La rédactrice régionale de l'IFEX pour les Amériques présente le contexte des principaux développements en matière de liberté d'expression et d'information observés en Amérique latine et dans les Caraïbes au cours du premier semestre 2021.
Keywords: Droit à l’information ; Sécurité et justice ; Espace civique ; Expression en ligne ; Diversité, équité et inclusion.
Aperçu
Alors que la région évolue, quoique lentement, pour faire face à la pandémie de COVID-19 et que les perspectives d’un « retour à la normale » se dessinent, des crises économiques et politiques se profilent à l’horizon.
Cette région a connu un déclin dans ses progrès historiques vers la reconnaissance du droit à l’information – malgré un nouveau traité régional important dans la région. Une pénurie d’informations crédibles sur des problèmes critiques, y compris la lutte contre le COVID, contraste avec l’abondance de désinformation et de manipulation qui a submergé la région, non seulement en ce qui concerne la maladie et son traitement, mais aussi sur des questions politiques plus larges, en particulier les processus électoraux.
Le mécontentement vis-à-vis des performances des gouvernements dans la lutte contre la pandémie, ainsi que des problèmes structurels de longue date antérieurs au COVID-19, commence à renouveler les protestations dans toute la région – des protestations qui avaient été stoppées par l’émergence de la crise sanitaire au début de 2020. Les violences déployées par les forces de police à l’encontre des manifestants ont également concerné des médias couvrant ces événements.
La violence est également présente en dehors du contexte des manifestations publiques. Les discours stigmatisants et les attaques verbales contre la presse proviennent de plus en plus souvent de hauts fonctionnaires de différents pays. Au moins quatre journalistes ont été assassinés depuis janvier 2021. Alors que l’impunité dans les cas de violence contre les journalistes a toujours été une caractéristique de la région, trois affaires ont montré des développements importants au cours de la période qui laissent espérer que les systèmes juridiques nationaux et régionaux prouveront la responsabilité et fourniront des réparations aux victimes et à leurs familles.
L’espace civique montre des signes de fermeture dans un certain nombre de pays, avec quelques points saillants à surveiller où les institutions démocratiques semblent être menacées directement et de façon imminente.
La pandémie de COVID a favorisé et accéléré la numérisation de différents aspects de nos vies. Des groupes de la société civile en Amérique latine s’efforcent de garantir que l’utilisation accrue des applications pour faire face aux défis imposés par la pandémie n’aura pas d’impact négatif sur les droits humains des utilisateurs, y compris la protection de leur vie privée et des données personnelles.
Sécuriser le droit à l’information
En 2002, le Mexique et le Panama avaient adopté les premières lois sur le droit à l’information en Amérique latine. Depuis lors, la région a connu de nombreux progrès, non seulement en ce qui concerne le nombre de pays qui ont adopté une législation dédiée dans ce domaine (23 en Amérique latine et dans les Caraïbes), mais aussi en construisant un solide corpus de jurisprudence nationale, ainsi que des normes juridiques et de la jurisprudence régionales. L’un des derniers développements dans le contexte de l’OEA (Organisation des États américains) a été le lancement de la mise à jour de la loi modèle sur l’accès à l’information en 2020.
En février 2021, le ministre bolivien de la Justice a présenté un projet de loi sur l’accès à l’information publique qui est actuellement examiné par le Conseil national contre la corruption (Consejo Nacional de Lucha Contra la Corrupción). La Bolivie, avec le Venezuela, est l’un des deux derniers pays sans loi nationale sur la liberté d’information en Amérique latine.
Le 22 avril 2021, un nouveau traité régional sur l’accès à l’information environnementale est entré en vigueur, l’Accord régional sur l’accès à l’information, la participation du public et la justice en matière d’environnement en Amérique latine et dans les Caraïbes, mieux connu sous le nom d’Accord d’Escazú. C’est le seul accord contraignant issu de la Conférence des Nations Unies sur le développement durable (Rio+20). Il s’appuie sur le principe 10 de la Déclaration de Rio, qui a établi les « droits d’accès », se référant aux droits d’accès à l’information, à la participation et à la justice sur les questions environnementales.
Escazú est le premier accord environnemental régional en Amérique latine et dans les Caraïbes et le premier au monde à contenir des dispositions spécifiques sur les défenseurs des droits humains en matière d’environnement.
Le rapport sur la situation des forêts dans le monde indique qu’il y a « 8 millions de personnes tributaires des forêts en Amérique latine, ce qui représente environ 82 pour cent des ruraux extrêmement pauvres de la région ».
Beaucoup de ces communautés se sont mobilisées pour protéger leurs terres et l’environnement. Mais être un défenseur de l’environnement est une entreprise risquée dans la région. En 2018, la moitié des écologistes tués dans le monde ont été tués en Amérique latine. Meurtres, intimidations et attaques contre les défenseurs de l’environnement sont devenus de plus en plus courants, car ces crimes ne font souvent pas l’objet d’enquêtes adéquates et les auteurs sont rarement traduits en justice. L’Accord Escazú exige des États qu’ils empêchent et enquêtent sur les attaques contre ceux qui protègent et défendent les droits environnementaux. L’accord reconnaît l’importance du travail effectué par les défenseurs de l’environnement et oblige les États à établir des lignes directrices sur les mesures appropriées et efficaces pour assurer leur sécurité.
Les experts de la région s’attendent à ce que l’accord fournisse également des outils importants pour récupérer des informations et des données critiques qui soutiendront le travail de ces défenseurs et d’autres acteurs de la société civile pour se mobiliser et prendre des mesures dans des domaines tels que le changement climatique, la déforestation et la biodiversité. L’accord prévoit, par exemple, la mise en place de systèmes mis à jour pour permettre aux citoyens de trouver plus facilement des documents tels que des rapports gouvernementaux, des listes de zones polluées et le texte des lois et réglementations environnementales. Il exige également que les pays publient des résumés non techniques des projets environnementaux.
Tout en se félicitant du nouvel accord, beaucoup craignent qu’il ne s’agisse d’un autre « engagement sur papier ». Une volonté politique est nécessaire pour garantir sa mise en œuvre effective, en passant des mots sur le papier à la réalité sur le terrain.
Il s’agit d’une préoccupation que les experts ont soulevée concernant toutes les normes juridiques relatives à la liberté d’information dans la région. « La mise en œuvre n’est pas un processus simple », affirme un récent rapport d’Alianza Regional para la Libertad de Expresión. Selon Alianza Regional (un réseau d’ONG opérant sur les questions de liberté d’expression et d’information), les dernières années ont également « montré des revers, tels que le démantèlement du régime de l’ATI au Nicaragua, l’approbation d’une législation en conflit direct avec l’accès à l’information, par exemple la loi sur la classification des documents publics au Honduras, ou simplement des changements de gouvernement qui entraînent une plus grande opacité et moins d’engagement envers le droit à l’information, comme cela s’est produit au Brésil, au Salvador et au Mexique. Des pays comme l’Argentine, la Colombie, l’Équateur, le Guatemala, le Honduras, le Paraguay et l’Uruguay sont actuellement confrontés à des défis importants mais variés, tandis que le Costa Rica est toujours en train d’adopter une loi sur l’accès à l’information, bien qu’il dispose d’un cadre réglementaire qui permet l’exercice du droit à l’information.
Depuis le début de la pandémie mondiale en 2020, les organisations régionales ont souligné une diminution des niveaux de transparence en ce qui concerne les informations liées à la santé, notamment les données épidémiologiques, les doses de vaccin et les calendriers de vaccination, la disponibilité des lits dans les hôpitaux, les investissements pour l’expansion des établissements de santé et la situation générale du personnel médical.
Au Brésil, selon un sondage mené en mai 2021 par Abraji auprès de journalistes de tout le pays, la plupart des personnes interrogées ont signalé que les difficultés d’accès aux informations publiques s’étaient accrues avec la pandémie. La pandémie a également été utilisée comme justification par les organismes publics – c’est actuellement la justification la plus courante – pour les refus et les retards dans les réponses aux demandes d’informations au cours de l’année écoulée.
Une autre étude, publiée en mai par Artigo 19 Brazil, fait état d’une importante circulation d’informations contradictoires provenant des autorités publiques sur la pandémie, dont certaines sont considérées comme intentionnellement fausses ou trompeuses, ainsi que des lacunes importantes dans les informations cruciales pour la santé de la population.
Le manque de données appropriées sur la progression de la pandémie est particulièrement grave en ce qui concerne les peuples autochtones. Au Brésil, face à ce manque d’information et aux mauvaises stratégies de communication des autorités chargées de sensibiliser les groupes autochtones à l’importance des mesures de vaccination et de prévention, les dirigeants et communautés autochtones se sont mobilisés et ont organisé la campagne #VacinaParente (« parente », signifiant « parent » en portugais, est utilisé par les peuples autochtones pour désigner d’autres groupes et individus autochtones). Une autre initiative – une alliance de stations de radio régionales, soutenue par le réseau d’enquête péruvien OjoPúblico – a lancé un effort sans précédent pour lutter contre la désinformation liée au COVID dans les langues autochtones pour les personnes vivant dans les régions andine et amazonienne.
D’autres exemples de campagnes et de projets de communication axés sur la communauté ont été observés dans de nombreuses communautés sous-financées. Celles-ci étaient cruciales pour fournir des informations ciblées et organisées afin de surmonter les obstacles spécifiques rencontrés par les groupes vulnérables pour en savoir plus sur le COVID-19, ainsi que pour fournir des discours contraires et du contenu contre la désinformation liée à la santé.
Intégrité des informations
Selon l’UNESCO, le manque de confiance dans les gouvernements est à l’origine de la désinformation sur le COVID-19 en Amérique latine.
Mais en plus (ou en conjonction avec) les problèmes d’intégrité de l’information concernant le COVID-19, la désinformation a également été considérable à l’approche des élections dans différents pays. L’utilisation de bots (comptes automatisés), en particulier, a été adoptée par de nombreuses campagnes politiques dans leur lutte pour influencer l’opinion publique dans l’espace numérique.
Ce fut le cas au Venezuela. En décembre 2020, la désinformation concernant les questions électorales et le processus électoral a été largement diffusée, même par les organismes gouvernementaux. Le Consejo Nacional Electoral, par exemple, a assuré via Twitter que les élections étaient supervisées par des observateurs internationaux, y compris les États-Unis. Cette information a été démentie par la mission américaine auprès de l’OEA.
Au Mexique, les « informations trompeuses » sur les candidats, les partis et les institutions ont abondamment circulé sur les réseaux sociaux avant les élections. Selon les chercheurs, un manque de propositions concrètes de la part des candidats conjugué à une augmentation des manipulations et des fausses nouvelles, l’absence d’un véritable débat politique approfondi a ouvert un espace pour la diffusion de la désinformation sur les candidats et le processus électoral. Les experts ont souligné un système complexe déployé dans les campagnes de désinformation. Quatre acteurs principaux orchestrent les stratégies sur les réseaux : les « maîtres de cérémonie », qui introduisent le récit ; des comptes automatisés (ou bots) qui l’amplifient ; les « trolls » qui attaquent des cibles spécifiques ; et les « fans », des gens ordinaires qui créent les tendances en reproduisant aveuglement le contenu.
Lors des élections de juin au Pérou, des informations erronées ont circulé à la fois en ligne et hors ligne concernant les procédures électorales. Une grande partie, comme on l’a vu dans d’autres pays, essayant de saper la confiance dans les autorités électorales. En plus des fausses informations, des informations réelles ont été manipulées à des fins politiques. A titre d’exemple, une information faisait référence au registre des électeurs, indiquant que les listes officielles comprenaient des noms de personnes décédées, mais omettaient de donner les informations sur le calendrier et la procédure pour corriger et finaliser les listes d’électeurs avant les élections.
En réponse aux problèmes d’intégrité de l’information, un nouveau réseau de vérification des faits a été créé au Pérou, en janvier 2021, pour lutter contre les fausses informations pendant la campagne électorale. L’initiative s’appelait Ama Llulla [« Ne mentez pas » en langue quechua], et son objectif était à la fois de fournir des traductions d’informations vérifiées dans les langues indigènes et de faire tomber les barrières entravant la participation politique des groupes vulnérables.
Au-delà du COVID-19 et des élections, nous avons vu de la désinformation en Amérique latine par rapport à d’autres événements, comme les manifestations en Colombie. Des sources locales ont signalé que des centaines de vidéos, d’enregistrements audio et d’images circulaient en ligne sur le Paro Nacional (grêve générale), dont beaucoup contenaient des mensonges ou des informations sorties de leur contexte, ce qui a eu un impact significatif sur les récits de ce qui se passait réellement dans les rues.
Manifestations de rue
Dans la plupart des pays des Amériques, les manifestations publiques se sont estompées à compter de la mi 2020, probablement en raison des restrictions imposées pour limiter les infections au COVID-19. Une exception notable : les manifestations déclenchées aux États-Unis par le meurtre de George Floyd en mai 2020.
En 2021, les gens ont recommencé à descendre dans la rue dans toute l’Amérique latine et les Caraïbes. En janvier, la colère suscitée par les ressources insuffisantes des hôpitaux, le sous-investissement dans les vaccins, une gestion inefficace du gouvernement, la désinformation et le déni répandu par le président brésilien Bolsonaro ont conduit à des manifestations dans différentes régions du Brésil. En février, des manifestations ont éclaté en Haïti, alimentées par des inquiétudes concernant l’enracinement du gouvernement du président Moïse (assassiné depuis), l’absence d’élections, la corruption systémique et la détérioration de l’économie. En mars, trois ministres ont démissionné au Paraguay après des manifestations dénonçant la corruption du système de santé publique et une gestion inefficace de la pandémie de coronavirus. Toujours en mars, des manifestations ont été déclenchées en Bolivie par l’arrestation de l’ancienne présidente par intérim Jeanine Añez et d’autres dirigeants de l’opposition politique pour des délits liés au coup d’État.
Mais les manifestations les plus massive et les plus soutenues ont été observées en Colombie, à partir d’avril. Le « Paro Nacional » (grève générale), comme on l’a appelé, a commencé après que le gouvernement a présenté une proposition visant à augmenter les taux d’imposition et à supprimer les exonérations. Cela a déclenché un appel aux protestations et à la grève des principaux syndicats du pays. Cependant, derrière les manifestations se trouvaient des frustrations bien plus profondes : une insécurité économique continue, une situation de sécurité dégradée et des inégalités omniprésentes.
Au moins 42 personnes sont décédées, selon l’Office du défenseur public. Des milliers de personnes ont été blessées. Des centaines d’autres ont disparu pendant des jours. Le pays a été le théâtre d’épisodes répétés de brutalités policières, retransmis en direct.
Des organisations afro-Colombiennes ont présenté un dossier à la commission Interamericaine des droits humains affirmant que la violence et le harcèlement touchaient de manière disproportionnée les manifestants afro-colombiens et autochtones. Au 21 mai, l’Office du défenseur public avait déjà enregistré un nombre record de 106 signalements de violences sexistes à l’encontre des femmes et des personnes ayant diverses orientations sexuelles et identités de genre. Sur ces 106 cas, 23 correspondaient à des actes de violences sexuelles lors de manifestations sociales.
Selon FLIP, 257 attaques contre la presse ont été documentées lors de sa couverture des manifestations. Fin juin, les autorités colombiennes cherchaient à réviser le concept de manifestations pacifiques dans la loi colombienne par le biais d’un décret exécutif ; cela pourrait compromettre le droit de réunion des Colombiens et faciliter la pénalisation des manifestants.
Malgré leurs origines et dynamiques diverses, les protestations dans la région partagent certains traits communs : la violence avec laquelle elles ont été réprimées ; le manque de respect par la police et les forces armées des règles d’engagement et des protocoles de comportement ; un manque de redevabilité et un grave manque de respect pour les normes internationales des droits humains.
Améliorer la sécurité et parvenir à la justice
Des attaques contre la presse ont eu lieu dans le cadre de manifestations et au-delà, au premier semestre 2021.
Au Mexique, les journalistes Benjamín Morales Hernández, Gustavo Sánchez Cabrera, Enrique García et Saúl Tijerina ont été assassinés. Les autorités régionales des droits humains ont appelé l’État mexicain à enquêter sur ces cas et à renforcer les mesures de protection de la presse.
De nombreux journalistes tués ces dernières années au Mexique faisaient l’objet d’un plan de protection (mécanisme de protection) mis en place par le gouvernement fédéral. Les membres de l’IFEX CPJ, RSF et Article 19 Mexico ont affirmé que les meurtres résultent de l’absence d’une politique publique globale de protection. Ils ont également exhorté l’État à investir davantage dans le mécanisme de protection et appelé à un examen approfondi de la mise en œuvre des analyses de risques et des mesures d’urgence.
En février, le Rapporteur spécial de la CIDH sur la liberté d’expression s’est dit préoccupé par le harcèlement persistant non seulement des journalistes, mais aussi des artistes et des défenseurs des droits humains exerçant leur liberté d’expression à Cuba.
Les attaques contre la presse ont également été une constante au Brésil sous Bolsonaro, principalement à travers des discours stigmatisants et menaçants. Au cours des premiers mois de 2021, le président a attaqué à plusieurs reprises des journalistes qui le questionnaient lors d’interviews. En juin, par exemple, lorsqu’on lui a demandé pourquoi il ne portait pas de masque dans un espace public, malgré les réglementations locales, le président a dit à la journaliste de se taire et a déclaré qu’elle et son média étaient des scélérats. Une étude de Reporters sans frontières (RSF) a fait état de 580 attaques contre la presse brésilienne qui ont été directement inspirées par Bolsonaro et ses plus proches alliés en 2020, et cette tendance se poursuit en 2021. Abraji a signalé 54 attaques contre la presse entre le 1er janvier et le 11 mars 2021. Parmi celles-ci, 22 ont été effectuées par des agents publics, 11 par le président lui-même. Beaucoup d’entre elles visaient des femmes journalistes.
Une grande partie de la violence dirigée contre les femmes journalistes continue d’avoir lieu en ligne. Une étude lancée par l’UNESCO en 2021 a mené plus de 900 enquêtes auprès de femmes journalistes de 125 pays. La plupart des journalistes contactées ont déclaré avoir été victimes d’attaques en ligne fondées sur de la désinformation visant à les discréditer personnellement et professionnellement. Les attaques étaient souvent de faux récits à caractère sexuel. En termes d’identité raciale et ethnique, l’étude a noté que les attaques se produisent en plus grand nombre contre les femmes journalistes qui se sont identifiées comme autochtones (86 %) et noires (81 %), contre 64 % des attaques subies par les femmes journalistes blanches.
L’impunité liée aux attaques contre les journalistes continue également de sévir dans la région. Il y a trois ans, en avril 2018, le président équatorien Lenín Moreno a confirmé la mort de Javier Ortega, Paúl Rivas et Efraín Segarra, une équipe de journalistes du journal El Comercio. Les trois hommes ont été enlevés dans la ville de Mataje, près de la frontière colombienne, alors qu’ils couvraient la présence dans la région du Frente Oliver Sinisterra, une faction dissidente des FARC (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia). À l’anniversaire de leur mort, en avril 2021, les membres de l’IFEX-ALC ont déploré que les autorités colombiennes et équatoriennes aient laissé tomber les familles des victimes. Pour la FLIP, « la vérité, la justice et la réparation sont absentes dans cette affaire ». Les enquêtes ne montrent aucun progrès significatif, et il n’y a eu qu’une seule condamnation contre les responsables. En mars 2021, la Fondation andine pour l’observation et la surveillance des médias (Fundamedios), a demandé une audition à la Commission interaméricaine des droits humains, au cours de sa 179e période de sessions, où elle a également signalé un manque de coopération de l’État équatorien pour déclassifier les informations autour de l’enlèvement et du meurtre de Javier, Paúl Rivas et Efraín.
Nous avons cependant constaté quelques progrès dans trois affaires importantes concernant des violences contre des journalistes et des défenseurs des droits humains : Berta Caceres (Honduras), Jineth Bedoya (Colombie) et Alex Silveira (Brésil). Dans une région connue pour l’impunité dans des affaires similaires, les bonnes nouvelles doivent être célébrées. Les cas de Berta et Jineth, au-delà de la mise en évidence de la question de l’impunité, soulèvent la question de la violence sexiste et des défis auxquels les femmes journalistes et défenseurs sont confrontées.
Cinq ans après l’assassinat de la défenseuse hondurienne Berta Cáceres, le procès du commanditaire derrière son meurtre a finalement commencé, en juin 2021. David Roberto Castillo Mejía, ex-officier militaire et président de la société Desa gérant un barrage, a été inculpé.
En mars, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a tenu une audience historique dans l’affaire de la journaliste colombienne Jineth Bedoya. Le processus, qui a été cahoteux, est toujours en cours. Il cherche à déterminer la responsabilité de l’État colombien pour les menaces, les enlèvements, la torture et les violences sexuelles subis par la journaliste il y a plus de 20 ans, en 2000. Cependant, après l’ouverture de l’audience, l’Agence nationale de défense juridique colombienne a allégué le manque d’impartialité de la plupart des juges et du président de la CIDH, citant la solidarité qu’ils ont manifestée envers Jineth après son témoignage. L’Etat a alors annoncé sa décision de se retirer de l’audience. La Cour a ensuite publié une résolution qui « disait que le cas spécifique en cause [impliquant la violence sexiste] nécessitait à la fois la liberté d’expression de la part des juges ainsi que l’élimination des espaces de re-victimisation » de Jineth Bedoya. Une deuxième résolution a également été publiée pour reprendre les travaux.
Après de nombreuses pressions de la société civile et des acteurs internationaux, la Colombie a accepté de se joindre à la procédure. Le 24 mars, la Cour a ordonné à l’État colombien de mettre immédiatement en œuvre des mesures provisoires pour protéger la vie et l’intégrité personnelle de Jineth. L’Agence de défense juridique a accepté « la responsabilité internationale pour les défaillances du système judiciaire [et] pour le non-respect du devoir de diligence dans l’enquête sur les menaces » proférées contre Jineth Bedoya et lui a demandé « le pardon pour ces actes et pour les dommages qu’ils ont causés » et a reconnu que « ces omissions portaient atteinte à ses droits à la dignité, à un projet de vie, à l’intégrité personnelle, aux garanties juridiques et à la protection légale ».
En juin, la Cour suprême du Brésil a examiné le cas du journaliste Alex Silveira, qui a perdu la vue de son œil gauche après avoir été blessé par une balle en caoutchouc tirée par la police militaire de São Paulo lors d’une manifestation en mai 2000. Une décision antérieure de la cour avait estimé qu’Alex s’était mis en danger en couvrant les manifestations et avait refusé de considérer la police militaire comme responsable.
La Cour suprême a statué que l’État devrait être tenu pour responsable des journalistes blessés par la police lors des manifestations, à moins que « le travailleur de la presse ne tienne pas compte des avertissements clairs et ostensibles concernant l’accès à des zones limitées où il existe un risque grave pour son intégrité physique ».
Les groupes de défense de la liberté de la presse ont salué la décision comme une jurisprudence importante pour la région, compte tenu du nombre élevé de cas similaires impliquant à la fois des médias et des manifestants.
Rétrécissement de l’espace civique
Selon le CIVICUS Civic Space Tracking Monitor (2020), l’espace civique s’est rétréci dans 22 des 32 pays d’Amérique latine et des Caraïbes, et a été obstrué ou fermé dans huit d’entre eux.
Depuis 2020 et jusqu’en 2021, le contexte du COVID-19 a « posé les conditions pour que les élites gouvernantes puissent élargir leur panoplie d’outils pour faire face à la pandémie, mais en même temps ces outils courent le risque d’être instrumentalisés pour faire avancer des agendas antérieurs à la pandémie, contribuant à la corrosion et à la contraction de l’espace civique régional. »
Au Nicaragua, depuis avril 2018, la communauté internationale constate un climat d’hostilité à l’exercice de la liberté d’expression dans le pays, marqué par la criminalisation des manifestations, les arrestations arbitraires, la confiscation et la fermeture des médias indépendants et la persécution et le harcèlement des journalistes indépendants, défenseurs des droits humains et opposants. « À ce jour, l’interdiction de tout type de manifestation, de rassemblement ou de mobilisation publique est maintenue, et celles-ci sont réprimées par des policiers lourdement armés, qui utilisent des techniques paramilitaires, avec des chiens, semant la peur, l’autocensure et une plus grande insécurité citoyenne. »
Plusieurs journalistes font l’objet de poursuites judiciaires et des médias et des biens d’ONG ont été confisqués. L’enregistrement légal de certaines ONG a été annulé. Selon Human Rights Watch, le gouvernement Ortega intensifie « une campagne de violence et de répression contre l’opposition et la société civile » avant les élections nationales prévues en novembre 2021.
Des reculs dans les institutions démocratiques ont également été observés au Salvador et se sont accrus depuis 2020. « Les pratiques autoritaires exercées par l’actuel pouvoir exécutif favorisent une confrontation permanente avec les organismes législatifs et judiciaires, le ministère public, la presse indépendante et les organisations nationales et internationales de défense des droits humains. » En mai, le président et le Congrès ont coalisé pour adopter une décision visant à remplacer tous les juges de la Cour constitutionnelle et le procureur général indépendant.
Les législateurs de New Ideas (le parti du président) ont allégué que la Cour constitutionnelle entravait la capacité du président à faire face à la pandémie de COVID-19. Les juges révoqués ont tous été remplacés par des alliés du président, qui étaient accompagnés dans leurs nouveaux bureaux par des gardes armés. Selon des observateurs locaux, « l’armée et la police suivent ses ordres sans respecter la loi ».
Technologie et droits, vie privée et protection des données
La protection des données personnelles a figuré en bonne place dans l’agenda des organisations de la société civile de la région au premier semestre 2021. Des inquiétudes sont apparues notamment en raison de l’adoption de solutions technologiques associées aux défis de la pandémie qui ont peu pris en compte les risques potentiels pour le droit à la vie privée.
En Colombie, par exemple, K+LAB de la Fundacion Karisma a évalué les vulnérabilités des applications publiques liées au COVID et a conclu que non seulement il y avait un problème dans leur conception et leur mise en œuvre, mais qu’il y avait des motifs de préoccupation plus profonds concernant la manière et les méthodes utilisées par les institutions publiques pour développer des logiciels et des systèmes. Selon Karisma, des efforts sont nécessaires pour garantir que le développement de systèmes de gestion des données personnelles ne soit pas pris à la légère : les contrôles de qualité doivent être renforcés, des méthodologies de gestion des risques adoptées et des modèles clairs de réponse aux incidents et aux menaces doivent être mis en œuvre.
Des préoccupations similaires étaient à l’origine de la décision de 11 organisations numériques régionales de lancer l’Observatorio COVID-19 AlSur en avril 2021, pour promouvoir le partage d’informations contextualisées sur les utilisations des données personnelles et des technologies de surveillance dans différents pays de la région. À son tour, il devrait permettre le développement d’actions communes pour promouvoir et encourager le respect des droits fondamentaux dans la mise en œuvre de la technologie numérique.
Malheureusement, les lois dédiées à la protection des données ne sont toujours pas une réalité dans toute l’Amérique latine, malgré d’importants progrès récents. Le Chili a été le premier pays à adopter une telle loi en 1999, suivi de l’Argentine en 2000. Plusieurs pays leur ont désormais emboîté le pas : l’Uruguay (2008), le Mexique (2010), le Pérou (2011), la Colombie (2012), le Brésil (2018), la Barbade (2019) et le Panama (2019).
Même avec une loi en place, la mise en œuvre est un défi. Par exemple, en avril 2021, le Registre national des utilisateurs de téléphonie mobile a été créé au Mexique en tant que registre obligatoire des puces de téléphonie mobile (dans le cadre d’une réforme de la loi fédérale sur les télécommunications et la radiodiffusion). Selon Red de Defensa de los Derechos Digitales (R3D), membre de IFEX-ALC, ce registre obligera les utilisateurs de téléphones portables à remettre leurs données biométriques, ce qui représente un grave risque pour la vie privée. Le registre a été considéré comme une menace par l’autorité mexicaine de protection des données et est actuellement en cours d’examen par le pouvoir judiciaire.
En mars 2021, Derechos Digitales, membre de l’IFEX-ALC, a publié des conclusions sur la mise en œuvre de l’intelligence artificielle dans les politiques publiques de la région. Ils ont conclu qu’il existe une tendance silencieuse à l’utilisation de systèmes technologiques qui contrôlent l’accès à la protection sociale. Les politiques sont trop souvent soumises à des conditions (parfois explicites, d’autres implicites) d’accès aux prestations sociales. En outre, ces politiques sont soumises à une « médiation technologique », c’est-à-dire qu’elles nécessitent des systèmes biométriques tels que la reconnaissance faciale ou la collecte d’empreintes digitales, des applications Web ou des enregistrements numériques unifiés. Selon Derechos Digitales, ces systèmes peuvent finir par creuser des inégalités au lieu de les éradiquer.
Le Venezuela en est un exemple. Alors que le pays traverse une crise humanitaire prolongée, des systèmes biométriques ont été mis en place pour contrôler l’accès aux produits considérés comme des « besoins essentiels », ce qui a entraîné des allégations de discrimination contre les migrants et les personnes transgenres. Selon Derechos Digitales, « outre ses impacts discriminatoires, de telles initiatives impliquent de légitimer une surveillance différentielle envers les personnes qui se trouvent dans des conditions de vulnérabilité sévère, dépendant de l’aide de l’État ».
Derechos Digitales a également passé en revue quatre études de cas sur l’utilisation de l’intelligence artificielle dans les fonctions publiques. Chaque cas donne un aperçu du contexte national : le contexte réglementaire et institutionnel de mise en œuvre, l’infrastructure de données concernée, le processus décisionnel associé à la mise en œuvre et l’encadrement de la conception technologique du système utilisé.
Au Brésil, l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le système national de l’emploi – un système créé pour la relocalisation des professionnels au chômage sur le marché du travail – a été analysée. Au Chili, l’enquête s’est concentrée sur le système d’alerte pour enfants, qui cherche à estimer et à prédire le niveau de risque pour les enfants et les adolescents de futures violations de leurs droits. En Colombie, le cas étudié était PretorIA, un projet de la Cour constitutionnelle qui cherche à rationaliser le processus de sélection des cas de protection judiciaire des droits fondamentaux. En Uruguay, Coronavirus UY, une application mobile gratuite, a été analysée.
Dans certains pays, les données personnelles sont traitées sans le consentement explicite de leurs propriétaires. Des lacunes dans les mesures de cybersécurité pour protéger les données ont également été constatées. Dans la plupart des cas, aucune évaluation préalable n’a eu lieu pour vérifier les impacts des projets sur les droits humains avant leur mise en œuvre. L’absence d’audits externes a également été constatée, ainsi qu’un manque d’outils de transparence proactifs concernant les processus décisionnels appliqués par les systèmes, malgré l’existence d’outils de transparence passive. Dans la plupart des cas, aucune participation des utilisateurs n’a eu lieu pendant la phase de conception des systèmes.
IFEX favorise le changement grâce à un réseau diversifié et informé basé sur des organisations locales solides, des liens étroits entre ses membres et des relations stratégiques avec des partenaires externes. Les trois piliers de notre approche pour promouvoir et défendre le droit à la liberté d’expression et d’information sont : garantir le droit à l’information, constituer et protéger un espace civique, améliorer la sécurité et la justice.