Le ministre de la Justice tunisien devrait garantir la remise en liberté immédiate de Sami Fehri, le directeur de la chaîne télé privée Attounissia.
(Human Rights Watch/IFEX) – Tunis, le 21 décembre 2012 – Le ministre de la Justice tunisien devrait garantir la remise en liberté immédiate de Sami Fehri, le directeur de la chaîne télé privée Attounissia. Fehri est toujours détenu malgré la décision de la plus haute juridiction de Tunisie, datant du 28 novembre 2012, de casser la mise en examen et le mandat de dépôt contre lui.
La décision de la cour de cassation devrait se traduire par la libération immédiate de Fehri, puisque les autorités n’ont aucun pouvoir juridique supplémentaire pour le détenir, a déclaré Human Rights Watch. Pourtant, suite aux objections émises par le bureau du ministère public, les autorités pénitentiaires ont refusé de libérer Fehri, qui était accusé de détournement de fonds. Fehri soutient pour sa part que la véritable raison de son arrestation est une émission satirique diffusée sur sa chaîne et se moquant des dirigeants politiques.
« Refuser d’exécuter un jugement de la plus haute autorité judiciaire porte atteinte à l’état de droit en Tunisie », a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.
La chambre d’accusation de la cour d’appel de Tunis a mis Fehri en examen, le 24 août, pour contribution aux pertes financières de l’Établissement de la télévision tunisienne, géré par l’État, à cause des malversations d’une société de production télévisuelle indépendante, Cactus Production. À l’époque de la présidence de Zine El Abidine Ben Ali, qui a été évincé du pouvoir en janvier 2011, la société était contrôlée par Fehri et par Belhassen Trabelsi, le beau-frère de Ben Ali. Un juge d’instruction a ouvert l’enquête en juin 2011. Fehri est détenu depuis le 28 août à la prison de Mornaguia, près de Tunis.
Fehri a été inculpé de détournement de fonds publics en vertu de l’article 96 du code pénal, qui prévoit jusqu’à dix ans de prison pour tout fonctionnaire public qui use de sa qualité pour se procurer, ou procurer à un tiers, un avantage injustifié. Il a été inculpé de « complicité » tandis que cinq anciens directeurs de la télévision nationale étaient mis en examen en tant qu’auteurs principaux du délit.
La mise en examen et l’arrestation de Fehri ont suivi de peu la diffusion sur la chaîne Attounissia de plusieurs épisodes d’une émission nommée « La Logique politique », mettant en scène des marionnettes caricaturant les principales personnalités politiques nationales. Leurs cibles étaient notamment le président Moncef Marzouki, le Premier ministre Hamadi Jebali et Rached Ghannouchi, leader du parti islamiste au pouvoir Ennahda.
Dans une vidéo postée sur Internet peu avant son arrestation, Fehri soutenait que le passage à l’antenne de « La Logique politique » sur sa chaîne constituait le vrai motif des poursuites engagées contre lui par le gouvernement.
La décision du 28 novembre émise par la cour de cassation, ordonnant de casser la mise en examen et de renvoyer l’affaire devant la chambre d’accusation, a pour effet de remettre l’affaire en l’état où elle était avant la mise en examen, d’aprèsl’article 273 du code de procédure pénale.
Le jour de la décision de la cour de cassation, le procureur chargé de l’affaire Fehri au sein de cette juridiction a émis un mandat ordonnant sa libération. Ses avocats et sa famille, munis d’une copie de l’ordonnance de libération, se sont rendus à Mornaguia dans l’après-midi pour attendre qu’il soit remis en liberté.
L’avocate de Fehri, Sonia Dahmani, a déclaré à Human Rights Watch que le directeur de la prison leur avait déclaré que Fehri serait libéré sous peu. Pourtant, vers 23 h, a-t-elle déclaré, le directeur leur a annoncé qu’il avait reçu un ordre écrit du premier procureur adjoint de la cour de cassation, lui demandant de ne pas remettre Fehri en liberté parce que la décision de la cour de cassation n’englobait pas l’ordre de détention. Les avocats de Fehri ont donc demandé à la cour de cassation de clarifier sa décision, en vertu de l’article 340 du code de procédure pénale, qui autorise les parties concernées à porter devant une juridiction tout contentieux relatif à l’exécution d’une sentence prononcée par cette juridiction.
Le 5 décembre, la cour de cassation a émis une décision précisant que le mandat d’arrêt faisait bien partie de la décision cassée par la cour. Malgré cela, les autorités n’ont pas libéré Fehri. Lorsque ses avocats ont demandé au procureur de la cour de cassation de réémettre l’ordonnance de libération, il a refusé, d’après Dahmani, disant que l’ordre devait provenir de la chambre d’accusation, puisque désormais l’affaire était à nouveau portée devant cette juridiction.
Les avocats de Fehri se sont alors adressés au procureur de la cour d’appel, qui a également déclaré qu’il n’avait pas le pouvoir d’émettre l’ordonnance et qu’ils devraient plutôt voir avec la chambre d’accusation.
Pourtant, lorsque les avocats ont demandé à la chambre d’accusation d’émettre l’ordonnance de libération, la chambre a émis une décision, datée du 6 décembre, où elle déclarait qu’elle n’avait pas de compétence pour émettre un mandat de libération et que c’est plutôt à la cour de cassation de le faire.
Les avocats ont alors déposé une nouvelle requête à la chambre d’accusation pour qu’elle mette leur client en liberté. Mais le 13 décembre, la chambre a refusé de libérer Fehri, disant qu’elle avait un pouvoir discrétionnaire d’évaluer les circonstances.
Dans une interview télévisée, le ministre de la Justice Noureddine Bhiri a déclaré que la question était entre les mains des tribunaux et qu’il n’avait aucune autorité pour ordonner la libération de Fehri. Pourtant, l’article 22 du code de procédure pénale donne à son ministère autorité sur le bureau du procureur : « Le Procureur Général de la République est chargé, sous l’autorité du Secrétaire d’État à la justice, de veiller à l’application de la loi pénale dans toute l’étendue du territoire de la République ». Un conseiller du ministre a confié à Human Rights Watch le 20 décembre que le problème n’était pas l’application de décisions des tribunaux, mais plutôt un conflit de compétence juridictionnelle entre la cour de cassation et la chambre d’accusation, l’enjeu étant de savoir laquelle peut décider si Fehri doit rester en détention provisoire.
Abada el Kefi, un avocat auprès de la cour de cassation qui n’est pas impliqué dans l’affaire Fehri, a déclaré à Human Rights Watch : « Cette histoire est sans précédent. En trente ans de métier, je n’ai jamais vu la décision d’une cour de cassation être ignorée de telle façon ».Il a ajouté que le bureau du procureur avait l’obligation d’appliquer la décision de la cour de cassation.
D’après la Déclaration universelle des droits de l’homme, nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ou emprisonné. Or, la détention est arbitraire si elle ne repose pas sur une base légale.
« Sami Fehri est toujours derrière les barreaux, trois semaines après la décision de la juridiction la plus élevée de Tunisie, qui cassait sa mise en examen et son mandat de dépôt », a conclu Goldstein. « Le ministre de la Justice doit répondre de ce qui apparaît comme une grave atteinte à l’état de droit ».