RSF publie un bilan chiffré des atteintes contre la presse en 2020 et revient sur certains des épisodes les plus marquants de l’année, qui a vu les conditions de travail des journalistes brésiliens passablement se dégrader en raison des pressions permanentes du président Bolsonaro et de son entourage.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 25 janvier 2021.
Dans le dernier volet de sa série décryptant les attaques contre la presse du système Bolsonaro, RSF publie un bilan chiffré des atteintes contre la presse en 2020 et revient sur certains des épisodes les plus marquants de l’année, qui a vu les conditions de travail des journalistes brésiliens passablement se dégrader en raison des pressions permanentes du président Bolsonaro et de son entourage.
Certains médias sont “pires que des ordures, car les ordures, elles, sont recyclables”. Cette phrase restera comme l’une des premières attaques de l’année 2021 du président Jair Bolsonaro contre la presse qui d’après lui “ne sert à rien”, et n’est que “rumeurs, et mensonges en permanence”. Alors que les mauvaises nouvelles sur la propagation de l’épidémie de Covid-19 se multiplient et que le pays compte désormais plus de 210 000 victimes du coronavirus, le président brésilien a opté de se déchainer contre la presse et de la désigner comme bouc émissaire. Le 5 janvier, lors de l’une de ses premières apparitions publiques de l’année, il déclare : “Le Brésil est en faillite, je ne peux rien faire. (…) Je voulais changer la grille de réduction des impôts, mais il y a eu ce virus alimenté par la presse que nous avons ici, cette presse sans caractère. » Deux jours plus tard, lors d’une intervention en direct sur Facebook diffusée sur le compte de la présidence, Jair Bolsonaro renchérit en s’attaquant à ses cibles préférées, le groupe Globo et le journal Folha de São Paulo, et leur reproche : “La presse est responsable de la panique dans le pays et de la perte de vies pendant la pandémie, une honte nationale.”
Le ton est donné en ce début d’année, qui coïncide avec la mi-mandat du chef de l’Etat brésilien. L’hostilité affichée par Jair Bolsonaro n’est cependant pas nouvelle et résume la façon dont le président, sa famille et son entourage a peaufiné, au cours de l’année qui vient de s’écouler, un système destiné à décrédibiliser la presse, et à réduire au silence les journalistes critiques et indépendants, considérés comme des ennemis de l’Etat.
Avec ce bilan chiffré, RSF achève sa série de publications trimestrielles (1) (2) (3) destinées à décrypter et analyser les attaques coordonnées du “système Bolsonaro” contre les journalistes, et revient sur les épisodes les plus marquants et symboliques de l’année écoulée.
Les attaques du 4ème trimestre 2020
Lors du dernier trimestre de l’année 2020, marqué par les élections municipales dans 26 États du pays (voir les recommandations de RSF aux nouveaux maires et aux conseillers municipaux), RSF a enregistré 131 cas d’attaques contre la presse
Total des attaques du « système Bolsonaro » contre la presse lors du quatrième trimestre 2020 (chiffres RSF)
Le président et ses fils ont maintenu le rythme de leurs attaques, avec pas moins de 118 cas caractérisés*, dont 66 pour le seul Eduardo Bolsonaro, qui a conforté sa position de principal prédateur de la liberté de la presse de la famille.
Pendant la période électorale, les procédures judiciaires abusives contre la presse se sont par ailleurs multipliées, avec au moins 24 cas de censure de reportages et de demandes de retrait de contenus en ligne et sur les réseaux sociaux de la part des candidats aux élections, selon les chiffres du projet Ctrl+X de l’Association brésilienne de journalisme d’investigation (Abraji).
L’année 2020 en chiffres
Au cours de l’année, RSF a enregistré pas moins de 580 cas d’attaques contre la presse. Pour dresser un état des lieux chiffré et analyser en profondeur ces données collectées, RSF a noué un partenariat avec Volt Data Lab, agence pionnière dans le data journalisme au Brésil, qui a produit les illustration suivantes.
Les cas emblématiques de 2020
1. Les attaques sexistes et misogynes, marqueur fort du Bolsonarisme
Patricia Campos Mello est une ancienne reporter de guerre et une célèbre journaliste du quotidien Folha de Sao Paulo. Dès la fin de l’année 2018, elle dévoile une enquête impliquant Jair Bolsonaro, alors candidat, dans une affaire de fonds privés illégaux destinés à financer des campagnes de désinformation via WhatsApp et à influencer l’électorat brésilien lors de l’élection présidentielle. Cette publication lui vaut de subir une violente campagne d’insultes et de menaces de la part des partisans de Bolsonaro. A la suite de ces révélations, la Commission parlementaire contre les fake news (CPMI) du Congrès brésilien auditionne, le 11 février 2020, le témoin Hans Nascimento, employé de l’une des entreprises de marketing digital suspectée d’avoir participé à l’envoi massif de faux messages sur WhatsApp. Il assure que Patricia Campos Mello a tenté de lui soutirer des informations en échange de faveurs sexuelles. Bien qu’immédiatement démenties par la journaliste et sa rédaction, ces affirmations engendrent une cascade de commentaires sordides et scabreux – notamment du président lui-même – et sont relayées par des élus fédéraux, dont le député Eduardo Bolsonaro, le fils du président. Devant l’hémicycle, ce dernier a déclaré ne pas douter que “madame Patrícia Campos Mello, comme l’affirme M. Hans, ait pu offrir des faveurs sexuelles en échange d’informations afin de nuire à la campagne du président Jair Bolsonaro”. Des insinuations largement diffusées sur les réseaux sociaux et générant un déferlement de menaces et d’insultes sexistes et misogynes contre la journaliste.
Cet épisode n’a pas été sans conséquences pour Patricia Campos Mello, qui confessera plus tard, interviewée par RSF : “Lorsque des memes circulaient avec des photomontages de moi, j’ai évité de sortir pour faire des reportages sur des manifestations. C’est absurde, nous ne sommes pourtant pas dans un pays en guerre, il devrait donc être normal de couvrir des manifestations démocratiques.”
A l’image de Patricia Campos Mello, l’une des cibles de choix du système Bolsonaro, de nombreuses femmes journalistes ont connu ce type d’attaques à caractère sexiste et doivent travailler dans cette ambiance nauséabonde, à la merci du lynchage digital des supporters de Bolsonaro ; parmi elles figurent notamment Bianca Santana, Vera Magalhães, Constança Resende, Lola Aronovitch, Maria Júlia (Maju) Coutinho, pour n’en citer que quelques-unes.
2 – Le palais de l’Alvorada, théâtre d’humiliations publiques de journalistes
Le palais de l’Alvorada à Brasilia, où réside le président et devant lequel il organise régulièrement des points presse informels matinaux, est devenu au cours de l’année 2020 le symbole de son hostilité envers les journalistes. Le 3 mars, lors de l’un de ces points presse, Jair Bolsonaro sort de son véhicule de fonction accompagné d’un humoriste, déguisé en président, à qui il demande de distribuer des bananes aux journalistes présents (au Brésil, offrir une banane signifie implicitement “faire un doigt d’honneur”, ndlr). Cette scène surréaliste est retransmise en direct sur les réseaux sociaux de la présidence.
Le 26 mars, alors que la crise sanitaire s’amplifie dans le pays, il humilie ce même groupe de journalistes en s’adressant à ses supporters en riant : « Attention, peuple brésilien, ces gens-là (il pointe du doigt les reporters) disent que j’ai tort et que vous devez rester tous chez vous.” Puis s’adressant aux journalistes : “Qu’est ce que vous faites ici alors ? Vous n’avez pas peur du coronavirus ? Rentrez chez vous ! »
Le 26 mai, à la suite d’un énième épisode de violences et d‘agressions verbales envers les journalistes de la part des partisans de Jair Bolsonaro, le groupe Globo (qui inclut TV Globo, les journaux O Globo, Valor Econômico et le site d’information G1), le groupe Bandeirantes, le quotidien Folha de São Paulo – principal journal du pays – et le site d’information Metropoles décident de suspendre temporairement leur participation aux points presse. Ils rejoignent les journaux O Estado de S. Paulo et Correio Braziliense, qui avaient pris la même décision un peu plus tôt, justifiant cette suspension temporaire par le fait que les conditions de sécurité de leurs reporters n’étaient pas garanties. Ces violences ont justifié une action en justice de RSF et de ses alliés au Brésil pour demander un renforcement des mesures de sécurité pour les reporters couvrant ces interventions présidentielles. Bien que la présidence ait, depuis, mis en place des protocoles spéciaux pour éviter aux journalistes de se retrouver confrontés aux soutiens du président à l’Alvorada, le siège de l’exécutif demeure, pour Jair Bolsonaro, un espace privilégié pour insulter et tenter de ridiculiser la presse critique.
3 – Informer sur la crise du coronavirus, le parcours du combattant
Le 5 juin, le président est visiblement irrité par les chiffres alarmants sur la progression du virus dans le pays et en particulier sur le nombre de décès, qu’il souhaite voir (re)passer sous la barre des 1 000 par jour. Il ordonne alors lui-même que les bulletins quotidiens du ministère de la Santé soient communiqués aux médias à 22 heures plutôt qu’à 19 heures, afin d’éviter que les informations ne soient dévoilées lors des journaux télévisés du soir de grande audience. “C’est terminé, les infos pour le Jornal Nacional”, déclare-t-il en s’adressant directement à la chaîne Globo, l’une des cibles favorites de la famille Bolsonaro, qu’il qualifie alors de “TV funéraire”.
Le lendemain de ces annonces, le ministre de la Santé alors intérimaire, Eduardo Pazuello, évoque une possible surévaluation du nombre de décès liés au coronavirus dans le pays, et engage plusieurs changements importants dans les méthodes de comptabilité et de divulgation des données officielles sur la pandémie.
En réaction à ces décisions, une alliance inédite regroupant les principaux médias du pays est créée dès le 8 juin : UOL, O Estado de S. Paulo, Folha de S. Paulo, O Globo, G1 et Extra décident alors de travailler en étroite collaboration pour obtenir directement les informations auprès des autorités locales des 26 États du pays et dans le district fédéral de Brasilia, et de communiquer leurs propres bulletins. A l’heure où nous rédigeons ces lignes, cette alliance est toujours active et constitue la source la plus fiable utilisée par les Brésiliens pour s’informer sur l’évolution de la situation.
4 – Les poursuites judiciaires abusives contre la presse, un sport national
Largement encouragées par la rhétorique anti-média du système Bolsonaro, les procédures judiciaires abusives contre les journalistes et les médias brésiliens se sont multipliées tout au long de l’année 2020. La plupart ont été intentées par des représentants de l’Etat ou des proches de la présidence,
Parmi les cas les plus significatifs, le 28 août 2020, un juge de l’Etat de Rio impose à l’éditeur/fondateur du Jornal GGN, Luis Nassif ainsi qu’à la journaliste Patricia Faermann le retrait de (pas moins de) 11 articles, sous peine d’une amende de 10 000 réaux (1 500 € environ). Ces articles portaient sur le rachat irrégulier, par la banque BTG Pactual – dont le ministre de l’Economie Paulo Guedes est l’un des fondateurs – de participations dans la banque publique Banco do Brasil. Au motif que l’enquête contenait des informations confidentielles, la justice a donc donné raison à la plainte de BTG Pactual : les 11 articles, malgré l’appel lancé par Luis Nassif, sont à l’heure actuelle toujours censurés. Dans une note publiée la veille de Noël, le journaliste énumérait la longue liste des actions judiciaires auxquelles il fait face depuis plusieurs années, et déplorait être “juridiquement marqué pour mourir”.
A l’instar de Luis Nassif, d’autres journalistes, comme Hélio Schwartsman, Ruy Castro, Ricardo Noblat, le caricaturiste Aroeira ou encore les sites Ponte Jornalismo et The Intercept Brasil, la chaîne TV Globo, le journal Folha de Sao Paulo et le portail UOL ont également été en 2020 menacés, voire visés par des procédures judiciaires pour avoir publié dans la presse ou sur les réseaux sociaux des informations ironiques et/ou critiques sur le travail d’élus ou du gouvernement.
5 – Des organes indépendants et officiels de plus en plus politisés
Le secrétariat à la communication de la présidence en charge de la distribution de la publicité officielle, la Secom, a été pointée du doigt par un audit de la Cour des comptes (Tribunal de Contas da União, ou TCU), qui dénonçait le manque de transparence et de critères techniques dans la distribution de la publicité officielle œuvrée par le gouvernement, mettant en évidence le favoritisme accordé aux chaînes de télévision proches de la ligne officielle de la présidence, en premier lieu desquelles les chaînes des groupes SBT et Record. Depuis le mois de juin, les attributions de la Secom ont été intégrées au nouveau ministère des Communications, à la tête duquel a été nommé Fábio Faria, gendre du Silvio Santos, propriétaire du groupe SBT et intime du président Bolsonaro.
Cette même Secom, à l’origine de nombreuses attaques contre les médias (utilisation de l’expression “presse pourrie”, accusations de “fake news” infondées contre des médias critiques de l’exécutif) a par ailleurs, en septembre, propagé des fausses informations sur les incendies qui ont ravagé l’Amazonie tout au long de l’année, largement relayées par plusieurs ministères et diffusées sur les réseaux sociaux.
A ce stade, rien n’indique que le système Bolsonaro va cesser de poursuivre ses attaques et son opération de décrédibilisation des médias. Le défi pour les journalistes brésiliens, qui doivent poursuivre leur travail d’information et se réinventer pour rétablir la confiance auprès de la population, reste immense.
Le Brésil se place à la 107e position dans le Classement mondial de la liberté de la presse 2020 établi par RSF.