Les nouvelles des défenseurs des droits de l'homme emprisonnés, torturés ou exécutés font la une des médias. Ce dont on n'entend pas souvent parler ce sont ces formes de harcèlement persistantes, très répandues à un niveau plus bas et qui peuvent grignoter la liberté des individus, leur énergie et leur capacité à travailler.
Torture. Disparitions forcées. Emprisonnement. Lorsqu’on apprend des attaques contre les défenseurs des droits de l’homme à travers le monde, ce sont ces genres d’incidents qui font les gros titres des nouvelles. Ce dont on entend rarement parler, c’est cette goutte régulière de harcèlement du gouvernement à laquelle de nombreux activistes sont soumis à long terme, à un niveau bas et qui les affecte, à la fois psychologiquement et professionnellement, mais sans être assez captivante pour faire les gros titres de médias.
Des gouvernements à travers le monde utilisent diverses formes de répression pour réduire au silence les défenseurs des droits de l’homme. Ils justifient leurs actions de plusieurs manières. Les interdictions de voyager, le harcèlement judiciaire, des interrogatoires, des campagnes de diffamation, la surveillance et l’intimidation ne sont que quelques-unes de tactiques répertoriées par la communauté internationale.
Selon des recherches menées par Frontline Defenders, le harcèlement judiciaire reste l’une des stratégies les plus couramment utilisées à travers le monde. Aussi, l’utilisation des interdictions de voyager est à la hausse et les citations à comparaître devant la police pour des interrogatoires sont utilisées pour créer un climat de peur dans la communauté des défenseurs des droits de l’homme.
Dans les cas de harcèlement judiciaire, les défenseurs des droits font l’objet de longues procédures qui s’étendent sur plusieurs mois et parfois sur plusieurs années. Même si finalement ils sont acquittés des accusations souvent fallacieuses portées contre eux, le harcèlement judiciaire est une perte de temps, d’énergie et de ressources qui les maintient loin de leur travail pour les droits humains. Chaque audience indûment reportée vole la vedette à des campagnes de solidarité internationales destinées à maintenir l’attention du public sur la situation des individus.
Les interdictions de voyager, souvent décidées en dehors de toute procédure légale préalable, sont utilisées pour empêcher les défenseurs de livrer leurs messages aux organismes internationaux qui comptent. En les privant de leur liberté de mouvement, ils rendent effectivement des individus prisonniers – juste comme dans une grosse prison.
Les questionnements et les interrogatoires, tactiques qui précèdent souvent le ciblage judiciaire, sont utilisés pour toujours garder les défenseurs des droits de humains en état d’alerte, leur faire comprendre qu’ils sont surveillés et ainsi les pousser à l’autocensure.
Toutes ces stratégies ont été utilisées contre les travailleurs du secteur des droits humains dans le réseau de l’IFEX, un réseau mondial dédié à la défense et à la promotion du droit à la liberté d’expression.
Au moment où nous écrivons, au moins trois membres du réseau font l’objet des restrictions qui mettent une pression énorme sur leur vie personnelle et professionnelle. Il s’agit de Gamal Eid, directeur exécutif du Réseau Arabe d’Information sur les Droits Humains (ANHRI) en Egypte, de Erol Önderoglu, journaliste et militant de la liberté d’expression à la Fondation pour la Communication IPS – Bianet en Turquie et de Nabeel Rajab, responsable emprisonné du Centre des droits humains du Bahrain.
Tous les trois ont été ciblés à l’aide du système judiciaire – un système sensé protéger les droits de chaque personne, mais celui-ci a été accusé de parti pris, de partialité et de manque d’indépendance dans chacun de leurs pays respectifs : l’Egypte, la Turquie et le Bahreïn. Ce sont nos collègues. Leurs histoires peuvent constituer des exemples du genre de harcèlement « légale » auxquels font face, à travers le monde, des milliers d’autres défenseurs des droits humains.
Egypte: des avoirs … et des vies gelés
En plus de diriger l’ANHRI, Gamal Eid est un avocat des droits humains de premier plan en Egypte. Il a été constamment harcelé par un régime déterminé à museler les dernières voix indépendantes dans le pays.
Dans le cadre d’une vague de répression qui s’est abattue sur la société civile depuis 2014, Eid, aux côtés de plusieurs autres célèbres défenseurs des droits humains, a été accusé d’avoir illégalement accepté des financements étrangers – une accusation pour laquelle, à la suite d’un amendement de 2014 du code pénal égyptien, on risque une peine de prison à vie.
Eid et les autres accusés sont en attente d’un verdict pour savoir si leurs avoirs – et dans le cas de Eid, y compris les comptes en banque de sa femme et de sa fille – seront gelés.
« L’absence de l’Etat de droit en Egypte me rend à la fois anxieux et inquiet à chaque audience du tribunal », a déclaré Gamal Eid. « Maintenant, le gouvernement et le régime sont en train de prendre leur revanche sur nous en usant de méthodes tellement dépravées. De toutes les façons, nous n’avons aucune autre expérience de traiter avec eux ».
Depuis le 20 avril, leur audience devant la cour a été reportée à trois reprises, obligeant les accusés à ne compter que sur leur précaire situation financière, une punition insupportable.
« Chaque fois que je m’attends au pire », a déclaré Eid, « mais je ne sais pas vraiment ce que je devrais faire, quelles dispositions je devrais prendre ».
Le financement étranger dont question remonte à 2011, lorsque 43 travailleurs des ONG étrangères ont été accusés d’exploiter un organisme et de recevoir des fonds d’un gouvernement étranger sans autorisation. Dans juin 2013, ils ont tous été condamnés à des peines de prison allant de un à cinq ans. Beaucoup d’entre eux l’ont été par contumace.
Alors que les employés des groupes de la société civile locale concernés par les enquêtes n’ont pas été condamnés dans l’affaire de 2013, il n’était pas clair s’ils pourraient être traduits en justice à une date ultérieure. Mohamed Zaree, responsable du programme Egypte à l’Institut du Caire pour les études des droits humains, un membre de l’IFEX et l’une des organisations impliquées dans l’affaire, a décrit à Mada Masr la menace que constitue cette procédure comparable à une « épée sur nos cous » depuis 2011.
Dans une déclaration conjointe signée par les organisations internationales appelant les autorités égyptiennes à mettre fin à la répression, Zaree a été cité disant que « l’objectif du gouvernement dans le cas de financement étranger est non seulement d’anéantir la société civile aujourd’hui mais aussi de faire en sorte que nous ne soyons plus en mesure de nous relever même au bout de dix ans ».
Eid et Zaree, des voyageurs avides et participants réguliers à des forums et conférences internationales, sont parmi les près de 500 personnes – principalement des militants, des avocats et des journalistes – qui ont été interdites de voyager, détenues temporairement dans des aéroports de l’Egypte, ou déportées depuis Abdel Fattah El-Sisi est arrivé au pouvoir en 2013.
En plus du stress et de l’incertitude dans lesquels des militants opèrent, la plupart des individus frappés par des interdictions de voyager l’ont su seulement au moment où ils ont tenté de prendre un avion. Eid a décrit son émotion lorsqu’il l’a appris alors qu’il s’apprêtait, le 4 février 2016, à monter à bord d’un vol en partance pour Athènes, en Grèce.
« J’étais tellement en colère non seulement parce que j’étais interdit de voyager mais aussi parce que la décision a été prise sans une enquête préalable et à mon insu. Cela paraissait comme un prélude à une vengeance imminente et d’une manière qui faisait fi du respect de l’Etat de droit ».
Turquie: la longue ombre d’Erdogan
Erol Önderoglu est journaliste et militant de la liberté d’expression né à Istanbul, en Turquie. Tout au long de sa carrière, Önderoglu s’est employé à soutenir ses collègues journalistes et à défendre la liberté d’expression.
Dans une interview accordée à Protection Internationale, il a noté que « quand des journalistes soulèvent des problèmes – comme par exemple le chômage de la minorité Alévi ou la discrimination dont souffre cette communauté – , [ils] devraient être protégés par ces lois, mais en fait ce n’est pas le cas. Ces journalistes sont passibles des peine de prison alors que des cercles des nationaliste se permettent de monter les autres groupes de la population contre les minorités, comme les Kurdes, les Arméniens, [et] les Grecs … »
Le 20 juin 2016, les autorités turques ont arrêté Önderoglu, ensemble avec Sebnem Korur Fincani, médecin légiste et directeur de la Fondation des droits humains de Turquie, et le journaliste et écrivain Ahmet Nesin. Ils ont été accusés de « propagande terroriste » pour avoir participé à une campagne de solidarité au cours de laquelle les journalistes et les militants, à tour de rôle, agissaient comme co-rédacteurs du quotidien kurde Özgür Gündem pour protester contre son harcèlement persistant par les autorités judiciaires. En attendant le procès, Il a été libéré au bout de 10 jours.
Deux semaines après sa libération, un coup d’Etat militaire manqué a donné le prétexte au président turc Recep Erdogan et à son parti de plonger le pays dans un autoritarisme absolu et de décréter un état d’urgence de trois mois.
Les craintes de Önderoglu concernant son procès – qui devraient s’ouvrir le 8 novembre 2016 – et la régularité de la procédure ont naturellement été intensifiées eu égard au fait que les principes mêmes des droits humains en Turquie sont maintenant en danger.
Selon Amnesty International, au 28 juillet, plus de 15 mille personnes ont été arrêtées depuis le coup d’Etat manqué, plus de 45 mille personnes sont suspendues de leur emploi, 131 médias et maisons d’édition sont fermés et plus de 40 journalistes sont aux arrêts, 2745 juges ont été démis de leurs fonctions, 2167 d’entre eux ont été emprisonnés, et tous les universitaires ont été interdits de quitter le pays.
Dans sa déclaration, l’organisation a dit: « Nous assistons pour le moment à une répression d’une proportion exceptionnelle en Turquie ».
A ce jour, c’est dans cet environnement que le journaliste Önderoglu attend son procès.
Bahreïn: La peur de l’attention étrangère
En 2000, Nabeel Rajab a fondé la Société des droits humains de Bahreïn, l’une des premières organisations de défense des droits de cette nation insulaire. Depuis lors, il a contribué à fonder et faire fonctionner deux autres organisations respectables et indépendantes de la société civile : le Centre de Bahreïn pour les droits humains et le Centre du Golfe pour les droits humains. Les deux groupes sont membres du réseau de IFEX.
Au Bahreïn, tout comme en Egypte, il y a une escalade de la répression systémique des voix indépendantes voix et des organisations de la société civile. Rajab, qui a été soumis à presque toutes les tactiques de répression connues, se trouve aujourd’hui en prison en attente d’un verdict dans un procès politique qui a été reportée à plusieurs reprises. Il a été accusé d’outrage à une institution publique et à l’armée dans un tweet posté en septembre 2015.
Après son précédant séjour de deux années en prison, qui s’est terminé en mai 2014, le défenseur des droits de premier plan Rajab a passé trois mois faisant du lobbying auprès des gouvernements européens pour qu’ils soutiennent la lutte pour les droits humains et la justice à Bahreïn. Quelques mois plus tard, et plus d’un an avant sa dernière arrestation, il a été interdit de voyager.
« Ce ne fut pas le tweet qui les a énervés », a-t-il déclaré à Al-Araby Al-Jadeed dans une interview. « Ceci n’était qu’un prétexte. Ils voulaient arrêter mon travail sur le plan international. Ils veulent me faire taire, m’empêcher de voyager à l’étranger ».
Les interdictions de voyager ont été de plus en plus utilisées comme une forme de représailles contre des défenseurs des droits humains et des militants de l’opposition au Bahreïn. Plus récemment, le gouvernement a empêché dix défenseurs des droits de se rendre à Genève pour le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, où ils avaient prévu d’intervenir avant que les Nations Unies n’examinent l’état actuel des droits dans leur pays.
Rajab est soumis à des pressions de plus en plus extrêmes. Dans l’isolement où il se trouve en attendant d’en savoir plus sur son sort, sa santé se détériore.
Des cicatrices invisibles
Dans plusieurs régions du monde, les défenseurs des droits humains – des hommes et des femmes dévoués pour la cause de la justice et du respect des droits de l’homme dans leurs communautés quel qu’en soit le prix – sont ciblés avec insistance, au travers des formes de harcèlement subtiles mais à la longue démoralisantes et paralysantes formes développées par leurs propres gouvernements.
Quand nous lisons les manchettes d’un verdict final disant « Un activiste bahreïni condamné à la prison à vie », « Un tribunal égyptien condamne 43 travailleurs d’ONG », ou « Acquittement du défenseur des droits humains et 16 autres », nous sommes rarement au courant des mois ou des années de harcèlement que ces personnes endurent souvent avant de faire l’actualité. Ce sont des hommes et des femmes qui ont résisté régulièrement à une répression accrue, conscients des risques éventuels, mais déterminés à ne pas abandonner.
Lorsqu’on lui a demandé si les stratagèmes utilisés contre lui affectent sa capacité à faire son travail, Eid a répondu: « Tant que nous restons hors de prison, nous allons continuer à défendre ce que nous pensons être droit et juste : la liberté d’expression et l’Etat de droit ».
Gamal EidHossam el-Hamalawy / Flickr
Cela paraissait comme un prélude à une vengeance imminente et d’une manière qui faisait fi du respect de l’Etat de droit
Erol ÖnderogluRSF / Erol Önderoglu
Nabeel RajabREUTERS / Hamad Mohammed / Photo d’archives