Agnès Callamard est le nouveau Rapporteur Spécial des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, arbitraires ou sommaires, défenseur de longue date de la liberté d'expression et ancien membre du Conseil de l'IFEX. Sara Whyatt s'est entretenue avec elle à propos de la société civile, des menaces en ligne, du genre, de ce qu'elle qualifie elle-même de « détérioration légale par imitation », et d'autres sujets encore.
Sara Whyatt: Vous avez passé beaucoup de temps à étudier et défendre les droits humains. Avez-vous observé de nombreux changements dans la manière dont les organisations de défense des droits humains font leur travail?
Agnès Callamard: Oui, absolument. Il y a eu beaucoup de changements. Ils reflètent une transformation du monde de manière générale: les transformations des relations internationales et de la politique, la généralisation et la croissance de la société civile, même notre compréhension de certaines violations des droits humains a changé et, bien entendu, nous avons un environnement de communication et d’information totalement différent. Toutefois, certains principes restent aussi intangibles et importants que jamais tels que la dignité humaine, la non-discrimination, la solidarité internationale, les obligations de l’État, la responsabilité individuelle, pour n’en citer que quelques-uns. Ces principes restent au cœur même du système et des valeurs des droits humains. C’est la façon dont nous faisons la promotion et la défense les droits humains qui a changé.
En ce qui concerne les violations des droits humains, dans quels domaines précis pensez-vous que les ONG ont été les plus efficaces?
Les ONG ont été admirablement efficaces dans la sensibilisation aux droits humains, le plaidoyer en faveur de changements juridiques, la mise sur pieds d’une série d’institutions nationales et internationales pour consacrer et défendre les droits humains. Ils ont joué un rôle déterminant dans la promotion de la non-discrimination. Pensez aux changements remarquables des vingt dernières années en ce qui concerne notre compréhension et la protection des droits humains des femmes, par exemple. La responsabilité individuelle dans les violations des droits humains doit beaucoup aux ONG également. C’est un concept qui est maintenant profondément ancré dans le discours et la jurisprudence à travers le monde, même si cette dernière est sous pression en ce moment. C’est un élément capital de la Cour pénale internationale, des tribunaux nationaux en Amérique Latine, entre autres, et ceci doit beaucoup au plaidoyer des ONG de défense des droits humains.
Dans quels autres domaines les ONG ont-elles eu un impact?
Les ONG ont joué un rôle clé dans la mise sur pieds de réseaux mondiaux et dans la mise en œuvre de campagnes locales et mondiales pour la protection des droits humains. Mais elles ont également été déterminantes dans leur contribution à la rédaction et au plaidoyer pour de politiques et de normes en rapport avec des domaines complexes de protection des droits de la personne. Elles ont réussi à répandre les meilleures pratiques de régulation des médias d’un pays à un autre, à défendre et à promouvoir les meilleures normes juridiques dans les tribunaux au travers de brèves missions de conseils impartiaux et à insister sur le rôle des gouvernements dans la protection des journalistes contre la violence.
Elles ont également élaboré des politiques universelles sur la protection de la liberté d’expression en ligne. Elles sont en première ligne de la défense des droits humains dans le monde numérique dans le cadre de leur participation à la gouvernance multipartite d’Internet. C’est un environnement normatif instable qui oppose les États entre eux, les États aux multinationales, les ingénieurs aux entreprises et les ONG aux entreprises et aux États. Dans le contexte de la gouvernance de l’Internet, les ONG sont des entrepreneurs des normes, des bâtisseurs et des défenseurs. Elles démontrent et insistent sur le fait que le monde numérique n’est pas un territoire sans maitre quand il s’agit de droits humains.
En ce qui concerne les ONG de la liberté d’expression, où se trouvent les défis spécifiques aujourd’hui?
Depuis près d’une décennie maintenant, les défenseurs des droits humains, les organisations, les journalistes, les médias indépendants ont tous été soumis à de fortes pressions, voire à des attaques directes: les violences physiques dont les meurtres, les emprisonnements, les interdictions de voyager, des pressions juridiques et financières. À bien des égards, ces attaques reflètent l’influence de la société civile et son pouvoir de persuasion, que beaucoup de gouvernements et d’autres acteurs puissants veulent régenter. Mais elles reflètent aussi le monde dans lequel nous vivons, en particulier la construction d’un système multipolaire et les rivalités entre les grandes puissances. Tout ceci se joue à travers des guerres par procuration, une montée du populisme ainsi que des conflits sur les normes et les valeurs. Ces conflits concernent, entre autres, le rôle et la place de la société civile, des droits humains, la notion de « famille », la question de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre (SOGI- Sexual orientation and gender identity), etc.
Qu’est-ce que les ONG devraient faire pour être plus efficaces de nos jours?
Nous devons rejeter des solutions simples et des réponses qui ne tiennent pas compte du nouvel environnement et de sa complexité internationale, politique et technologique. Dans la première décennie du XXIe siècle, nous avons affronté ce que j’avais appelé une tendance mondiale de « détérioration juridique par imitation », lorsque des législations répressives dans un pays ou une région sur des questions aussi diverses que l’Internet, les médias sociaux et la lutte contre le terrorisme ont été exportées et miroitées dans le monde entier. Au cours de cette deuxième décennie, nous sommes également confrontés à des gouvernements qui imitent et exportent des pratiques abusives dans une indifférence presque totale de la communauté internationale. C’est ce silence et la globalisation du régime de l’impunité, avec l’intolérance et les peurs en toile de fond, que les ONG de la liberté d’expression ont besoin de déchiffrer, de décortiquer et de contrer. C’est fondamental.
Nous devons également mieux comprendre les moteurs du changement dans cet environnement. Un point évident est le monde numérique. Nous n’avons pas encore pleinement compris comment il fonctionne, comment il impacte les individus, les communautés, les sociétés, le pouvoir et ce qu’il signifie pour la protection des droits humains. Nous expérimentons, nous apprenons et nous découvrons.
Le monde numérique est une formidable opportunité d’information et d’expression, de solidarité, de sensibilisation. Mais c’est bien plus que cela. Ceci a été montré clairement en 2013 avec les révélations d’Edward Snowden et, tout au long de cette décennie, avec des acteurs du secteur corporatifs de l’Internet qui extraient des données personnelles dans le cadre de leur modèle d’affaires. Comment concilier ces dimensions et bien d’autres de ce nouveau monde courageux? Et comment les faire fonctionner vraiment, pour la liberté d’expression et la protection des droits humains?
Voyez-vous un lien entre les menaces en ligne et la violence actuelle contre les femmes et les LGBTQI, les journalistes, les blogueurs et les militants en tant que cibles particulières?
Les menaces en ligne, le harcèlement et l’intimidation sont incontestablement des menaces majeures à la liberté d’expression. Ceux-ci font partie de l’environnement numérique complexe dont j’ai parlé et que les ONG de la liberté d’expression ont besoin de considérer et de traiter, sans myopie idéologique. Il n’est pas toujours évident d’établir si ces discours en ligne aboutissent effectivement à des actes de violence individualisée ou collective. Mais il y a très peu de doute qu’un tel discours censure, réduit au silence, expulse.
Quelles stratégies spécifiques sont-elles nécessaires pour traiter ces types d’attaques?
Je trouve remarquable le travail accompli par des organisations de la liberté d’expression et des militants, à l’échelle internationale, au Pakistan, en Inde, aux États-Unis, pour faire face à la violence en ligne. C’est un excellent exemple de la compréhension dans le chef de la société civile de la complexité de ce monde fantastique qu’est l’Internet, en célébrant son potentiel et ses possibilités pour la protection des droits humains, mais aussi en dénonçant les dimensions qui menacent la liberté d’expression et les droits humains et en essayant diverses réponses équilibrées.
Je pense par exemple à la campagne « Reprenez la technologie » (Take Back the Tech) lancée par APC pour sensibiliser la population contre la violence à l’égard des femmes sur les plates-formes des TIC et pour mettre en œuvre des campagnes de reprise de la technologie afin qu’elle fonctionne pour les femmes.
Il existe de nombreuses initiatives au niveau national, par exemple au Pakistan, en Inde, au Canada, en Europe, où les organisations de la société civile surveillent et documentent le harcèlement et les menaces en ligne, et ce sur la base d’un cadre de liberté d’expression.
Nous en sommes encore aux premières étapes, avec ses erreurs et ses leçons apprises à mesure que nous avançons. Nous n’allons pas lutter contre l’intimidation et le harcèlement sans essayer divers types de réactions. Plus important encore, nous devons atteindre, établir des relations et développer des stratégies conjointes avec des acteurs qui n’ont peut-être pas été les alliés traditionnels des organisations de la liberté d’expression, tels que les organisations antiracistes ou féministes. La voie à suivre est complexe, mais elle devra être transversale et trans-sectorielle.
Que pensez-vous des suggestions selon lesquelles les plateformes de médias sociaux devraient bloquer ou faire taire autrement les discours problématiques?
Avant de nous concentrer sur les acteurs, nous devons d’abord nous mettre d’accord sur ce qui constitue un discours problématique. En ce qui concerne l’intimidation et le harcèlement, en ligne ou hors ligne, ce sont des infractions criminelles dont les références juridiques sont assez claires et qui devraient être appliquées. Je comprends que la multiplication exponentielle du discours en ligne pose de graves problèmes de mise en œuvre à ceux qui sont chargés de sa réglementation. Les interventions de l’État ne sont pas toujours possibles, ni nécessaires, ni même la meilleure option pour toutes les parties prenantes, y compris les orateurs eux-mêmes. Les plateformes de médias sociaux peuvent avoir un rôle à jouer.
Ce qui me préoccupe le plus, c’est l’absence de débats transparents sur ce rôle et un cadre clair et transparent, convenu par un ensemble de parties prenantes pour guider le comportement de tous. La situation actuelle est intenable et constitue une menace pour la liberté d’expression, l’équité, l’égalité de traitement, etc. Comment une plateforme peut-elle permettre des images ou des propos choquants incitant à la violence à l’égard des femmes, mais supprimer des messages préconisant l’allaitement maternel? Cet exemple, bien connu, soulève des questions fondamentales concernant le rôle des plateformes sociales et les critères qui guident leur prise de décision réglementaire, humainement ou mathématiquement parlant. Comment peut-on réguler la liberté d’expression sur une base non discriminatoire? Comment pouvons-nous protéger les voix des individus et des groupes qui ont été historiquement victimes de discrimination? Comment pouvons-nous garantir que l’Internet remplisse sa mission première d’un monde globale pour tous?
Quel devrait être, selon vous, le rôle des entreprises qui gèrent les médias sociaux?
D’une part, je ne suis pas enclin à laisser toutes les réglementations du discours à ces acteurs privés: l’implication, c’est la privatisation du principal espace public de communication, régi par les procédures et règlements privés conçus par des acteurs issus de l’entreprise. Mais d’autre part, l’ampleur même des communications en ligne rend difficile, pour ces acteurs, de ne pas être hautement impliqués dans une telle régulation. Nous devons également garder en tête que, dans de nombreux pays du monde, c’est la loi et les gouvernements qui constituent la plus grande menace à la liberté d’expression et d’information.
Les entreprises de médias sociaux doivent fonder leur fonction réglementaire sur les principes d’une procédure régulière: les règles doivent être accessibles et compréhensibles par tous. Elles devraient être régulièrement revues, mises à jour, débattues. Le processus de traitement des plaintes et d’arbitrage doit être transparent et inclure la possibilité de faire appel. Il devrait y avoir des rapports réguliers sur tout contenu enlevé par les plateformes de médias sociaux.
Je tiens à souligner ici que ces rapports ne devraient pas concerner uniquement le contenu enlevé suite aux demandes de retrait des gouvernements, mais également – et c’est tout aussi important- les retraits de contenu conformément aux règles et modalités des plateformes elles-mêmes. Ce type de régulation, aux mains des acteurs privés, ouvre de nouvelles frontières et provoque de l’inquiétude. Il y a de vastes implications. À mon avis, tester et expérimenter de manière transparente; reconnaître les erreurs; demander la rétroaction et l’expertise, sans discriminer certains groupes – ce sera la pierre angulaire pour bâtir la crédibilité et la confiance dans les fonctions de réglementation du secteur privé, ainsi que la construction des connaissances et des capacités pour mettre en œuvre la régulation de manière effective et correcte.
En tant que Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, comment allez-vous aborder le lien entre les cyber-menaces et la violence physique?
Heureusement, les menaces en ligne ne sont pas toujours liées à des actes réels de violence dont des meurtres. Mais, en tant que possibles alertes précoces, leur probabilité de générer des actes de violence devrait toujours être sérieusement évaluée. En tant que Rapporteur spécial, je suis particulièrement déterminée à mettre l’accent sur la prévention de la mort illégale. Le suivi et l’investigation approfondis des menaces, y compris les menaces en ligne, jouent un rôle majeur dans cette tâche. Cela nécessite de travailler avec les gouvernements, les médias, les groupes intermédiaires et la société civile pour mieux comprendre et désamorcer les menaces en ligne, aussi pour identifier et mettre en œuvre les réponses appropriées de tous ces acteurs. Nous devons renforcer nos réactions face aux menaces afin qu’ensemble nous protégions mieux et plus effectivement le droit à la vie.
Il y a certains principes qui restent aussi intangibles et importants que jamais tels que la dignité humaine, la non-discrimination, la solidarité internationale, les obligations de l’État et la responsabilité individuelle.
C’est ce silence et la globalisation du régime de l’impunité, avec l’intolérance et les peurs en toile de fond, que les ONG de la liberté d’expression ont besoin de déchiffrer, de décortiquer et de contrer.
Comment pouvons-nous réglementer la liberté d’expression sur une base non discriminatoire? Comment pouvons-nous protéger les voix des individus et des groupes qui ont été historiquement victimes de discrimination? Comment pouvons-nous nous assurer que l’Internet répond à sa mission première de société globale pour tous?
Les entreprises de médias sociaux doivent fonder leur fonction réglementaire sur les principes d’une procédure régulière: les règles doivent être accessibles et compréhensibles par tous. Elles devraient être régulièrement revues, mises à jour, débattues.