Au 40e anniversaire du meurtre de Rodolfo Walsh en Argentine, l'un de ses prétendus assassins attend toujours son extradition du Brésil.
Avec une machine à écrire et du papier, vous pouvez bouger les gens à un degré incalculable. De ce fait, je n’ai pas le moindre doute.
Le 25 mars 1977, vers 13h30, un homme filiforme de 50 ans marchait vers l’intersection des avenues San Juan et Entre Ríos, à Buenos Aires. Avec sa très petite moustache, son chapeau de paille et ses lunettes, il avait l’air d’un enseignant pendant sa pause-déjeuner. Il n’a pas toujours paru de cette façon; en d’autres occasions, il s’habillait comme un prêtre ou un vendeur de glace. Recherché par la junte militaire qui a pris le pouvoir en 1976, il était devenu tellement habile dans l’art du déguisement que, selon l’écrivain Michael McCaughan, des amis proches avaient souvent du mal à le reconnaitre.
L’homme s’appelait Rodolfo Walsh et il était l’un des journalistes argentins les plus célèbres du XXe siècle.
Malgré le risque, Walsh s’était aventuré dehors ce jour-là pour deux raisons. La première était de poster des copies d’une lettre ouverte (maintenant célébrée) aux agences de presse nationales et internationales. Et la seconde de rencontrer un informateur qui l’avait aidé à dénoncer les crimes de la junte.
Mais les criminels de la junte étaient au courant de ce rendez-vous de Walsh et un groupe d’hommes armés de l’École mécanique de la marine (qui a servi de centre de torture pendant la dictature) a été envoyé pour l’intercepter.
Au cours des mois précédents, Walsh avait perdu sa fille Victoria, qui s’était suicidé plutôt que de risquer la capture, la torture et la mort aux mains du régime. Peu avant cela, l’ami et collègue écrivain de Walsh, Francisco Urondo, avait été tué par un escadron de la mort de la junte.
Beaucoup de compagnons de Walsh avaient sur eux des capsules de cyanure pour éviter d’être capturés vivant – sachant que cela impliquait inévitablement la torture et l’exécution. Mais quand Walsh a vu approcher les hommes lourdement armés, plutôt que de se saisir du poison, il a dégainé un pistolet de sa ceinture. Le premier et dernier combat à l’arme de Walsh n’a pas duré longtemps. Les hommes de la junte ont tiré en premier. Walsh a répliqué aux tirs – blessant un – et s’est caché derrière un arbre. Mais il n’avait aucune chance. Les tirs de l’artillerie ont déchiqueté son corps: « Nous avons criblé ce fils de pute plein de balles mais il n’est pas tombé », a dit plus tard l’un des hommes armés. Lorsque les tirs ont cessé, le corps de Walsh a été jeté dans un véhicule qui attendait et emmené à l’École de mécanique navale. Il n’a jamais été vu de nouveau: Walsh avait rejoint les rangs d’environ 30 000 citoyens qui ont été portés « disparus » par la junte militaire.
La lettre ouverte susmentionnée que Walsh a postée avant d’être assassinée était la célèbre « Carta abierta de un escritor a la junta militar » (une lettre ouverte d’un écrivain à la junte militaire): une violente condamnation de la sauvagerie, de la censure et de l’incompétence économique de la junte au pouvoir en Argentine. Bien qu’elle n’ait pas été publiée dans la presse nationale, elle a largement circulé hors de l’Argentine, attirant plus d’attention internationale voulue sur les crimes du régime.
Descendant bilingue d’immigrants irlandais, Walsh était à l’origine un écrivain et un traducteur d’histoires de détective. Sa trajectoire de l’écriture de fiction au journalisme d’investigation et à l’activisme a été marquée par des événements dramatiques et formatifs dans lesquels la chance a également joué un rôle. Le premier d’entre eux, qui s’est produit le 18 décembre 1956, est devenu presque un mythe: Walsh (à ce moment-là pas particulièrement intéressé par la politique) jouait aux échecs dans un café quand un homme l’a approché et a chuchoté cette phrase cryptique: « L’un des hommes abattu est vivant ». Sa curiosité a été piquée, Walsh a enquêté et a finalement découvert un massacre policier de 11 hommes non armés, par la suite il est entré en clandestinité lorsque la police cherchait à se venger. Operación Masacre (Operation Massacre), le livre de Walsh basé sur son enquête, est un classique argentin.
Un autre point fort de sa carrière s’est produit en 1959 lorsque Walsh est allé à Cuba pour aider à mettre en place une agence de presse – Prensa Latina – peu après la révolution. Là, raconte Gabriel García Márquez, Walsh a décodé des messages secrets qui révélaient des plans pour l’infâme invasion de la baie de cochons parrainée par la CIA.
Quand il est rentré en Argentine, Walsh a combiné l’écriture avec un travail de jour dans un magasin d’antiquités. Au début des années 1970, les tensions politiques entre la gauche et la droite ont pris une tournure plus sinistre quand les escadrons de la mort parrainés par l’État (composés principalement de policiers) ont parcouraient les rues, exécutant des militants de gauche et leurs sympathisants. Une fois encore, la chance est intervenue dans la vie de Walsh: tout en manipulant une antenne de télévision défectueuse à la maison, il a constaté qu’il pouvait écouter les radiocommunications de la police, ce qui signifiait qu’il pourrait avertir les cibles de meurtre avant l’arrivée des escadrons de la mort. Bientôt, Walsh avait mis au point un système efficace pour écouter secrètement les activités policières illégales.
En 1973, Walsh a été invité à rejoindre les Montoneros, un mouvement de guérilla de gauche. Son travail était d’aider à lancer un journal de gauche, Noticias. Les bureaux ont subi des attentats à la bombe et endéans un an, le journal a été fermé.
Le coup d’Etat militaire qui a eu lieu en 1976 a entraîné des niveaux encore plus élevés de violence de l’État, une censure stricte de la presse et un flux sans fin des informations fabriquées distillées par le département de propagande de la junte. L’innovant Walsh, en clandestinité une fois encore, a réagit en créant l’ANCLA (Agencia de Noticias Clandestina / Agence clandestine d’information). Composé d’un petit groupe de journalistes bénévoles et de centaines d’informateurs, l’ANCLA compilait des témoignages de première main sur la terreur de l’Etat en action et les envoyait comme bulletin d’information à la presse nationale et locale, aux ambassades étrangères et aux organisations de défense des droits humains. Le jour où il a été assassiné, Walsh était en route pour rencontrer un informateur de l’ANCLA.
La justice pour Walsh a été lente. En 2011, 12 anciens membres des forces armées ont été condamnés à la réclusion à perpétuité pour leur participation à son meurtre; quatre autres avaient reçu des peines de prison allant de 18 et 25 ans. En 2015, un ancien agent fédéral de 64 ans, Roberto Oscar González, a été arrêté au Brésil pour sa participation présumée à cet assassinat. Il est actuellement en attente d’extradition vers l’Argentine.
Début de 2017, un prix littéraire a été lancé pour commémorer le 40ème anniversaire de la mort de Walsh.