Les deux dernières années (2012-2013) ont été les plus meurtrières depuis que l’UNESCO a entrepris en 2006 de produire un rapport sur La sécurité des journalistes et le danger de l’impunité. Le nombre des cas qui ont été résolus n’atteint même pas sept pour cent.
Prahlad Goala était journaliste. Il a commencé à recevoir des menaces après avoir fait paraître dans le journal Asomiya Khabar une série d’articles établissant un lien entre des responsables locaux d’un service de foresterie et des opérations de contrebande de bois de coupe dans le district de Golaghat, en Inde. Le 6 janvier 2006, il a quitté son domicile et est parti à motocyclette et a, semble-t-il été frappé par un camion. À son arrivée sur la scène de l’accident, la police a constaté qu’il avait été poignardé.
Près de huit ans plus tard, Omar al-Dulaimy est mort le 31 décembre 2013 tandis qu’il couvrait une confrontation armée dans la ville de Ramadi, à l’ouest de Bagdad, en Irak.
Goala et al-Dulaimy figurent respectivement en première et en dernière place sur la liste des 593 personnes qui ont perdu la vie entre 2006 et 2013 parce qu’elles pratiquaient le journalisme.
Goala fut la première victime en 2006, une année qui a vu mourir 70 journalistes. Al-Dulaimy a été le dernier des 91 journalistes qui sont morts en 2013.
Les deux dernières années, 2012-2013, ont été les plus meurtrières depuis que la Directrice générale de l’UNESCO a entrepris de produire le rapport biennal sur La sécurité des journalistes et le danger de l’impunité. Le rapport le plus récent a été déposé le 21 novembre 2014, au siège de l’UNESCO à Paris. Ce rapport a été présenté devant les 39 États membres du Conseil intergouvernemental du Programme international pour le développement de la communication (PIDC), lequel a la responsabilité de discuter des constatations du rapport.
Le rapport révèle que les dix pays les plus dangereux en 2012-2013 étaient la Syrie (48 victimes), la Somalie (25), l’Irak (18), le Pakistan (18), les Philippines (12), le Brésil (11), le Mexique (10), le Honduras (9), l’Inde (7) et la Colombie (6). La situation en Égypte mérite également l’attention, étant donné que pendant les sept années précédentes, un seul journaliste avait été tué, tandis que six d’entre eux ont été assassinés en 2013 seulement.
Goala et al-Dulaimy étaient des journalistes locaux, pas des correspondants étrangers dans des pays en conflit. D’après le rapport, dont un sommaire est disponible, 94 pour 100 des victimes étaient des journalistes qui couvraient les affaires locales. Ces deux journalistes étaient aussi des hommes, comme l’étaient 94 pour 100 de ceux qui sont morts, bien que le rapport souligne également les risques spécifiques que courent les femmes, notamment le harcèlement et l’agression sexuelle.
L’UNESCO demande des informations judiciaires, mais ne reçoit que peu de réponses
Après presque neuf ans, l’enquête sur la mort de Prahlad Goala est sans résultat concluant. Il en est de même des 171 autres affaires. Lors de la présentation du rapport, le Directeur général adjoint de l’UNESCO, Getachew Engida, a fait remarquer que 29 pour 100 des enquêtes documentées par l’UNESCO au cours des huit dernières années sont toujours ouvertes.
En ce qui concerne Omar al-Dulaimy, cependant, on ne sait rien. On ne sait pas si sa mort a ou non fait l’objet d’une enquête, étant donné que l’UNESCO n’a reçu aucune information du gouvernement irakien à propos d’une enquête sur son décès. Cette situation s’applique non seulement au cas de al-Dulaimy, mais aussi à ceux de 105 autres journalistes tués en Irak pendant la période couverte par le rapport. En produisant le rapport, l’agence des Nations Unies (ONU) a demandé aux gouvernements des renseignements sur l’état d’avancement des enquêtes, mais précise n’avoir reçu aucun renseignement dans 382 des 593 cas, soit 64 pour 100 du total. Seuls 39 cas, soit moins de sept pour 100, ont été résolus.
Le danger que posent ces chiffres, comme le fait remarquer Engida, c’est que ce « climat d’impunité permet aux auteurs de continuer leurs agressions sans contraintes ».
Quant au faible taux de réponse de la part des gouvernements aux demandes de renseignements de l’UNESCO, la Directrice générale, dans un article publié récemment dans le journal mexicain El Universal, a déclaré : « Ça ne peut plus durer. Je souhaite encourager tous les gouvernements à mieux démontrer leur détermination à faire respecter la justice pour les journalistes assassinés en répondant aux demandes de rapporter volontairement ce qui se passe en matière de suivi judiciaire. »
L’UNESCO entend faciliter une meilleure participation des gouvernements
L’incapacité à fournir des renseignements pourrait être attribuable non pas seulement à une absence de volonté politique mais, comme l’a fait remarquer à l’IFEX le Directeur de la liberté d’expression et du développement des médias à l’UNESCO, Guy Berger, pourrait aussi résulter d’un manque de compréhension du processus et, parfois, de déficiences dans la capacité institutionnelle nécessaire pour fournir les renseignements. Cette dernière raison, par exemple, a été l’une de celles qui ont été offertes par le Pakistan pendant la discussion qui a eu lieu pour expliquer l’absence de renseignements dans 29 des 43 cas documentés dans le rapport concernant ce pays. Pour sa part, le Yémen s’est déclaré en « état de choc », bien que, selon le rapport, il était l’un des pays qui ont omis de répondre à l’UNESCO. Par conséquent, Berger a confirmé qu’on offrira à l’avenir de l’aide aux gouvernements pour qu’ils puissent répondre d’une manière appropriée et en temps opportun.
Des 62 gouvernements à qui on a demandé de donner des renseignements sur l’état d’avancement des enquêtes sur les journalistes qui ont connu une mort violente, 26 ont négligé de répondre de quelque manière que ce soit. Parmi eux on compte l’Irak (106 victimes), la Syrie (48), la Somalie (45), le Pakistan (29), le Mexique (28), l’Inde (15) et le Brésil (14). Lorsque l’IFEX lui a posé la question, un représentant brésilien a déclaré que son gouvernement préparait un document contenant des informations à jour qu’il enverrait à l’UNESCO.
Davantage de transparence, malgré tout
En dépit du faible taux de réponse de la part des gouvernements, on a commencé à publier certaines des données reçues sur la page web de l’UNESCO. Ces données s’avèrent particulièrement utiles pour les groupes de la société civile, y compris pour les membres de l’IFEX. Les gouvernements fournissent des informations et en permettent la publication à titre facultatif. Cette façon d’agir démontre en elle-même une évolution vers la « transparence » et un geste « de bonne foi », a déclaré Guy Berger à l’IFEX. En outre, le Directeur général adjoint de l’UNESCO a remarqué que les renseignements reçus sont d’une importance fondamentale parce qu’il s’agit du seul rapport produit à l’échelle mondiale qui expose en détail le statut des enquêtes judiciaires sur la mort des journalistes.
Dans le rapport le plus récent, plusieurs pays ont autorisé la publication des données qu’ils ont fait parvenir à l’UNESCO, parmi eux le Bahreïn, le Brésil, la Croatie, le Salvador, les Philippines, le Honduras, l’Indonésie, le Kazakhstan, le Kenya, la République dominicaine, la Tanzanie, la Turquie, le Turkménistan et le Viêt-nam. On peut trouver la documentation relative à chaque affaire sur la page web de l’UNESCO. Le représentant du Honduras, par exemple, a dit que son pays avait agi de la sorte parce qu’« ils n’ont rien à cacher ».
Décision consensuelle de continuer à collaborer au rapport, y compris dans les cas des journalistes « non traditionnels »
En 2008, quand fut produit le premier rapport sur La sécurité des journalistes et le danger de l’impunité, celui-ci contenait essentiellement des informations sur les journalistes qui travaillaient pour des médias « traditionnels ». La réalité du journalisme du monde d’aujourd’hui, toutefois, a mené l’UNESCO à inclure dans son rapport de 2012 les « producteurs des réseaux sociaux qui génèrent une somme importante de journalisme d’intérêt public ». Pendant la discussion du 21 novembre 2014, les participants ont convenu de redéfinir l’objectif du rapport pour inclure les décès des « journalistes, artisans des médias et producteurs des réseaux sociaux qui se livrent à des activités journalistiques et qui sont tués ou ciblés dans l’exercice de leurs activités ».
Cette nouvelle définition fait dorénavant partie de la Décision sur La sécurité des journalistes et le danger de l’impunité du PIDC, telle qu’elle a été approuvée à la fin des discussions au Conseil intergouvernemental, à partir d’une proposition soumise par le Danemark. La Décision inclut une requête faite à l’UNESCO de continuer à produire le rapport biennal en raison de sa « pertinence », ainsi qu’un appel aux gouvernements à participer au Plan d’action des Nations Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l’impunité, approuvé en 2012. Le Directeur international du Centre pour la liberté des médias (Center for Freedom of the Media, CFOM), William Horsley, un des rares membres de la société civile à assister aux discussions, a souligné la nécessité pour les médias de participer eux aussi au processus.
Les 39 États membres du Conseil du PIDC ont également accepté une proposition de la Grande Bretagne de publier une expression conjointe de « regret » à propos du défaut des gouvernements qui ont omis de répondre aux demandes de renseignements de l’UNESCO sur l’état d’avancement des enquêtes.
La liberté d’expression et la sécurité des journalistes, éléments clés des Objectifs de développement durable
La Décision, approuvée par consensus, appelle tous les États à encourager l’inclusion de la liberté d’expression, notamment celle de la presse et la sécurité de ceux qui pratiquent le journalisme, dans les Objectifs de développement durable (ODD) qui sont actuellement en voie d’élaboration au siège de l’ONU. De plus, le 20 novembre, le PIDC a approuvé une décision particulière sur ce point.
Les deux décisions coïncident en ce qu’elles soulignent l’importance clé de l’Objectif proposé numéro 16, qui cherche à « promouvoir des sociétés pacifiques et inclusives pour le développement durable, à donner à tous un accès à la justice et à construire à tous les niveaux des institutions efficaces, responsables et inclusives ». La possibilité d’incorporer la liberté d’expression dans les ODD, cependant, a fait l’objet d’un intense débat ; son inclusion reste un défi que suivent attentivement les groupes de la société civile et le réseau de l’IFEX. Les décisions du PIDC vont constituer un outil utile pour la réalisation de progrès ultérieurs.
Silvia Chocarro Marcesse est journaliste consultante sur les questions de liberté d’expression. @silviachocarro