelles preuves qui auraient pu éventuellement révéler les commanditaires du meurtre de Kem Ley, ils étaient, par contre, très enthousiastes quand il s’agissait de parler des politiciens de l’opposition, qui ont été rapidement reconnus coupables de diffamation pour simplement avoir donné des interviews et commenté sur les réseaux sociaux à propos de l’implication possible du gouvernement Hun Sen et du parti au pouvoir dans l’assassinat de Kem Ley.
Cette caricature politique de Patrick Samnang Mey reflète le sentiment de nombreux Cambodgiens: qui a ordonné à Oeuth Ang de tuer Kem Ley? Dans un entretien avec IFEX, le caricaturiste a rappelé à ses collègues artistes que « la manière idéale de promouvoir l’héritage de Kem Ley serait pour les artistes d’exprimer leurs idées politiques sans restriction aucune ».
Vous pouvez en apprendre plus sur le cas de Kem Ley sur la page de l’IFEX consacrée à la campagne « Non à l’impunité ». Cliquez ici.
Vigilance mondiale
Outre la famille et les amis de Kem Ley, des organisations non gouvernementales (ONG) locales et internationales font partie de ceux qui surveillent activement cette affaire et travaillent dur pour maintenir l’intérêt du public dans la recherche continue de justice. Plus de 150 ONG ont signé cette année une pétition appelant à la mise en place d’une commission indépendante et impartiale chargée d’enquêter sur l’assassinat de Kem Ley. Leur campagne a atteint plusieurs agences de l’ONU et contribue à la prise de conscience mondiale du cas de Kem Ley et de la détérioration alarmante de la démocratie au Cambodge.
Anniversaire de la mort
L’anniversaire de la mort de Kem Ley en juillet 2017 a été commémoré par divers individus et groupes – non seulement pour honorer sa mémoire, mais aussi pour impliquer plus de gens dans la recherche de la vérité et de la justice. Des activités ont eu lieu à Phnom Penh, à Takeo, à Banteay Meanchey dans le nord-ouest du Cambodge et même à Melbourne, en Australie. Parmi les participants il y avait des anciens collègues et amis, mais aussi des moines bouddhistes, des étudiants, des artistes, des travailleurs, des ONG et d’autres Cambodgiens préoccupés qui avaient été directement ou indirectement influencés par le travail de Kem Ley. Ce fut une occasion qui a souligné combien Kem Ley reste une icône d’inspiration politique pour les gens à travers le pays, et même au-delà.
Le travail continue: GDP et YAG
Le Parti de la démocratie à la base (GDP – Grassroots Democracy Party) a juré de poursuivre le combat pour la justice. Il prévoit de participer aux élections de 2018 à travers sa représentation citoyenne actuelle dans 10 communes des provinces de Phnom Penh, Kampong Speu, Kampot et Takeo.
Un autre groupe fondé par Kem Ley est le Groupe des jeunes analystes (YAG -Young Analysts Group). Avant sa mort, il a consacré beaucoup de temps à encadrer des étudiants et de jeunes intellectuels sur la façon de devenir des analystes politiques efficaces. Dans l’espoir de former une nouvelle génération de Cambodgiens qui pourrait stimuler la revitalisation de la culture politique du pays, il a formé des étudiants à la recherche fondamentale, au journalisme et à l’analyse. Son décès prématuré n’a pas mis un terme à sa vision pour YAG. Le groupe poursuit son travail.
We will make Cambodia Great Again by improving Social Research and Development. Young Analysts Group in Cambodia pic.twitter.com/CT9xzesg8d
— Hang Vitou (@HangVitou) January 31, 2017
Une fois encore nous ferons grand le Cambodge en améliorant la recherche social et le développement. Le Groupe des jeunes analystes du Cambodge.
Hang Vitou, également membre fondateur de YAG, a déclaré à IFEX à propos du statut de leur groupe, qui compte désormais 23 membres :
« La situation de notre groupe est bonne, même s’il y a quelques difficultés, menaces ou intimidations de la part des dirigeants locaux; mais nous continuons toujours notre mission lancée par le Dr. Kem Ley de son vivant ».
Hang Vitou a ajouté que YAG continue à former des jeunes gens aux méthodes de Kem Ley, y compris la conduite des recherches sociales et politiques au niveau local. En plus, les stagiaires sont encouragés à améliorer leur réflexion créative en organisant des débats hebdomadaires, en conduisant des visites d’étude dans diverses localités et en exerçant leurs compétences à la station de radio.
Livres de souvenirs
Présentement, YAG compile les écrits de Kem Ley, qu’il a l’intention de publier afin de promouvoir les idées du fondateur du groupe.
Une initiative similaire a été menée l’an dernier par l’Association Ligue des étudiants Khmers Intelligents, qui a publié près de 13 000 exemplaires de deux livres réalisés sur base des satires politiques de Kem Ley et ses recherches sur la corruption, la déforestation et d’autres questions de développement. Le groupe a distribué 1 000 livres aux bibliothèques universitaires de Phnom Penh.
« Essuyez vos larmes, poursuivez votre route »
La citation ci-dessus a été rendue célèbre par Kem Ley lui-même; et après sa mort, elle est devenue le cri de ralliement de ses amis et sympathisants. En effet, alors que beaucoup continuent de pleurer, un nombre croissant de Cambodgiens qui ont connu Kem Ley intensifient leur détermination à endosser son héritage de promotion de l’activisme à la base, la transparence et la bonne gouvernance, l’égalité et les droits humains.
Pour Chak Sopheap, directeur exécutif du Centre cambodgien des droits humains, il n’y a pas de meilleur moyen d’honorer Kem Ley que de poursuivre son plaidoyer en faveur de la justice sociale:
« Comme le Cambodge expérimente actuellement une répression majeure contre les médias indépendants, les ONG et l’opposition politique, il est essentiel que les Cambodgiens ordinaires se lèvent et ne permettent pas que cela se produise en silence. Le plus grand hommage que tout le monde pourrait rendre à Kem Ley serait de s’impliquer dans la promotion des droits humains et de la justice sociale au niveau de la base ».
Patrick Samnang Mey
Facebook / Association Ligue des étudiants Khmers Intelligents