Comment les acteurs luttant pour la liberté d'expression, tels que les ONG ou les journalistes s'assurent de la sécurité des lanceurs d'alertes ? En fournissant une plateforme numérique sécurisée conçue pour les mettre en relation avec les journalistes qui utilisent les informations fuites.
Pour comprendre le fonctionnement des plateformes sécurisées pour les lanceurs d’alerte, l’IFEX s’est entretenu avec Marcel Oomens et Ruth de Vries, respectivement responsable du projet et chef d’équipe pour Gender, Innovation and Safety à Free Press Unlimited ; avec Benjamin Cokelet, de PODER, membre fondateur de l’alliance Méxicoleaks ; et Gillo Cutrupi, expert en sécurité numérique.
Héros ou mouchards ? Tous les lanceurs d’alerte ne se ressemblent pas et ils peuvent être animés par différentes motivations, mais il est difficile de nier le fait qu’ils peuvent jouer un rôle vital dans les affaires de corruption et tenir les puissants responsables de leurs actes. Il est aussi évident que les lanceurs d’alertes risquent gros, parfois tout, en partageant leurs informations.
Il suffit de voir les histoires de Chelsea Manning, Yuliya Stepanova, Edward Snowden et les autres pour voir qu’être exposé en tant que lanceurs d’alertes peut changer sa vie pour toujours.
Comment les acteurs luttant pour la liberté d’expression, tels que les ONG et les journalistes, permettent aux lanceurs d’alertes d’être en sécurité ?
En fournissant une plateforme numérique sécurisée conçue pour les mettre en relation avec les journalistes qui utilisent les informations fuites pour l’intérêt public.
Publeaks est l’un de ces modèles.
Comment Publeaks a commencé ?
Tout d’abord, il est important de comprendre que le terme Publeaks a été utilisé pour décrire trois choses différentes, différentes mais liées. Il s’agit du nom de la fondation néerlandaise Publeaks qui, en coopération avec 25 organes de presse néerlandais, a mis en place la première plateforme Publeaks pour lanceurs d’alerte aux Pays-Bas en 2015. Maintenant, ce terme est aussi utilisé par Free Press Unlimited pour décrire le modèle lui-même, qui a depuis été utilisé pour lancer des sites similaires dans d’autres pays.
En 2013, Free Press Unlimited, une ONG basée aux Pays-Bas a décidé de rendre l’information indépendante et gratuite disponible pour tous. Elle a également pris un rôle de conseiller au comité de la Fondation Publeaks. La même année, la fondation lançait la première plateforme sécurisée pour lanceurs d’alerte : Publeaks, qui permet aux personnes situées aux Pays-Bas de fournir anonymement des informations à plus de 20 organes de presse partenaire dans le pays.
Sur le site Publeaks, les lanceurs d’alertes peuvent sélectionner un organe de presse en particulier ou laisser aux médias partenaires le soin de décider quel organe lancera les enquêtes, vérifiera et publiera les articles selon les fuites. Ni la fondation Publeaks ni Free Press Unlimited ont accès aux informations divulguées ou peuvent contacter les lanceurs d’alerte.
Depuis le lancement de la plateforme Publeaks aux Pays-Bas, le modèle a servi de modèles à deux autres sites : Mexicoleaks et afriLEAKS – et est utilisé pour développer des plateforme similaires en Asie.
Comment cela fonctionne ?
Trois acteurs clefs sont nécessaires à la mise en place d’une plateforme Publeaks : l’ONG (Free Press Unlimited), les médias partenaires (différents dans chaque pays), et l’outil technologique tout aussi important – Globaleaks.
1. L’ONG
En tant que groupe finançant et gérant de nombreux projets de développement de médias, Free Press Unlimited accorde de l’importance aux enquêtes journalistiques sérieuses et au rôle des médias à contrôler et équilibrer les démocraties. Free Press Unlimited est soucieux de la sécurité des lanceurs d’alerte et de la responsabilité des journalistes à protéger leurs sources.
[Le tweet de @freepressunltd demande « Et si on ajoutait une clause de protection des lanceurs d’alerte dans les Directives de UE sur la Liberté de la Presse ? »]
En soutenant la création de la plateforme Publeaks, Free Press Unlimited se décrit comme un facilitateur, un soutien et un formateur. Il contribue à rassembler les médias, les connecter aux logiciels de sécurité informatique qui leur sont nécessaires pour recevoir les informations divulguées de façon anonyme, puis se retire et laisse les médias locaux prendre le contrôle et la gestion quotidienne de leur projet.
Marcel Oomens, chef de projet de l’organisation ‘Gender, Innovation and Safety’, déclare qu’alors que son organisation est à la disposition des partenaires qui continuent de le contacter « S’ils pensent qu’ils nécessitent des formations supplémentaires en matière de sécurité numérique […], de compétences en journalisme d’investigation, de data-journalisme », le modèle idéal est celui où un faible financement et un faible renforcement des capacités permet à des projets Publeaks de devenir indépendamment durable.
Le modèle Publeaks est relativement nouveau et Free Press Unlimited est déterminé à l’améliorer continuellement. Pour chaque nouveau projet, ils prennent en compte les leçons apprises des itérations précédentes.
2. Les médias partenaires
Dans chaque pays où les projets Publeaks sont actifs il y a une grande diversité dans les médias partenaires. On y trouve des journaux nationaux de la presse écrite aux Pays-Bas, des médias numériques au Mexique et des journaux indépendants en Afrique du Sud. Ils ont une chose en commun : ils sont attachés à un journalisme d’investigation et à la protection de leurs sources.
Dans ce modèle, les médias partenaires sont les seuls à avoir accès aux informations divulguées et en mesure de contacter les lanceurs d’alerte. En utilisant le logiciel Globaleaks et les clés secrètes, les journalistes peuvent accéder aux documents qui ont été proposés sur la plateforme et aussi envoyer des messages aux sources ayant fourni ces documents, sans connaître leur identité.
« Méxicoleaks ne demande pas et ne conserve pas les informations sur l’identité des lanceurs d’alerte, » déclare Benjamin Cokelet, de PODER, membre fondateur de l’alliance Méxicoleaks alliance à l’IFEX. Il ajoute que même si un lanceur d’alerte décidait de fournir des informations sur eux-mêmes, ce n’est pas encouragé et les membres de l’Alliance Méxicoleaks ne publieraient jamais les informations.
D’après le site afriLEAKS, les médias partenaires de cette alliance doivent remplir plusieurs critères : « un journalisme d’enquête d’excellence ainsi qu’une déontologie exemplaire dans le contenu et les processus d’enquête ».
Free Press Unlimited cherche aussi des partenaires médias qui sont crédibles et qui ont le soutien du public pour que lorsque les affaires sont publiées suites aux fuites, ils soient pris au sérieux.
[Un tweet de @Mexleaks décrivant les six étapes pour proposer des informations sur la plateforme]
Les partenaires médias participe aussi à la communication auprès du public sur le fonctionnement des projets. Au Pays-Bas, le site Publeaks présente des vidéos réalisées par la fondation Publeaks et Free Press Unlimited pour expliquer le processus tandis qu’au Mexique les journalistes expliquent pourquoi ils pensent que Méxicoleaks est nécessaire.
3. La technologie
C’est finalement ce qui relie les journalistes et les lanceurs d’alertes dans chacun de ces projets : un logiciel open-source sécurisé appelé Globaleaks, développé par le HERMES Center for Transparency and Digital Human Rights (Centre pour la transparence et les droits humains numériques) en Italie. Les empreintes physiques et numériques peuvent révéler l’identité des lanceurs d’alerte, c’est ce que cet outil nous aide à ne pas faire.
Free Press Unlimited avait travaillé auparavant avec des membres d’HERMES dans la communauté TOR, l’utilisation de TOR fait toujours partie du processus de soumission des fichiers pour n’importe quelle plateforme Publeaks. D’après Marcel Oomens, la relation avec les développeurs de Globaleaks est très collaborative. « Nous travaillons énormément ensemble pour définir les fonctionnalités requises et en même temps nous leur faisons confiance sur l’implémentation de ces fonctionnalités et qu’elle assure la sécurité du système. »
Lors de la mise en place d’afriLEAKS, HERMES avait déployé des formateurs pour enseigner aux journalistes participants comment utiliser le logiciel et d’autres technologies sécuritaires. Code for Africa, une organisation locale, opère désormais les formations dans la région tandis qu’HERMES fournit le support technique de la plate-forme.
Marcel Oomens met l’accent sur le fait qu’il soit presque impossible d’assurer à 100 % la sécurité d’une plateforme en ligne telle que Publeaks, mais le logiciel de cryptage et les technologies utilisées rendent les tentatives de compromission des utilisateurs de la plateforme très chères et très coûteuses.
Méxicoleaks, afriLEAKS et bien plus
Free Press Unlimited a accompagné la mise en place de Mexicoleaks en 2015. Avec seulement huit médias partenaires, un meilleur niveau de collaboration était possible. Tous les médias partenaires ont convenu qu’ils feraient les investigations conjointement sur toutes les fuites qu’ils recevraient. Ce type de relation de travail a fourni un sentiment de force par le nombre au Mexique où les risques encourus pour avoir publié des informations sensibles sont extrêmement élevés.
Comme Benjamin Cokelet a déclaré par mail à l’IFEX, « Les méthodes de travail extrêmement collaboratives des membres de l’alliance de Mexicoleaks […] permet à la fois de maximiser le lectorat et de protéger un média individuel contre les représailles indésirables. »
AfriLEAKS a été lancé en 2015, avec 19 médias partenaires à travers le continent. Le jour du lancement, le journal sufd-africain Mail & Guardian, un des membres de l’alliance, publiait un article appelant les lanceurs d’alertes à participer.
Une caractéristique notable du projet afriLEAKS est, qu’en plus de l’accent mis sur la sécurité numérique des lanceurs d’alerte, le projet souhaite aussi mettre à niveau les journalistes en leur expliquant comment se protéger eux-mêmes en ligne, étant donné qu’il y a toujours eu un vide dans la compréhension des risques qu’ils encourent à faire des recherches sur les données divulguées.
Gillo Cutrupi, expert en sécurité numérique impliqué dans la formation des journalistes d’afriLEAKS, a déclaré qu’en plus des formations à Globaleaks et TOR, ils sont aussi formés à utiliser le cryptage de courrier électronique par PGP, pour communiquer en toute sécurité avec leurs partenaires de l’alliance des organes de presse.
Même si la technologie est partie intégrante du succès de ces projets, Gillo Cutrupi insiste sur l’importance d’impliquer les journalistes qui font un travail sérieux de recherche, qui savent créer des connexions et obtenir la confiance de leurs sources. Il déclare que la participation d’une ONG comme Free Press Unlimited permet d’assurer que ces considérations sont autant prises au sérieux que l’est le besoin d’une technologie sûre.
D’après Free Press Unlimited, des médias en Malaisie, et aux lendemains de l’affaire des Panama Papers, des groupes en Indonésie ont manifesté leur intérêt pour la plateforme.
Une évolution positive
Alors que les gouvernements et les entreprises continuent de craindre et de lutter contre les lanceurs d’alerte, leur comportement n’est pas nécessairement partagé par l’opinion publique dans les pays où les projets Publeaks sont basés.
A l’automne 2015, la plateforme du Mexique a vraiment trouvé son rythme et un nombre croissant d’articles ont résultés de ces fuites.
Benjamin Cokelet, de Mexicoleaks, a déclaré que toutes les affaires qu’ils ont publiées suite à ces fuites ont eu un impact visible sur la société mexicaine. Il cite deux exemples : une affaire révélant la corruption et la mauvaise gestion d’un projet de construction qui a détruit des vestiges archéologiques et une autre dénonçant la façon dont un fond fiduciaire pour le logement a perdu ses investissements apportés par des membres de la classe ouvrière.
D’après Marcel Oomens, « le fait que ces affaires aient été révélées au grand jour implique que les gens sont de plus en plus conscients du rôle que peuvent jouer les lanceurs d’alerte dans nos sociétés. »
Prendre conscience du rôle des lanceurs d’alerte est une étape importante. Cela se traduit par un soutien pour des projets comme les plateformes Publeaks, qui permettent aux gens de prendre conscience et de lutter contre la corruption qui ne serait pas mise en évidence autrement.
Une population informée est essentielle pour une démocratie juste et opérationnelle. Le soutien à la transparence, l’accès à l’information et une demande grandissante pour plus de respect et de soutien des lanceurs d’alerte sont nécessaires et constituent des étapes positives vers la bonne direction.