Les enquêtes journalistiques sur la politique, la corruption et le crime organisé dans les petites et moyennes villes du Brésil, du Mexique, de la Colombie et du Honduras sont à l’origine des 139 cas d’assassinats de professionnels de médias recensés par Reporters sans frontières (RSF) entre 2011 et 2020.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 13 mai 2021.
Les enquêtes journalistiques sur la politique, la corruption et le crime organisé dans les petites et moyennes villes du Brésil, du Mexique, de la Colombie et du Honduras sont à l’origine des 139 cas d’assassinats de professionnels de médias recensés par Reporters sans frontières (RSF) entre 2011 et 2020. La moitié de ces journalistes avaient signalé avoir reçu des menaces pour leur travail.
Dans le cadre du projet « En péril – Analyse des programmes de protection de journalistes en Amérique latine », soutenu par l’Unesco, RSF analyse les principaux modes d’exécution de journalistes pour mieux comprendre les défis que doivent relever les programmes de protection de la profession. Pour cette étude, RSF s’est basé sur les informations de son Baromètre, qui recense les principales exactions commises contre les journalistes à travers le monde (Cf note méthodologique détaillée ci-dessous).
L’Amérique latine a été, en 2020, le continent comptant le plus grand nombre de journalistes tués en raison de leur profession et quatre pays enregistrent à eux seuls 80 % des assassinats de journalistes commis dans cette partie du monde ces dix dernières années. Selon des données recueillies par RSF, dans les seuls pays du Brésil, Colombie, Mexique et Honduras, 139 journalistes et collaborateurs de médias ont été assassinés entre 2011 et 2020.
L’analyse des données a été faite en partenariat avec l’agence Volt Data Lab, qui a produit les infographies présentées dans cette publication.
La moitié des journalistes assassinés exerçaient des fonctions de reporter, de photojournaliste ou caméraman et collaboraient avec au moins un média. L’analyse des données de RSF révèle également que 39 % d’entre eux couvraient des sujets liés à la politique. Les autres thèmes les plus souvent traités par les journalistes tués sont la criminalité et la corruption. Les principales cibles sont des journalistes de terrain, dénonçant et critiquant des malversations et des agissements illégaux dans leur région.
Des exécutions programmées
Si le terme « cible » est délibérément utilisé dans cette étude, c’est que dans 92 % des cas, les circonstances du crime révèlent que les agresseurs ont sciemment visé un journaliste en particulier. Sur le total des décès enregistrés entre 2011 et 2020, seuls 7,2 % (10 cas sur 139) sont survenus pendant des reportages dangereux, au cours desquels le journaliste a été atteint de façon non-nécessairement intentionnelle.
Bien qu’une partie des journalistes aient été atteints sur leur lieu de travail, alors qu’ils se trouvaient dans les locaux de leur rédaction ou devant le siège de leur média, la majorité des journalistes (58%) ont été attaqués à proximité de chez eux ou sur le trajet entre leur domicile et leur travail. Les circonstances dans lesquelles une grande partie de ces crimes ont été commis s’avèrent aussi souvent identiques : les journalistes étaient suivis par leurs agresseurs et leur exécution a visiblement été programmée par des tueurs professionnels.
Concernant le mode opératoire, un journaliste sur quatre – notamment au Mexique – a été enlevé avant d’être exécuté. Dans ces cas précis, la plupart des corps retrouvés par la suite portaient des marques de torture. Plusieurs ont même été mutilés.
Des victimes principalement masculines et vivant dans des petites villes
La plupart des victimes (93 %) sont des hommes. Cette proportion importante ne permet toutefois pas d’affirmer que les femmes journalistes sont mieux protégées. Dans l’ensemble de la région, où 41% sont des reporters sont des femmes, ces dernières sont aussi réduites au silence par de violentes campagnes de menaces et de harcèlement, généralement en ligne, lancées contre elles et leurs familles parfois directement par les pouvoirs en place.
L’étude de RSF montre par ailleurs que les risques sont plus importants pour les journalistes en poste dans de petites agglomérations. Parmi ceux ayant perdu la vie, 56% vivaient dans des municipalités de moins de 100 000 habitants. Et qu’au moins 54% des journalistes assassinés dans des villes entre 100 000 et 500 000 habitants — pouvant être considérées comme des villes moyennes au Brésil, au Mexique et en Colombie — avaient déjà reçu des menaces avant d’être exécuté.
Ces chiffres ne correspondent pas nécessairement à l’imagerie populaire du journaliste d’investigation travaillant pour un grand journal, basé dans une capitale et assassiné pour avoir révélé des informations de portée nationale. Au contraire, la plupart des journalistes sciemment éliminés au Brésil, au Mexique, en Colombie et au Honduras entre 2011 et 2020 vivaient loin des grands centres urbains, travaillaient souvent dans des situations précaires, pour plusieurs médias, et couvraient des sujets qui touchaient de très près les autorités et les populations locales.
L’urgence de programmes de protection plus efficaces
Autre enseignement de l’étude de RSF : de nombreux assassinats auraient pu être évités. Au moins 45 % des victimes* avaient signalé avoir reçu des menaces et les avaient rendues publiques – soit dans les médias pour lesquels elles travaillaient, soit sur leurs comptes sur les réseaux sociaux, soit, encore, directement auprès des forces de sécurité des villes où elles résidaient.
Or, seuls 10 des 139 journalistes assassinés – dont aucune femme – bénéficiaient de mesures de protection de l’État. Ce chiffre représente 7,2 % du total des victimes, et près de 16 % de ceux ayant reçu des menaces. Ces données conduisent RSF à s’interroger et à comprendre pourquoi seule une minorité de journalistes assassinés avaient bénéficié de mesures de protection, et pourquoi les 10 journalistes bénéficiant de mesures de sécurité, ont perdu la vie durant cette période.
Bien que le Brésil, le Mexique, la Colombie et le Honduras ne soient pas des pays officiellement en guerre, ces chiffres sont particulièrement préoccupants. Fin 2020, le Bilan annuel de RSF révélait que le Mexique était le pays le plus dangereux au monde pour la profession, avec au moins huit cas de journalistes exécutés, parfois de façon sauvage, pour avoir enquêté sur les liens entre le crime organisé et la classe politique.
Violence structurelle
Considéré comme la forme la plus extrême de censure, l’assassinat de journalistes n’est pourtant que la partie la plus visible des violences contre la presse. Cette pratique s’inscrit dans un scénario plus large de menaces permanentes et de violence structurelle dans la région, touchant systématiquement les défenseurs des droits humains et tous ceux qui dénoncent publiquement le pouvoir en place, qu’il soit politique ou dans les mains d’organisations criminelles.
Quand un pays est le théâtre d’une situation structurelle de violence envers la presse, ce n’est pas seulement la liberté d’expression individuelle des journalistes qui est en jeu, c’est aussi le droit collectif à l’information de l’ensemble de la société. Pour la Cour interaméricaine des droits humains, “l’exercice journalistique ne peut être pratiqué librement que lorsque les personnes qui le réalisent ne sont pas victimes de menaces ni d’agressions physiques, psychiques ou morales, ou d’autres actes d’hostilité”.
Ces journalistes ont été réduits au silence car le contexte politique et de sécurité publique de leur région ne garantissait pas les conditions pour exercer leur profession en toute sécurité. Par ailleurs, la plupart des médias pour lesquels ils travaillaient étaient trop précaires ou fragiles pour assurer leur protection et 10 % d’entre eux étaient des journalistes indépendants ou collaboraient avec des radios communautaires.
Comprendre comment les politiques publiques nationales de protection des journalistes peuvent contribuer à modifier cette triste réalité est l’un des enjeux du projet « En péril », qui compte sur l’appui de l’UNESCO. Il vise à évaluer la mise en œuvre et l’efficience des mécanismes de protection des journalistes dans ces quatre pays. Considérant qu’il est du devoir des États de garantir les conditions permettant l’exercice libre et sûr du journalisme, RSF présentera ultérieurement un rapport détaillé aux pouvoirs publics comprenant des recommandations stratégiques pouvant contribuer à la consolidation de ces initiatives.
(1) Disponible sur https://rsf.org/sites/default/files/balence_2020.pdf