Les Talibans ont revendiqué la responsabilité d’un attentat contre Express Media qui a coûté la vie à trois artisans des médias; le groupe a lancé une fatwa (décret) pour avertir qu’il y aurait d’autres attentats contre les médias qui, selon eux, font de la « désinformation » à leur égard.
Le 17 janvier 2014, quatre individus armés circulant à motocyclette ont ouvert le feu sur une camionnette de reportage numérique par satellite de la chaîne de télévision Express News, stationnée dans la ville de Nazimabad, en banlieue de Karachi.
Le technicien Waqas Aziz Khan, le chauffeur Muhammad Khalid et le gardien de sécurité Muhammad Ashraf étaient assis sur la banquette avant de la camionnette. Les jeunes hommes, tous âgés de moins de 30 ans, ont été atteints de nombreux projectiles tirés à bout portant avant d’être transportés à l’hôpital où on a constaté leurs décès. Un cameraman assis à l’arrière a survécu à l’attentat.
En réponse à cet incident, le gouvernement a créé un comité de deux membres, composé du ministre de l’Information et de la Radiodiffusion et du ministre de l’Intérieur. Ce comité est chargé de consulter les entreprises de médias et les organisations de journalistes en vue de mettre au point une stratégie de sécurité pour les journalistes.
Le président du Syndicat des journalistes de Karachi (KUJ) s’est plaint que les médias continuent d’être visés « pendant que ceux qui sont au pouvoir jouent le rôle de spectateurs silencieux ».
Le lendemain de cet attentat mortel, ont eu lieu à Karachi et dans d’autres villes des manifestations de protestation de journalistes, de photographes, d’opérateurs de caméra, de politiciens et de militants de la société civile. S’adressant aux manifestants, le secrétaire général du Syndicat fédéral des journalistes du Pakistan (PFUJ), Amin Youssouf, a annoncé un deuil de 10 jours pendant lequel des pavillons noirs seraient hissés à l’extérieur des clubs de presse à travers le pays. Quelques jours plus tard, le groupe a lancé un appel à une grève de la faim pour le 23 janvier, afin de protester contre le fait que les tueurs n’ont pas été arrêtés et qu’on n’a pas versé de compensation appropriée aux familles des journalistes assassinés. Le PFUJ a demandé aux syndicats de tout le pays de participer.
Les Talibans revendiquent la responsabilité
Kamal Siddiqi, rédacteur en chef de l’Express Tribune, a déclaré au Comité pour la protection des journalistes (CPJ) ne pas pouvoir préciser un reportage en particulier qui aurait pu mener à ce dernier attentat. Les médias qui font partie du groupe Express News couvrent de manière critique la politique, les affaires criminelles et internationales, et reçoivent régulièrement des menaces, indique le CPJ.
Peu après l’attentat, au cours d’une conversation téléphonique avec le chef d’antenne d’Express TV, l’ancien porte-parole de Tahreek e Taliban Pakistan (TTP), Ehsanullah Ehsan, a revendiqué la responsabilité des homicides. Selon la Fondation de la presse du Pakistan (PPF), Ehsan a accusé les médias pakistanais d’avoir « assumé le rôle de l’opposition » en répandant « une propagande venimeuse contre le TTP ». Le porte-parole a prévenu les médias qu’ils devaient se ranger du côté du TTP dans cette guerre d’idéologies, sous peine de subir d’autres attentats.
Une attaque contre tous les médias
Adnan Rehmat, qui est analyste et directeur de l’expansion des médias à Civic Action Resources, a indiqué à Index on Censorship qu’il croyait que l’attentat contre Express News « visait à intimider et à soumettre un média qui s’affirme et devient de plus en plus direct, et qui commence à critiquer les Talibans ».
Pour sa part, Omar Quraishi, éditorialiste à l’Express Tribune, reconnaît que l’attentat envoie un message « à tous les médias indépendants du Pakistan… Ce que tous les journalistes et tous les groupes de médias doivent comprendre, c’est que s’attaquer au groupe Express Media, c’est attaquer tous les médias. »
Le message de TTP, selon lequel tout média perçu comme « partial » à son égard devra s’attendre à être attaqué, pose un dilemme éthique. Comme l’a fait remarquer Index on Censorship : « Combien de temps d’antenne faut-il donner aux Talibans pour les calmer ? »
Les médias sont aujourd’hui confrontés à un double défi – pleurnicher à propos du terrorisme tout en donnant, en même temps, du temps d’antenne à ceux-là mêmes qui commettent cette violence », dit Fahd Hussain, chef des nouvelles chez Express News.
Les enjeux sont devenus soudainement beaucoup plus grands à partir du 23 janvier. Le journal Dawn rapporte que le TTP, pour la première fois depuis sa création en 2005, a lancé une fatwa (décret) contre les médias et confectionné une liste noire des médias. Cette fatwa de 29 pages accuse les médias de « se ranger du côté des “incroyants”, contre les musulmans, dans la “guerre contre l’islam”, de dresser les gens contre “les moudjahidines” par la propagande, ainsi que de propager la promiscuité et la laïcité », selon le Dawn.
La liste noire initiale désigne près d’une vingtaine de journalistes et d’éditeurs. Elle inclut les noms d’un certain nombre de propriétaires de groupes de médias, de chefs des nouvelles de diverses chaînes de télévision, de chefs d’antenne connus, celui du rédacteur en chef d’un important journal en langue anglaise et même ceux de quelques membres du personnel sur le terrain.
« Même à ce stade-ci, les médias pourraient s’amender et devenir des entités neutres », aurait affirmé Ehsan. « Autrement, les médias ne doivent pas se sentir en sécurité. Quelques barrières et quelques gardiens de sécurité et gardes du corps ne seront d’aucun secours. Si nous pouvons pénétrer à l’intérieur d’installations militaires, a-t-il menacé, les bureaux des médias ne devraient pas poser de grande difficulté ».
Absence de réaction aux attentats précédents
Le refus des autorités de traduire devant les tribunaux les auteurs des attentats précédents contre le groupe Express Media, ou leur incapacité ne font qu’accroître l’inquiétude dans les médias. En décembre 2013, deux membres du personnel ont été blessés lorsque des engins explosifs ont été lancés contre les bureaux du groupe à Karachi. Et en août, des hommes armés ont ouvert le feu dans l’entrée des bureaux du groupe. En dépit de deux visites aux bureaux de Karachi du groupe Express Media et de la mise sur pied d’équipes d’enquête pour examiner de près les deux incidents précédents, pas un seul criminel n’a été arrêté, selon ce que rapporte la Fédération internationale des journalistes (FIJ).
Faisant allusion à l’attentat de décembre contre le groupe Express Media, Ehsan du TTP aurait dit : « Nous n’avons subi aucune perte de vie, nous allons donc les attaquer de nouveau. »
« Si ceux qui sont impliqués dans les attentats précédents [contre Express News] avaient été capturés, peut-être qu’ils ne se seraient pas enhardis jusqu’à poursuivre leur campagne contre les médias », a dit Owais Aslam Ali, secrétaire général de la PPF.
Dans une lettre au Premier ministre en date du 21 janvier, la Fédération internationale des journalistes (FIJ) affirme que « le gouvernement du Pakistan a failli à son devoir de protéger les travailleurs des médias quand la réalité n’est que trop évidente pour eux… ces journalistes courageux continuent de se donner à leur travail tout en sachant que la mort est une conséquence réelle. »
Le Pakistan était au 159e rang sur 179 pays au classement de l’index de la liberté de la presse de 2013 établi par Reporters sans frontières. C’est l’un des pires pays du monde au chapitre de la lutte contre la violence meurtrière dirigée contre la presse, selon ce qu’indique l’Index de l’impunité du CPJ. Condamner les actions des terroristes « ne suffit plus », insiste la FIJ, si le Pakistan veut s’attaquer à son rang dans la liste des pays les plus meurtriers du monde pour les journalistes. En octobre, la FIJ a lancé la campagne pour mettre fin à l’impunité afin d’obtenir justice pour les meurtres de journalistes au Pakistan, en Iran et en Russie.
Un dernier mot pour inviter à la prudence est lancé par Quraishi, de l’Express Tribune. Selon la Deutsche Welle, il aurait dit que « même s’il n’y a qu’une organisation qui a été attaquée jusqu’à maintenant, les journalistes, la société et l’État doivent comprendre que cela s’inscrit dans un assaut généralisé contre l’ensemble des médias, et que le temps est venu pour eux de s’unir et de se mesurer de front à la menace ».