L'histoire de trois courageuses campagnes de solidarité en Turquie qui résistent à la suppression de la liberté d'expression.
Bien qu’il n’ait jamais été facile, d’exercer une voix critique en Turquie, le grand nombre et la diversité des victimes de la répression gouvernementale au cours des dernières années – et surtout après la tentative de coup d’État en juillet 2016 – est simplement déconcertant. Avec les arrestations en masse, les licenciements et les fermetures de plusieurs organes de presse, d’université et d’institutions artistiques, il est difficile d’imaginer une personne qui n’ait pas été affectée. De plus, cette répression se déroule sous le couvert de propositions de réformes constitutionnelles qui pourraient renforcer encore plus le pouvoir du président.
Pourtant autant, la force de la société civile en Turquie reste une source d’optimisme et d’inspiration. De nombreux groupes font honneur à une longue tradition turque de désobéissance civile en se tenant aux côtés de ceux qui ont été ciblés par des lois injustes, en répétant leurs soi-disant « crimes » et en se livrant volontairement aux autorités. Ce faisant, ils mettent en lumière les injustices et les absurdités d’une myriade de lois venant étouffer la liberté d’expression.
Nous partageons ici l’histoire de trois de ces campagnes : l’injustice à laquelle elles tentent de répondre, leurs formes de résistance, et le prix à payer pour ses actes de solidarité.
Özgür Gündem : La campagne des co-rédacteurs en chef
Plus de 30 personnes ont été jugées ou sont poursuivies pour avoir agi à titre de « co-rédacteur en chef » par intérim du journal kurde assiégée, Özgür Gündem (Programme Libre). Elles sont accusées d’apologie du terrorisme.
Les accusés avaient pris part à une action de solidarité pour protester contre la répression dont faisait l’objet le journal. Depuis plus de deux décennies, Özgür Gündem, l’un des rares journaux relatant le conflit kurde pour un lectorat en grande partie kurde, est la cible d’interdictions de publication, d’arrestations et de représailles en tout genre. Fondé en 1992, le journal a été interdit de publication après deux années d’existence, accusé d’être un porte-parole de la propagande du Parti des Travailleurs du Kurdistan, PKK. Il a pourtant continué à se battre, sous différentes formes, au cours des 16 dernières années. À chaque fermeture, il refait surface sous un nouveau titre.
En 2011, alors que la question kurde semblait moins sensible, le journal a rouvert sous son nom original. Toutefois, la répression et les arrestations contre ses employés se sont poursuivies. En août 2016, près de 80 procédures judiciaires étaient engagées contre le journal.
Özgür Gündem a lancé sa campagne « co-rédacteur en chef » le 3 mai 2016, à l’occasion de la Journée internationale de la liberté de la presse. En réaction aux procès intentés contre son vice-président en chef et son rédacteur en chef, tous deux risquant la prison dans le cadre la loi anti-terroriste, la campagne invitait des journalistes, des écrivains, des universitaires et des militants à devenir « co-rédacteurs en chef » par intérim.
Dans le mois qui suivit, six « co-rédacteurs en chef » se sont vu informer qu’ils faisaient l’objet d’une enquête pour « apologie du terrorisme » et incitation au terrorisme. Cette répression n’a eu pour effet que de renforcer cette campagne, qui n’a cessé de prendre de l’ampleur, attirant de plus en plus de partisans ainsi que l’attention et le soutien international.
Vers la fin de la campagne, le 7 août, près de 50 personnes avaient agi en tant que co-rédacteurs en chef, et 37 d’entre eux faisaient l’objet de poursuite. Trois ont été incarcérés : le journaliste et militant de la liberté d’expression, Erol Önderoglu, le journaliste, Ahmet Nesin et le défenseur des droits de la personne, Sebnem Korur Fincancı, ont été emprisonnés pendant 10 jours avant d’être libérés pour comparaître devant un tribunal.
Le 16 août, Özgür Gündem est forcé de fermer ses portes à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet. La police a effectué une descente dans les bureaux du journal, a procédé à l’arrestation de vingt-deux de ses employés pour entrave, et inculpé deux de ses rédacteurs en chef en vertu de la législation de lutte contre la terreur. Le romancier de renommée internationale, Aslı Erdoğan, et l’éminent universitaire, Necmiye Alpay, tous deux conseillers pour le journal, comptaient au nombre des arrestations. Malgré l’indignation internationale devant leur arrestation, ils ont passé 136 jours en détention avant d’être libérés en décembre 2016. Leur procès est en cours.
Plus déterminé que jamais, le journal est réapparu sous le nom de Demokrasi.
Academics for Peace: Nous ne prendrons pas part à crime!
Cinq mois avant le début de la campagne du Özgür Gündem, les rétributions contre les membres d’Academics for Peace étaient déjà en cours. Leur initiative avait commencé en novembre 2012 avec une pétition de soutien aux prisonniers en grève de la faim demandant le respect des droits de la langue kurde et la libération du chef du PKK Abdullah Öcalan. Ce mouvement se développa plus tard pour devenir un centre de recherche universitaire visant à combler le manque de connaissances sur le conflit kurde et les négociations de paix.
En juillet 2015, un cessez-le-feu de deux ans entre l’armée turque et la milice kurde s’est effondré, causant la mort de centaines de personnes, dont des civils, et forçant beaucoup d’autres à fuir leur domicile. Ces événements ont incité Academics for Peace à organiser une autre pétition, intitulée « Nous ne prendrons pas part à crime ». Ils ont recueilli plus de 1 400 signatures, dont celles de 355 chercheurs étrangers.
Les universitaires ont tenu une conférence de presse le 11 janvier 2016 : « Nous demandons à l’État de mettre fin immédiatement aux violences à l’encontre des citoyens. Nous, universitaires et chercheurs de ce pays, déclarons que “nous ne prendrons pas part à ce crime” ».
La réponse du gouvernement fut aussi rapide que d’une violence surprenante. Un présage des mesures d’urgence à venir. Vingt-sept des signataires furent arrêtés (plus tard libérés) pour apologie du terrorisme et outrage à l’état. Plus d’un millier d’universitaires, de 90 universités, ont fait l’objet d’une enquête.
Cette réponse du gouvernement a entraîné une vague de solidarité et de pétitions, dont une signée par 433 cinéastes qui ont déclaré : « Nous nous rangeons du côté de la libre pensée et de l’art. Sans réserve aucune : “Nous ne prendrons pas part à ce crime!” Nous sommes avec les universitaires pour la paix ».
La situation, un an plus tard, ne montre aucun signe d’amélioration. À la fin du mois de décembre 2016, les cinéastes ont appris qu’il faisait l’objet d’enquête officielle, venant gonfler le nombre déjà colossal de personnes poursuivies pour « crimes » sans aucun fondement dans le droit international.
Quatre professeurs avaient été soumis au régime cellulaire pendant un mois, avant d’être finalement libérés pour leur procès. Près de 500 signataires ont fait l’objet d’une enquête disciplinaire. Plus de 180 ont été mis à pied. D’autres se sont vu refuser tout financement pour leur recherche ou interdire toute participation à des conférences. Certains ont choisi de quitter le pays.
Les Lundis noirs du Réseau pour la liberté d’expression – « Qui veut prendre part à ce crime? »
L’Initiative pour la liberté d’expression en Turquie (Initiative for Free Expression-Turkey), maintenant devenue une organisation, est l’une des plus anciennes campagnes pour la liberté d’expression dans le pays. Cette initiative fut lancée en 1995 en réaction au procès de l’un des plus éminents écrivains, Yasar Kemal, accusé de promouvoir le terrorisme dans un article dans lequel il condamnait les violations des droits de l’homme contre les Kurdes. En réponse, le musicien, Şanar Yurdatapan, a publié une compilation des articles interdits, y compris celui de Kemal, et a appelé d’autres auteurs à y ajouter leurs noms en qualité de « co-éditeurs ».
Ils ont été 1 080 à répondre présents. Beaucoup d’entre eux étaient des personnes d’une certaine notoriété, vivant en Turquie ou à l’étranger, comme Arthur Miller, Harold Pinter, Susan Sontag, Isiah Berlin et Paul Auster. Une délégation de signataires s’est présentée devant la Cour de sûreté de l’État indiquant qu’ils « avaient participé à un crime » et exigeaient d’être jugés. 98 écrivains turcs ont été traduits en justice l’année suivante.
Loin d’être découragée par cette expérience, l’Initiative s’est poursuivie au fil des ans, contestant la suppression de la liberté d’expression en publiant des textes interdits, et lançant à chaque fois un appel à toute personne « voulant participer à ce crime » à apposer leur nom aux publications et à se rendre pour être jugés.
L’action « participez à ce crime » a connu une période de répit et occupé une place moins centrale dans les activités de l’Initiative, jusqu’à ce que la situation se détériore suffisamment pour qu’en février 2016 l’Initiative décide de créer son réseau de la liberté d’expression et de s’engager à nouveau dans des activités de désobéissance civile.
L’Initiative invitait les gens à choisir des causes. Il s’agissait d’actions de désobéissance civile – comme commettre le même « crime » que celui jugé, puis de se dénoncer pour être arrêté – par le biais de veilles juridiques, de débats, d’articles et des actions « Lundi noir » qui ont lieu le premier lundi de chaque mois.
Le premier Lundi noir, qui s’est déroulé le 2 mai 2016, a rassemblé plusieurs groupes à l’extérieur des palais de justice d’Ankara, d’Istanbul et d’Izmir, chacun soutenant un écrivain ou un journaliste sur le banc des accusés. Le Lundi noir du 11 juillet, a appuyé les accusés dans l’affaire Özgür Gündem et d’Academics for Peace. Une action de septembre 2016 a soutenu un enseignant emprisonné pour avoir appelé à une plus grande couverture médiatique de la situation critique des civils dans les zones touchées par le conflit kurde. En réponse, 30 personnes ont signé une copie de sa déclaration à la station de télévision et se sont présentées pour poursuite.
L’annonce de l’état d’urgence, le 15 juillet 2016, a sonné le glas des activités mensuelles de l’Initiative – mais pas pour longtemps. Dès le mois de novembre, l’Initiative était de retour avec son quatrième « lundi noir », lorsque des membres du Réseau de la liberté d’expression se sont rendus aux bureaux de l’opposition du Parti Démocratique du Peuple (HDP) pro Kurde, dont le co-président allait être jugé, et à ceux du journal Cumhuriyet, dont le personnel avait été placé en garde à vue.
Yurdatapan comptait parmi les premiers à être condamné pour avoir pris la direction du Özgür Gündem le 18 juin 2016. Le 13 janvier 2017, il a reçu une peine de 15 mois de prison avec sursis, qui serait appliquée en cas de récidive. Des décisions semblables ont été rendues pour d’autres rédacteurs en chef invités.
Pour leur action du 11 juillet, Yurdatapan et d’autres membres du personnel de l’Initiative, Zeynep Serinkaya et Doğan Özkan, seront traduit en justice en avril 2017 pour « avoir commis le même crime » qu’Erol Önderoglu, en manifestant devant le tribunal où était jugé Erol Önderoglu.
Les Lundis noirs se poursuivent.
Conclusion
Les campagnes de l’Özgür Gündem, des Lundis noirs et d’Academic for Peace sont des exemples classiques de campagnes de désobéissance civile, visant à contester et à exposer l’injustice en enfreignant les lois qui ont été détournées pour faire taire l’opposition.
Ceux qui y participent le font au péril de leur propre liberté. Ils pratiquent ce que Martin Luther King Jr. a appelé dans sa lettre de 1963, rédigée de la prison de Birmingham, « la responsabilité morale de désobéir à des lois injustes ».
Ces actions ont un impact qui transcende leur rôle premier qui est de faire preuve de solidarité et de soutenir ceux qui sont en prison et en instance de jugement. Ils ont permis aux événements d’être largement couvert par la presse, aussi bien en Turquie qu’à l’étranger, et d’impliquer des organisations internationales dans les manifestations, la participation aux audiences et aux visites en prison. Comme Aslı Erdoğan le déclarait à la BBC en janvier dernier : « Les pressions internationales étaient vraiment fortes. Sans de telles pressions, ils auraient pu nous garder incarcérés pendant des années. »
En défiant la justice turque, la désobéissance civile est venue ajouter une pression supplémentaire aux énormes tensions que connaît le système judiciaire dans le cadre de l’état d’urgence. Les tribunaux font preuve de réticence à prononcer les peines les plus lourdes. Comme Yurdatapan l’a expliqué à l’IFEX : « L’État turc ne veut pas avoir à se préoccuper de l’emprisonnement d’intellectuels ».
Bien que le nombre de personnes en prison reste stupéfiant – plus de 150 journalistes au moment de la rédaction de cet article – et que l’état d’urgence a été prolongé une fois de plus, la force de la dissidence et la créativité au sein de la Turquie qui s’est levée pour relever ce défi est une puissante source d’espoir et d’optimisme.
Nos claviers et les flashs de nos appareils photo n’ont jamais cessé, pas même pour un instant, et nous avons continué à dénoncer et à nous opposer à la fraude, au mensonge, au vol, à la censure, au racisme et au sectarisme.Mehmet Ali Çelebi, journaliste pour Özgür Gündem
« Nous nous rangeons du côté de la libre pensée et de l’art. Sans réserve aucune : “Nous ne prendrons pas part à ce crime!”»
« L’objectif était de défendre ce que l’état d’urgence allait ensuite détruire : le pluralisme des médias et le respect de la critique. Nous vivons un processus d’uniformisation des esprits et des choix. »Erol Önderoglu, correspondant de Bianet/RSF