Pas d'enquête. Pas de punition. Au Sri Lanka, au Cambodge et au Pakistan, l'impunité est la norme. Et dans l'Afghanistan voisin, la volonté du gouvernement de s'occuper de la sécurité des journalistes reste à vérifier.
Sri Lanka : Le caricaturiste disparu Prageeth Eknaligoda, un parmi tant d’autres
Le 24 janvier 2010, le chroniqueur et caricaturiste sri-lankais Prageeth Eknaligoda rentrait chez lui après le travail lorsqu’il a disparu. L’incident s’est produit deux jours avant la tenue des élections présidentielles dans le pays. Eknaligoda avait été menacé en raison de ses analyses politiques et il était connu pour ses dessins critiques de l’administration du Président Mahinda Rajakapsa. Ceux-ci paraissaient dans le Lanka-e-News, un site web favorable à l’opposition qui a été la cible d’attaques répétées.
Tout de suite après avoir été porté disparu, la femme du journaliste, Sandhya, a entrepris une campagne pour inciter les autorités à enquêter sérieusement sur ses allées et venues. Néanmoins, l’affaire demeure non résolue. En soi, l’affaire de Prageeth est l’une des 10 affaires emblématiques dans le monde que souligne le groupe Reporters sans frontières (RSF), basé à Paris, dans sa campagne #FightImpunity.
Pas d’enquêtes, pas de justice
Selon l’organisation sri-lankaise Free Media Movement (FMM), au moins 43 journalistes et artisans des médias ont été tués ou ont disparu au Sri Lanka au cours des neuf dernières années. Aucun des auteurs de ces crimes n’a été traduit en justice. Dans sa campagne de novembre 2014, FMM a mis en lumière 10 histoires d’impunité (celle de Prageeth est du nombre) et a demandé au gouvernement de traîner les auteurs en justice et d’instaurer la liberté des médias dans le pays.
Cambodge : Absence de responsabilité dans la violence contre les manifestants
La violence récente contre les manifestants et l’incapacité à tenir les auteurs responsables constituent l’une des formes les plus importantes d’impunité qui sévissent au Cambodge, dit le Centre des droits de la personne du Cambodge (Cambodian Center for Human Rights, CCHR), basé à Phnom Penh.
Les citoyens du Cambodge descendent souvent dans la rue pour exiger le respect de leurs droits démocratiques : en 2013, ils se sont rassemblés pour exprimer leur soutien au parti de l’opposition et pour contester les résultats des élections nationales de juillet 2013; des moines ont joint les rangs des travailleurs du vêtement pour dénoncer les conditions de travail et les bas salaires; et d’autres citoyens, comme les membres de la communauté du lac Boeng Kak, qui se sont réunis pour défendre leurs droits fonciers. Le CCHR déplore l’interdiction des rassemblements proclamée en janvier 2014, et le recours à la force, excessive et disproportionnée, par les forces de sécurité contre les manifestants, qui a causé des blessures et même des décès. Alors que certains manifestants ont été arrêtés et même inculpés pour leurs actions durant les manifestations, il n’y a eu aucune enquête indépendante ou impartiale sur le comportement violent des forces de sécurité.
En réprimant le droit de se réunir librement, les autorités tentent de boucher l’une des principales avenues des voix critiques à l’égard de ceux qui sont au pouvoir. Et ce ne sont pas seulement les manifestants qui courent des risques – Lors d’une attaque connexe contre la liberté des médias, le reporter Lay Samean a subi de graves blessures après avoir été ciblé pour avoir tenté de prendre des photos de gardiens de sécurité qui pourchassaient un moine lors d’un rassemblement en mai 2014.
Une culture de peur
« Je ne me laisserai pas intimider… Je vais continuer à rapporter la vérité », a dit Samean après l’incident, selon ce que rapporte le Centre cambodgien pour les médias indépendants (Cambodian Center for Independent Media, CCIM). Le courage de ces paroles est indéniable. Mais lorsque de telles violations ne sont pas corrigées, il s’instaure une culture de peur qui en empêche d’autres de parler. Au Cambodge, de hauts responsables avec de bons contacts échappent souvent à la justice, tandis que les activistes des droits de la personne et les journalistes sont attaqués parce qu’ils jettent la lumière sur des questions environnementales ou sur n’importe quelle question qui va à l’encontre des intérêts de l’élite; les meurtres de ces personnes font rarement l’objet d’une enquête.
Pendant tout le mois de novembre, dans le cadre de sa campagne annuelle pour mettre fin à l’impunité, le CCHR a amassé des photos de personnes tenant des affiches qui affirment leur volonté de combattre l’impunité. Les 263 photos accumulées ont été transformées en une affiche géante qui a été remise au Ministère de la Justice le 2 décembre, pour demander que l’on prenne des mesures contre certains individus en vue qui échappent aux poursuites pour leurs crimes.
Afghanistan : Les femmes journalistes soupèsent les risques
Cette année, dans un autre coin de la région, le Centre des journalistes d’Afghanistan (Afghanistan Journalists Center, AFJC) a mené sa propre campagne contre l’impunité dans 10 villes d’Afghanistan – du 2 novembre, toute première Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre les journalistes, instituée par les Nations Unies, au 23 novembre, anniversaire du Massacre d’Ampatuan survenu en 2009 aux Philippines, l’attentat le plus meurtrier jamais commis contre la presse.
La page web de la campagne de l’AFJC met en lumière les affaires impunies de journalistes assassinés, affaires qui remontent jusqu’à 1994 – journalistes étrangers et locaux. Deux femmes journalistes figurent parmi ceux qui ont été tués en 2014 : la photographe allemande Anja Niedringhaus, de l’AP, et la journaliste afghane Palwasha Tohkhi Meranzai, âgée de 26 ans. Tohkhi avait été menacée de mort à cause de ses reportages environ un mois avant son assassinat. En dépit des éléments de preuve qui démontrent que sa mort est motivée par son travail, les services de sécurité afghans persistent à traiter cette affaire comme une affaire de vol.
Dans une interview qu’elle a accordée au Comité pour la protection des journalistes (CPJ) à Kaboul en juillet 2013, la directrice du Syndicat des femmes journalistes afghanes, Shaffiqa Habibi, a estimé qu’environ 300 des 2 300 femmes journalistes avaient cessé de travailler récemment parce qu’elles craignaient pour leur sécurité personnelle. Les pressions viennent de militants, d’extrémistes religieux, voire de membres de leur propre famille.
Des petits pas en avant
Immédiatement après le retrait des troupes étrangères d’Afghanistan, l’incertitude règne quant à l’avenir d’une presse libre et à la sécurité des journalistes qui travaillent dans le pays. Il y a toutefois de la place pour l’optimisme. En août, 20 femmes journalistes dans la province septentrionale de Jawjzan ont formé le premier syndicat de femmes journalistes. Et le 22 novembre, le Dr Abdullah Abdullah, Premier ministre du gouvernement d’Unité nationale d’Afghanistan, s’est juré de mettre fin à l’impunité pour les crimes commis contre les journalistes et les artisans des médias. Lors d’une rencontre avec des cadres supérieurs de l’AFJC et d’autres organisations de soutien aux médias, le Dr Abdullah les a assurés de l’intention du gouvernement d’adopter des « mesures essentielles ». Il reste à voir ce que seront ces mesures, mais cette annonce, qui suit la campagne de l’AFJC et d’autres groupes de journalistes, est la bienvenue.
Pakistan : Une condamnation dans l’affaire de Wali Khan Babar
Le Pakistan est considéré comme l’un des pays les plus dangereux du monde pour les journalistes. Il se classe au neuvième rang des pires pays du monde à l’Index mondial de l’impunité, tenu par le CPJ. Environ 113 journalistes sont morts au Pakistan au cours des 14 dernières années, selon l’organisation locale de défense des droits numériques Bytes for All. Deux cas seulement ont vu l’enquête menée à terme et déboucher sur des condamnations : l’enlèvement et l’assassinat en 2002 du journaliste américain et correspondant du Wall Street Journal, Daniel Pearl (suite à des pressions exercées par le gouvernement des États-Unis), et plus récemment le meurtre en 2011 du journaliste pakistanais Wali Khan Babar (où des pressions ont été exercées par le groupe Geo/Jang, le groupe de médias le plus important du Pakistan et employeur du journaliste).
La condamnation dans l’affaire de Babar a été saluée comme un événement déterminant, mais la démarche n’a pas été facile, dit Sadaf Khan, chef du programme des droits numériques et de la libre expression à Bytes for All. L’officier en charge de l’enquête ainsi que de nombreux témoins ont été assassinés avant la conclusion de l’enquête. Malheureusement, la condamnation n’a pas encouragé les familles des autres journalistes visés à poursuivre les démarches dans leur propre affaire, d’ajouter Khan; les autres médias Pakistanais n’ont pas non plus couvert la condamnation comme un important pas en avant.
Un suivi soutenu et une couverture médiatique sont chose rare dans le cas du meurtre d’un journaliste, dit Owais Ali, directeur général de la Fondation de la presse du Pakistan. Dans la plupart des cas, les médias se désintéressent de l’histoire après l’émoi initial, et les associations de l’industrie ne suivent plus les affaires avec le sérieux qu’elles méritent. Les condamnations dans les affaires Pearl et Babar montrent que l’on peut obtenir des résultats positifs dans la lutte contre l’impunité, fait remarquer Ali, mais seulement si les médias prennent la responsabilité de poursuivre les assassinats de leurs employés jusqu’à ce que les auteurs de ces meurtres soient trouvés et condamnés.
Le Plan d’action de l’ONU entraînera-t-il des changements ?
L’ampleur et le nombre des attentats contre les journalistes et les artisans des médias à travers le monde, joints à l’échec des enquêtes et des poursuites dans ces affaires, signifient que les gens dans la profession sont confrontés à un risque élevé inacceptable rien que parce qu’ils font leur travail. En réaction, les Nations Unies ont élaboré une approche appelée Plan d’action des Nations Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l’impunité. Dans sa phase initiale, ce plan sera surtout mis en œuvre en Irak, au Népal, au Pakistan et au Sud-Soudan.
Au Pakistan, les intervenants se sont rencontrés sous la plate-forme appelée PCOMS (Coalition des médias du Pakistan pour la sécurité, Pakistan Coalition on Media Safety) afin de s’entendre sur un plan d’action unifié. Khan, de Bytes for All, décrit ainsi certains des avantages du plan d’action de l’ONU pour la société civile pakistanaise : « Il nous a fourni un cadre afin de créer un point de départ pour nous permettre de juger de l’ampleur des menaces auxquelles les journalistes sont confrontés, et aussi d’identifier les intervenants et des moyens possibles d’intervention de leur part. Par-dessus tout, ce plan a donné une légitimité aux efforts des organisations de la société civile et a responsabilisé le gouvernement sur cette question. »
Yorm Bopha, activiste et membre de la communauté du lac Boeng Kakwww.daytoendimpunity.org
La directrice générale Chak Sopheap et un employé du CCHR livrent l’affiche au Ministère de la Justice, à Phnom Penh, le 2 décembre 2014CCHR
Campagne de l’AFJC contre l’impunité, 2-23 novembre 2014AFJC
Veille à la chandelle du groupe Bytes for All, en signe de solidarité avec la campagne de l’IFEX pour mettre fin à l’impunité et la campagne TakeBackTheTech (Réapproprions-nous la technologie), 26 novembre 2014Bytes for all
Marianna Tzabiras est rédactrice de l’IFEX pour la Section de Asie et Pacifique et Droits numériques.