L'affaire pourrait revêtir une importance cruciale en tant que précédent judiciaire et jurisprudence permettant d'obtenir des résultats similaires dans d'autres affaires.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
L’impunité: le fantôme qui marche entre les ombres de la corruption et dissimule les actes les plus odieux. L’absence de gouvernements qui traduisent en justice les auteurs d’attaques et autres crimes, l’absence d’enquêtes ponctuelles permettant d’identifier des assassins, l’échec généralisé dans l’application des peines… tous ces facteurs sont réunis pour faire de l’Amérique latine un lieu propice aux assassinats de journalistes qui effectuent simplement leur travail.
Chercher la vérité, informer la société et étayer un article avec des faits… ce travail professionnel coûte la vie à des journalistes, une réalité qui a été démontrée dans de nombreux cas. Avec des indices d’impunité supérieurs à 90% dans plusieurs pays d’Amérique latine, les assassins visent non seulement à tuer le messager, mais également à susciter la peur et l’autocensure des journalistes en général, qui s’aperçoivent qu’ils n’ont aucune assurance des garanties les plus élémentaires pour la sécurité dans l’exercice de leur travail.
Dans ce sombre panorama, il y a un brin d’espoir sous forme de justice. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a pris une résolution historique dans une affaire complexe qui dure depuis plus de 20 ans et qui a eu lieu en Colombie, un pays où le nombre des crimes à l’encontre de journalistes est le plus élevé.
La décision de la Cour interaméricaine a condamné l’État colombien pour l’assassinat, en 1998, du journaliste Nelson Carvajal. Cette décision crée un précédent historique dans la lutte contre l’impunité en jugeant l’État responsable de la violation du droit à la vie et à la liberté d’expression d’un journaliste, alors même que l’auteur du crime n’a pas été identifié. La Cour tient également l’Etat colombien pour responsable des retards dans l’enquête.
La décision rendue dans cette affaire est en soi un coup porté contre l’impunité, mais sa plus grande valeur réside dans sa signification pour l’avenir et dans son rôle en tant qu’outil essentiel, un précédent judiciaire et une jurisprudence pour obtenir des résultats similaires dans d’autres cas. À l’avenir, il ne será pas juste question de punir les auteurs directs d’un crime. Plusieurs experts et participants à l’affaire Carvajal ont déclaré à IFEX que les omissions des gouvernements seraient également jugées.
IFEX a parlé aux personnes impliquées dans le processus afin de mieux comprendre les enseignements tirés, en vue d’une éventuelle utilisation future par des organisations qui luttent contre l’impunité.
Précédent important
Ricardo Trotti est le directeur exécutif de l’Association interaméricaine de la presse (IAPA), l’organisation qui a porté l’affaire devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme (IACHR) et qui a par la suite participé en tant que co-plaideur au processus devant la Cour interaméricaine, qui a commencé en 2015.
Trotti a déclaré à IFEX que « Face à l’impunité dans cette affaire, nous nous attendions à une sentence qui rendrait justice et qui servirait de précédent pour les 26 autres affaires que l’IAPA a présentées et continue de maintenir devant la IACHR. Cette première décision dans un cas emblématique nous aide dans la formulation de stratégies futures. La chose la plus importante, au-delà du précédent, est que la Cour interaméricaine des droits de l’homme ait reconnu les souffrances endurées par les proches de Nelson et ait très bien évalué les réparations économiques qu’ils devraient recevoir à différents niveaux. »
Pour Trotti, l’attitude de l’État colombien est très répandue dans les pays de la région. Il a noté que « lorsque des problèmes ont surgi sous une administration précédente, les gouvernements ont nettement tendance à résister à l’acceptation de la responsabilité des problèmes graves dont ils ont hérité. »
Trotti estime que cette décision constitue un précédent important pour deux raisons fondamentales: premièrement parce que c’est la première affaire impliquant un journaliste assassiné à être résolue par la Cour interaméricaine et deuxièmement parce qu’elle ouvre les portes à la présentation de nombreuses autres affaires impliquant des journalistes qui ont été oubliées ou couvertes d’impunité.
Pour les scénarios à venir, Trotti a souligné que bien que toutes les affaires de journalistes assassinés présentées devant la IACHR ne parviennent pas à la Cour interaméricaine, cette décision établit des directives qui peuvent être incluses dans les processus de négociation et les accords qui aboutissent à des « solutions amiables » entre des particuliers et des gouvernements.
Il a ajouté: « L’avènement de cet important précédent constitue une référence pour travailler dur sur des solutions amiables potentielles, telles que la réouverture d’enquêtes judiciaires bloquées, l’examen d’irrégularités dans les procédures judiciaires et l’exigence d’engagements en matière de réparation des dommages subis par les proches des victimes.
Pour d’autres organisations, Trotti leur recommande de faire preuve de patience car les processus du système interaméricain des droits humains « sont très lents et qu’il est important de maintenir la pression en mettant à jour les cas », ainsi qu’en identifiant des avocats qui sont des « spécialistes des droits humains » afin de faire avancer les dossiers.
Ouvrir la voie
L’IAPA a suivi ses propres conseils. En 2015, elle a contacté le Centre des droits humains Robert F Kennedy afin de demander de l’aide pour plaider l’affaire. Le dossier a été repris par Angelita Baeyens, la directrice des litiges du centre. « Nous avons commencé à travailler avec la famille Carvajal pour préparer le litige devant la Cour, notamment en comblant certaines lacunes en matière d’information et en renforçant certains témoignages concernant non seulement l’assassinat, mais aussi les expériences de la famille et son parcours long et compliqué dans la recherche de la justice, » a expliqué Baeyens.
Parmi les points mis en exergue, il convient de souligner le fait que neuf membres de la famille de Carvajal ont dû s’exiler en dehors du pays en raison des menaces et des attaques qu’ils ont subies lorsqu’ils ont demandé justice. « C’est courant dans ce type de cas: les proches deviennent les principaux enquêteurs au lieu de l’État. Malheureusement, cela comporte de nombreux risques qui, dans ce cas, étaient évidents et très élevés », a noté Baeyens.
« L’un des principaux défis dans cette affaire était que les victimes et leurs représentants n’étaient pas en mesure d’accéder au dossier judiciaire. La famille n’a pas pu se constituer partie civile dans le processus car, lorsqu’elle a cherché un avocat, la crainte était telle que personne ne voulait assumer ce rôle, ou alors ils demandaient beaucoup d’argent, plus que la famille ne pouvait disposer », a-t-elle ajouté.
Selon Baeyens, « cette affaire a permis de mettre en lumière les risques pris par les journalistes qui enquêtent sur des affaires de corruption. Il y a une absence de loi et d’ordre où les gens peuvent se sentir protégés. Des témoins clés ont été menacés, un autre a été assassiné. Les problèmes ont persisté, comme un virus qui continue à se propager au-delà du cas actuel. »
Baeyens a fait plusieurs remarques sur le cas mais elle estime que l’une des plus grandes victoires pour l’avenir est que l’État était tenu pour responsable de ne pas avoir protégé le droit à la vie. « C’est un précédent majeur. Surtout parce que le contexte extrême de violence auquel les journalistes du pays ont été confrontés a été reconnu, un précédent qui peut être utilisé dans les affaires à venir », a-t-elle ajouté.
« Cette affaire envoie un message fort à travers le continent. C’est une victoire juridique qui nous permet d’espérer que l’impunité sera réduite maintenant que ce niveau a été atteint avec la décision de la Cour. Le message selon lequel l’État n’a pas fait assez et qu’il en est tenu responsable par un tribunal international est très fort. L’impunité existe à un niveau très élevé, mais les États savent maintenant qu’ils peuvent être jugés pour leur responsabilité d’avoir permis à cette situation d’exister », a déclaré l’avocate.
Un autre aspect important pour les organisations qui préparent des affaires est que cette décision confirme la responsabilité de l’État sans que soit présentée la preuve que Carvajal avait déjà été menacé auparavant. « Dans de nombreux cas, cette preuve existe et est bien documentée, ce qui complique encore plus la tâche des États pour se soustraire à leurs responsabilités », a déclaré Baeyens.
Baeyens a noté qu’il y a plusieurs autres affaires « en attente » pour être présentées à la Cour interaméricaine et elle « a beaucoup d’espoir » qu’ils obtiendront des résolutions favorables grâce au précédent créé par l’affaire Carvajal.
« Il reste encore beaucoup à faire, nous ne devons pas abandonner la lutte », a-t-elle déclaré, ajoutant que l’objectif est maintenant d’amener la Cour interaméricaine à proclamer que, dans les affaires de crimes contre les journalistes, l’État doit faire preuve de diligence requise accrue – faire un effort encore plus grand que dans les affaires criminelles courantes en reconnaissance de la pertinence et de l’impact social des crimes commis contre les journalistes.