L'artiste Trevor Paglen utilise l'imagerie visuelle pour faire sortir de l'ombre l'État espion.
Par un soir frisquet de janvier à Toronto, j’ai fait la file en compagnie d’autres mordus d’art et de politique pour écouter les propos de l’artiste et « géographe expérimental » Trevor Paglen. Sa mission ? Faire un art de la divulgation des secrets du gouvernement. Paglen utilise la photographie pour fouiller l’État espion et la symbologie militaire.
En plus de ses autres travaux, Paglen a contribué à la cinématographie de Citizen Four, un documentaire réalisé par Laura Poitras sur Edward Snowden, le lanceur d’alertes américain qui a coulé des informations privilégiées sur les pratiques de surveillance secrète généralisée de la National Security Agency (NSA) des États-Unis.
Les révélations qui continuent de faire surface en raison des fuites de Snowden ont mis à nu l’ampleur même des données amassées par (et partagées entre) les services de renseignement; elles ont changé le discours entourant la surveillance exercée par l’État. Certaines gens ont pris conscience de l’impact de ces pratiques dans leur vie personnelle. Des organisations de la société civile se mobilisent et énoncent des principes pour appliquer le droit international des droits de la personne à la surveillance gouvernementale. En avril 2014, les journaux « The Guardian » et « Washington Post » se sont vu décerner les plus chaleureuses félicitations du journalisme américain, en remportant le prix Pulitzer du service public pour leurs reportages innovateurs sur les fuites de Snowden. Et, dans la plus récente consécration des gestes de Snowden, il y a quelques jours un tribunal du Royaume-Uni a statué que les services de renseignement britanniques avaient agi de manière illicite en accédant à des millions de communications personnelles collectées par la NSA.
En dépit de l’attention publique accrue, comme le fait remarquer Paglen, « peu de matériel visuel dans ce blizzard de noms de code, de présentations PowerPoint, de décisions judiciaires et de tableaux est remonté à la surface des dossiers de la NSA » coulés par Snowden.
Alors donc, à quoi cela ressemble-t-il, un État espion ? C’est la question que Paglen travaille à résoudre.
Dresser la carte de la surveillance mondiale, post-Snowden
« Bien que la logique organisatrice de l’appareil de surveillance [des USA] réside dans l’invisibilité et le secret, ses opérations se déroulent dans le monde physique. Les programmes de surveillance numérique nécessitent des centres de collection des données bien réels; les agences de renseignement sont situées dans de vrais immeubles; les systèmes de surveillance consistent en fin de compte en technologies, en personnes et dans le vaste réseau de ressources matérielles qui les soutient. Si on regarde aux bons endroits au bon moment, on peut commencer à entrevoir l’immense infrastructure de renseignement des États-Unis. »
Après juin 2013, les articles se sont succédé au sujet de la NSA, qui étaient tous accompagnés d’une seule image, toujours la même, soit celle de son quartier général de Fort Meade au Maryland. Comme l’expliquait Paglen dans sa conférence à Toronto, une observation attentive des véhicules dans le terrain de stationnement donne l’impression que la photo a été prise durant les années 1970.
En novembre 2013, Paglen a loué un hélicoptère et a pris de nuit quelques clichés aériens contrastés du quartier général de la NSA, du Bureau national de reconnaissance (National Reconnaissance Office, NRO) et de l’Agence nationale de renseignement géospatial (National Geospatial-Intelligence Agency, NGA).
La presse parle beaucoup moins de ces deux dernières institutions, mais celles-ci sont essentielles à la compréhension du discours qui entoure la surveillance, car le NRO élabore, déploie et fait fonctionner les satellites de reconnaissance américains, tandis que la NGA collecte et analyse les renseignements tirés de l’imagerie.
D’après Paglen, la Central Intelligence Agency – la plus importante de toutes les agences de renseignement – a opposé une fin de non-recevoir à des demandes répétées d’autorisation de prendre des photos aériennes de son quartier général de Langley, en Virginie.
Paglen a publié les trois images en février 2014, et les a rendues accessibles gratuitement sur Flickr et Wikimedia Commons; il encourage les gens à les partager à grande échelle.
Série de photos de la NSA, du NRO et de la NGA, prises par Paglen
Comme l’indique Paglen en entrevue, « …quand je vois ces images, cela me rappelle de penser à l’existence de l’État secret, et cela me rappelle de penser à la façon dont son existence affecte la société dans son ensemble. »
Les images visent à mettre un visage sur les noms en nous montrant le labyrinthe d’immeubles et les terrains immenses occupés par les agences de renseignement dont on peut entendre parler, mais que l’on voit rarement. Elles donnent une idée de l’ampleur de leurs opérations, ampleur restée cachée au public jusqu’en août 2013, lorsque leurs demandes classifiées de crédits budgétaires ont été divulguées dans des documents rendus publics par Snowden. Leurs demandes combinées de crédits budgétaires s’élevaient à plus de 25 milliards de dollars cette année-là seulement et, comme l’a fait remarquer Paglen lors de sa conférence de Toronto, ce montant peut ne pas inclure les sommes accordées à des fournisseurs secondaires qui fabriquent certains appareils de surveillance.
« Penser à la façon de photographier l’immeuble a constitué un véritable casse-tête… la nuit, le terrain stationnement était brillamment éclairé et l’immeuble lui-même allait former une sorte d’espace négatif à côté de toute cette lumière. Cela faisait une belle petite analogie des activités de la NSA; c’est pourquoi j’ai essayé de prendre l’immeuble en photo dans ces conditions. Il est arrivé à peu près la même chose avec le NRO et la NGA. La NGA en particulier ressemblait la nuit à un genre de méduse bioluminescente plongée dans les profondeurs de l’océan. »
Satellites et saucisse folle
Quelques mois après la publication en ligne de ces photos, un montage vidéo réalisé par Paglen a commencé à surgir au Royaume-Uni. « Noms de code de l’État espion » se compose de plus de 4 000 noms de code de programmes de surveillance utilisés par la NSA et le GCHQ [Government Communications Headquarters, l’agence de renseignement du Royaume-Uni]. Les noms, projetés sur les murs du Parlement britannique, s’affichaient comme un menu défilant à l’infini. Ces noms ont depuis été montrés à Londres et à New York. Selon le texte d’explication qui accompagne le projet :
« C’est à dessein que les noms de code n’ont aucun sens, que ce sont souvent des mots ou de courtes expressions comiques et sardoniques, sans rapport discernable avec les programmes qu’ils désignent. » Bacon Ridge » est une installation de la NSA au Texas, » Fox Acid » est un serveur Internet contrôlé par la NSA conçu pour injecter des logiciels malveillants dans des fureteurs du web sans méfiance, et » Mystic » est un programme servant à collecter tous les appels téléphoniques en provenance des Bahamas. »
Un autre des projets en cours de Paglen documente les satellites militaires secrets et de renseignement des États-Unis à mesure qu’ils se déplacent dans le ciel. Paglen compte pour cela sur le travail d’astronomes amateurs à travers le monde, qui suivent et enregistrent les objets qui ne sont pas reconnus publiquement. Paglen utilise ensuite leurs informations pour photographier l’orbite d’un satellite et inclut les images dans son ouvrage, « The Other Night Sky »[L’Autre ciel nocturne].
Pionnier numérique
Une partie du travail antérieur de Paglen consistait à explorer d’autres genres de secrets gouvernementaux, comme l’utilisation de drones ou encore de badges distribués aux participants à des missions militaires. Au début, les gens arrivaient mal à catégoriser son travail, et affirmaient que ce n’était ni de l’art ni du journalisme. Aujourd’hui le travail de Paglen est largement accepté, et d’autres artistes commencent à travailler sur le thème de l’État espion. En août 2014, il a été le premier artiste à recevoir un Prix Pionnier de l’Electronic Frontier Foundation (EFF), l’organisation de défense des droits numériques basée à San Francisco.
Vous pouvez suivre le travail de Paglen, qui s’est donné pour mission de « dresser la carte du monde de la surveillance, post-Snowden » sur son site web et sur son compte Twitter. Il tweete abondamment ces derniers temps des noms de codes des programmes de surveillance – Chaotic Stormtrooper [Section d’assaut chaotique], Vulcan Deathgrip [Étreinte de la mort de Vulcain], Samurai Seapig [Cochon de mer samouraï] – rappel constant des pratiques que Paglen refuse qu’on laisse cachées, loin des projecteurs.
Une photo aérienne non datée transmise par la NSA montre le quartier général de l’organisation à Fort Meade, au MarylandREUTERS/NSA/Handout via Reuters
Trevor Paglen (lui-même) [CC0], via Wikimedia Commons
Trevor Paglen (lui-même) [CC0], via Wikimedia Commons
Trevor Paglen (lui-même) [CC0], via Wikimedia Commons
Les noms de code de l’État espion projetés sur les édifices du Parlement britannique, novembre 2014https://imgur.com/JIRpTFh,fLYuspJ,Bn4goif,FubPG6T,Ap23Mir
Neuf satellites de reconnaissance au-dessus du col de la Sonora, 2008https://thecreatorsproject.vice.com/blog/trevor-paglen-documents-the-invisible-and-analyzes-government-secrecy-through-photography