En Colombie, un puissant combat contre la violence sexiste en ligne est en cours, utilisant un outil destiné à devenir un mouvement à part entière.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Le réseau IFEX, qui compte plus de 100 organisations membres dans plus de 60 pays, croit en la puissance de la synergie. Ce même engagement est à l’origine de cette série occasionnelle d’aperçus de campagnes organisées par des membres de l’IFEX. Le but est de partager certaines des campagnes créatives sur lesquelles des membres ont travaillé, de sorte que d’autres puissent apprendre de leurs expériences. Vous pouvez toutes les voir ici.
« Tempête de tweets » «Trolls », harceleurs et « brutes ». Des termes utilisés pour définir ce que tout utilisateur de réseau social comprend clairement: Internet est aujourd’hui plus volatile que jamais et tout sujet peut donner lieu à des controverses épiques.
En période d’intolérance politique, d’immédiateté de la communication et de facilité d’accès à Internet, les écrans sont remplis de passions sans limites. Il est difficile d’échapper à la spirale de la violence numérique qui est en train de se transformer en quelque chose de vraiment réel, étant donné que la division entre le monde virtuel et le monde réel s’est estompée au point que les relations, les activités quotidiennes et les contacts en général sont en grande partie réalisés via Internet.
Compte tenu de cette situation, la violence sexiste est l’un des problèmes qui a franchit le monde réel vers le monde virtuel avec une virulence extrême. Si les sociétés latino-américaines étaient déjà violentes et sexistes ou « machos », les plates-formes de réseaux sociaux ont encore davantage contribué à catalyser ce type d’attitudes et de comportements. L’immédiateté et l’anonymat des interactions en ligne ont contribué à une augmentation de ces attitudes et comportements, et le ton des commentaires est parfois effrayant, comme en témoigne un message envoyé à Noelía Diaz, secrétaire générale de l’Union des journalistes paraguayens (Sindicato de Periodistas del Paraguay, SPP): «… vous méritez d’être assassinée et je serais ravi de vous tuer… Ensuite, j’irais en prison heureux. Je vais le faire. Je vous retrouverai ».
Heureusement, tout n’est pas perdu. En Colombie, une puissante lutte contre la violence sexiste en ligne est en cours, utilisant un outil destiné à devenir un mouvement à part entière. Créé en 2015, l’outil utilise l’humour pour dénoncer une affliction sociale très douloureuse. Son succès l’a propulsé plus loin vers d’autres pays et régions et est devenu une bouée de sauvetage des vie humaines pour des organisations en quête de stratégies pour lutter contre les attaques, la censure et les violences à l’égard des femmes et des minorités.
Dans cet article, nous décrirons les principales caractéristiques de « Alerta Machitroll » [concept dérivé des termes « macho » et « troll »], comme l’a expliqué Amalia Toledo, coordinatrice de projet pour le groupe de la société civile colombienne dénommé Fondation Karisma (Fundación Karisma). Nous discuterons des principaux défis et des leçons apprises afin de vous permettre de reproduire cette initiative et de vous joindre à la lutte contre la violence sexiste en ligne, que ce soit par l’intermédiaire de votre organisation ou en tant qu’initiative individuelle.
L’étincelle de départ
Tout a commencé en Finlande lorsque la chercheuse en relations internationales Saara Särmä a commencé à se focaliser sur un phénomène si courant que personne ne dénonçait: les groupes de discussions étaient composées à 100% d’hommes.
Le phénomène est répandu: un groupe d’hommes qualifiés d’experts commente une question lors d’une conférence ou d’un séminaire, qui est modérée ou facilitée par … un homme. Särmä a remarqué ce problème et a commencé une campagne sur Twitter dans laquelle elle a mis en ligne des photos des panels composés entièrement d’hommes et leur a donné un « cachet » ou un « certificat » consistant en un mime de David Hasselhoff approuvant l’image. L’idée est devenue extrêmement populaire et a été à l’origine du projet Alerta Machitroll.
« C’était notre inspiration chez Karisma. Nous étions préoccupés par la propension de la violence numérique sexiste. Lors d’une réunion des innovateurs et du personnel de Karisma, nous avons eu l’idée de créer notre propre cachet, le cachet Machitroll », a déclaré Toledo.
Le projet
Alerta Machitroll, une campagne lancée en 2006 par la Fondation Karisma en Colombie, vise à lutter contre la cyber misogynie: la violence à l’égard des femmes se déroulant dans l’environnement numérique. Karisma est une organisation spécialisée dans « la technologie pour le développement » et ses liens avec les droits humains.
A en croire Toledo, l’idée de Karisma est « de se servir de l’humour et des outils simples à utiliser en vue d’identifier et dénoncer la violence sexiste ou macho sur Interne.
« En utilisant notre générateur d’alertes, nous vous invitons à user de votre créativité, de l’humour et d’une forme de communication non menaçante pour identifier des récits et des échanges qui attaquent les droits des femmes ou des individus non-binaires.»
Le générateur d’alertes fonctionne de manière intuitive. Tout utilisateur peut télécharger une capture d’écran et choisir un tampon pour marquer son alerte: Machitroll irrécupérable, Machitroll récupérable ou Machitroll Alerte (Alerta Machitroll). Le tampon choisi peut être ajusté ou déplacé sur l’image afin de l’adapter au contenu de la capture d’écran.
« Notre objectif était de créer un outil simple et intuitif pouvant être utilisé facilement avec n’importe quel appareil », a déclaré Toledo, ajoutant que ce projet ne pouvait « que continuer à se développer ».
Karisma et sa campagne Alerta Machitroll se sont développés au fil des années, au fur et à mesure qu’ils ajoutaient du contenu à l’initiative.
Aujourd’hui, Alerta Machitroll comprend un « Décalogue » (Decálogo) visant à fournir aux « machitrolls » des outils permettant de contrôler les véhéments comportements de misogynie entre eux-mêmes.
La campagne a été développée dans le cadre du projet « Les droits des femmes en ligne » de la Fondation World Wide Web.
Les principaux défis
Selon Toledo, la campagne a été bien accueillie par les utilisateurs et s’est développée au-delà des frontières de la Colombie. Elle a noté que l’expression Machitroll est utilisée dans toute l’Amérique latine et que les contributions et les dénonciations viennent de très loin et de partout.
Pour les organisations et les activistes qui lisent ceci, un certain nombre de défis doivent être pris en compte lors du lancement d’un outil ou d’un projet de cette nature:
1) La persévérance: il est très difficile de garder les gens motivés quand il s’agit des problèmes en ligne. « Lorsque nous avons commencé en 2015, il n’y avait pratiquement aucun contenu sur la violence numérique. A présent, en 2018, on en trouve partout. Il est de plus en plus difficile d’impliquer les gens. » La solution? « Ne pas s’endormir. Nous devons toujours innover, chercher de nouvelles façons de toucher les gens. » Dans le cas des Machitrolls, nous devons utiliser l’outil venant du monde en ligne et essayer d’atteindre les gens « physiquement », par le biais d’ateliers et d’autres initiatives encore.
2) la présentation visuelle: dans le monde en ligne, presque tout est communiqué de manière visuelle. Les initiatives de la société civile reposent presque toujours sur des principes profonds d’altruisme ou de défense des droits humains. Ce n’est pas suffisant. Le contenu doit être bien présenté. « La présentation est une barrière. Si vous ne la faite pas bien, vous êtes perdu. L’âme de cette campagne réside dans la conception de haute qualité de l’outil », a commenté Toledo.
3) Donner un nom au problème: le problème fondamental est que les problèmes génériques ne retiennent pas l’attention du public. Les gens ne s’y reconnaissent pas. « Nous avons trouvé ce nom Machitrolls, originaire d’Espagne. Le nom nous a captivé et avec ce terme, nous pourrions nous concentrer sur un problème très répandu et très grave. »
4) Les fonds ou la fermeture: pour presque toutes les organisations de la société civile, le financement constitue l’un des principaux obstacles. Deux planches de salut: « Vous devez rechercher des outils accessibles et gratuit, et surtout, faire appel à l’action volontaire. Parfois, les réponses reçues sont surprenantes », a déclaré Toledo.
5) Le contenu respectueux: un bon contenu se vend, tout comme un contenu controversé. Mais si le cœur de votre campagne repose sur la dénonciation d’un type de violation des droits humains, des violences sexistes, d’attaques, etc., alors ne ressemblez pas à la personne ou au groupe que vous dénoncez. « Il faut toujours chercher d’autres façons de faire les choses. C’est la raison pour laquelle nous avons opté pour l’humour », a déclaré Toledo.
Les leçons apprises
Tout n’a pas été que succès dans le projet. Au cours de l’entretien, Toledo a souligné à plusieurs reprises à quel point il était « difficile de manière exaspérée » et « extrêmement important » de « trouver les bonnes personnes » pour mener à bien le travail de développement et de conception du projet en ligne.
« Les aspects techniques sont fondamentaux. Nous sommes confrontés à un système dans lequel, si vous ne travaillez pas avec les bonnes personnes, cela peut devenir très coûteux et dangereux pour les meilleures idées », a expliqué l’activiste lors de la consultation sur les leçons les plus importantes apprises durant les années du projet Alerta Machitroll.
Toledo a rappelé qu’en 2016, ils avaient rencontré de graves problèmes lorsque les développeurs et les concepteurs chargés de procéder aux améliorations techniques de l’outil avaient échoué. Par conséquent, aucun outil n’était en place au cours de toute l’année 2017.
« Il était extrêmement difficile de trouver la bonne équipe. Dans le monde en ligne, les fonctions qui rendent votre application conviviale, facile à utiliser, sont fondamentales. Heureusement, l’outil a survécu grâce au hashtag », a-t-elle ajouté.
Qu’est-ce qui attend Machitrolls?
Pour l’avenir, Karisma a en tête diverses actions et rêves. Le premier est déjà en train de devenir une réalité avec la proposition de mener Machitroll dans les rues via une série d’ateliers dans différentes villes. Les quatre premières « réunions secrètes » (akelarres) ont eu lieu à Bogotá en septembre et en octobre.
« Nous voulons examiner la possibilité que cela se fasse de manière autonome, quelque chose au-delà de Karisma qui est devenue un mouvement à part entière. » Pour Toledo, ça pourrait prendre « des années » pour que cela se produise, et les ateliers sont le « premier pas » pour aller de l’avant dans cette direction.
« Impliquer des personnes en dehors d’Internet est tout aussi important, voire plus, que de le faire en ligne. Ces dernières en font partie et agissent », a-t-elle ajouté.
Pendant ce temps, l’un des défis auxquels l’organisation est confrontée est que la campagne devrait être utile pour les victimes des violences misogynes. «Actuellement, nous identifions le problème, mais cela ne résout pas le problème pour les victimes », a fait remarquer Toledo.
Il y a aussi la question de la croissance: « Nous devons envisager une évolution qui, d’une part, tient compte des victimes et, d’autre part, touche de plus vastes audiences, au-dessus de tous les machitrolls, en vue de contribuer à provoquer un changement.»