Avril 2022 en Europe et en Asie centrale. Un tour d'horizon sur la liberté d'expression produit sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région, par Cathal Sheerin, le rédacteur régional de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Une directive anti-SLAPP de l’UE ; la Russie continue de cibler les médias et les organisations de la société civile en Ukraine et dans le pays ; l’Association biélorusse des journalistes reçoit le Prix mondial de la liberté de la presse UNESCO/Guillermo Cano 2022 ; la Turquie emprisonne Osman Kavala à vie et cible une organisation féminine anti-féminicides ; une pétition #FreeAssange.
« La loi de Daphné »
La dernière semaine d’avril a été marquée par une très bonne nouvelle pour les journalistes et les organisations de la société civile qui enquêtent sur la corruption lorsque la Commission européenne a publié sa proposition de directive sur les poursuites stratégiques altérant le débat public (SLAPP).
Ces poursuites judiciaires abusives, déployées par les riches et les puissants de toute l’UE pour faire taire leurs détracteurs, découragent les reportages d’investigation en entraînant les journalistes et autres lanceurs d’alertes dans des procédures longues et coûteuses. Daphne Caruana Galizia, la journaliste maltaise assassinée, faisait face à plus de 40 de ces procès au moment de sa mort.
La directive proposée, qui se concentre sur les affaires transfrontalières, comprend un mécanisme d’abandon anticipé, un régime de sanctions et des mesures de protection pour les personnes visées par les SLAPP. La proposition a été chaleureusement accueillie par les membres de l’IFEX, et en particulier par les partenaires de la Coalition CASE, dont les travaux ont alimenté l’initiative. La directive proposée devra maintenant être négociée et adoptée par le Parlement européen et le Conseil avant de pouvoir devenir une loi de l’UE.
[ Traduction : Heureux de discuter de notre toute nouvelle proposition sur les procès abusifs contre les #journalistes et la société civile avec @CASECoalition. Un grand merci pour votre travail contre les #SLAPPs. Je voulais l’appeler la loi de Daphné, car je sentais que #DaphneCaruanaGalizia travaillait avec nous là-dessus. #StopSLAPPs ]
« C’était comme si la mort était partout »
De nouvelles preuves sont apparues en avril que la Russie commet des crimes de guerre en Ukraine. L’enquête sur les évènements qui ont eu lieu pendant l’occupation russe de Bucha (près de Kiev), menée par Human Rights Watch, a trouvé de « nombreuses preuves » d’exécutions sommaires et autres homicides illégaux, de disparitions forcées et de torture. Les détails du rapport sont choquants : selon Richard Weir, chercheur de HRW, « presque tous les coins de Bucha sont maintenant une scène de crime et on avait l’impression que la mort était partout ».
Dans le cadre de sa stratégie de guerre, la Russie continue de cibler les médias indépendants et la société civile, tant en Ukraine qu’en Russie même.
Vers la fin du mois, le membre ukrainien de l’IFEX, l’Institute of Mass Information (IMI), a décompté 243 attaques contre les médias en Ukraine qui ont été menées par les forces russes au cours des deux premiers mois de la guerre. Selon IMI, au 24 avril, sept journalistes avaient été tués alors qu’ils couvraient le conflit (et plusieurs autres avaient été tués alors qu’ils ne faisaient pas de reportage), neuf avaient été blessés et au moins 15 étaient portés disparus. IMI a également enregistré huit enlèvements de journalistes par les forces russes et la fermeture de 106 médias en raison de l’invasion.
Le 28 avril, un bombardement russe de Kiev lors d’une visite de l’ONU dans la capitale a coûté la vie à une autre journaliste, Vira Hyrych, productrice à Radio Free Europe/Radio Liberty.
En Russie, les autorités continuent d’étouffer les voix discordantes par rapport à la ligne du Kremlin sur la guerre. La Fédération européenne des journalistes (FEJ) répertorie six journalistes russes qui ont été détenus, condamnés à des amendes ou poursuivis parce que leurs opinions sur le conflit en Ukraine ne sont pas celles promues par le Kremlin. Plusieurs autres journalistes ont été ajoutés à la liste des soi-disant « agents étrangers ».
Et tandis que les journalistes indépendants sont persécutés, parfois violemment (comme dans le cas du Prix Nobel Dmitry Muratov), la désinformation et la propagande pro-Kremlin ont atteint des niveaux absurdes et souvent sadiques. En avril, la télévision d’État a diffusé des discussions joyeuses sur d’éventuelles frappes nucléaires aux États-Unis, proposé que les prisonniers ukrainiens soient exhibés et humiliés en public. La rédactrice en chef de la chaine RT s’est apparemment accommodée d’une Troisième guerre mondiale nucléaire parce que « nous irons au paradis et eux crèveront, tout simplement. »
En avril, les autorités russes ont également porté un nouveau coup à la société civile en fermant les bureaux de 15 organisations internationales de défense des droits humains en Russie, dont ceux de Human Rights Watch et Amnesty International.
Les membres de l’IFEX continuent de fournir un soutien aux journalistes travaillant en Ukraine et à ceux qui ont fui la guerre (voir le dossier de mars pour plus de détails). Ce mois-ci, la FEJ, en collaboration avec d’autres organisations de journalistes, a lancé trois nouveaux centres de soutien à Lviv, Ivano-Frankivsk et Tchernivtsi. Ces centres offrent aux journalistes un espace de travail, une formation, du matériel de sécurité et une aide à la relocalisation si nécessaire. Au début du mois, IFEX et ses membres ont signé la Déclaration de Pérouse pour l’Ukraine, qui appelle à un soutien accru aux médias indépendants en Ukraine et à la priorité qui doit être accordée à la sûreté et à la sécurité de tous les journalistes qui y font des reportages.
Depuis qu’elle a lancé son invasion de l’Ukraine, la Russie fait face à une série de sanctions. Il y a eu de nouvelles conséquences en avril lorsque la Russie a été suspendue du Conseil des droits de l’homme de l’ONU et exclue du Conseil économique et social de l’ONU.
1/
[ Traduction : L’Assemblée générale votera bientôt sur la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme
@SergiyKyslytsya exhorte les États membres :
Votez OUI et sauvez @UN_HRC et de nombreuses vies dans le monde, y compris en #Ukraine
Voter NON, c’est appuyer sur la gâchette
{UK} votera avec #Ukraine ]
2/
[#Breaking: la Russie est suspendue du Conseil des droits de l’homme
L’Assemblée générale a envoyé un message clair :
93 voix contre les atrocités commises au nom de Poutine
93 avec le peuple ukrainien]
« Agir contre la loi et la morale »
L’espace civique continue de subir une énorme pression en Turquie.
Le 25 avril, à l’issue d’un procès douteux dans lequel des théories du complot ont fait office de preuves, le leader de la société civile Osman Kavala a été condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuités aggravée et sept de ses coaccusés ont été condamnés à 18 ans de prison chacun. Tous ont été reconnus coupables de « tentative de renverser le gouvernement ».
Kavala a déjà passé quatre ans et demi derrière les barreaux sur de fausses accusations. En 2019, la Cour européenne des droits de l’homme a décidé que la Turquie devait le libérer. Cet appel est resté lettre morte – tout comme celui lancé par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe – ce qui a conduit ce Comité à voter en février 2022 pour engager une procédure d’infraction contre la Turquie.
Alors que la condamnation a été largement décriée par la communauté internationale, le président Erdoğan a adopté le langage d’autres despotes et populistes de la région en qualifiant Kavala de « George Soros de Turquie ».
[Traduction : C’est une abomination que la Turquie ait condamné le militant civique Osman Kavala à la prison à vie. Il n’a rien fait d’autre que d’avoir une voix discordante, mais le président Erdogan semble devoir blâmer quelqu’un pour l’opposition généralisée à son régime autocratique.]
Les organisations de femmes de la société civile – toujours aussi importantes dans la bataille pour la protection des droits en Turquie – sont sous le feu des projecteurs depuis que la Turquie s’est retirée de la Convention d’Istanbul sur la violence à l’égard des femmes en 2021. Suite à ce retrait, le pays a connu une augmentation de la violence misogyne.
En avril, le parquet d’Istanbul a déposé une plainte contre le groupe de défense des droits des femmes We Will Stop Femicide (WWSF – Nous mettrons fin au féminicide), qu’il a accusé d’« agir contre la loi et la morale ». Le procès fait suite à plusieurs plaintes contre l’organisation, y compris des accusations selon lesquelles il aurait « désintégré la structure familiale en ignorant le concept de famille ». Le bureau du procureur demande la fermeture de WWSF. Cette organisation a fréquemment critiqué le gouvernement pour son piètre bilan en matière de lutte contre la violence à l’égard des femmes et a appelé la Turquie à rétablir la Convention d’Istanbul. Fondée en 2010 en réponse au meurtre d’une étudiante adolescente par son partenaire, l’organisation fournit un soutien juridique aux victimes des violences domestiques, collecte des données sur le féminicide, suit les procès et organise des rassemblements.
En avril, 40 femmes ont également été inculpées pour « avoir participé à une manifestation illégale » et « ne pas s’être dispersées malgré un avertissement ». Ces femmes ont été arrêtées lors de la Journée internationale de la femme alors qu’elles tentaient de participer à une Marche nocturne féministe, interdite. Plusieurs des personnes détenues ont subi des violences de la part de la police.
[ Traduction: Malgré les barricades policières et les gaz lacrymogènes, les femmes ne quittent pas les nuits, les rues et les places d’Istanbul ! Nuit féministe, 8 mars 2022]
1 168 prisonniers politiques
Le 20 avril, en Biélorussie, la police, vêtue d’une tenue anti-émeute et brandissant des masses, a fait une descente au domicile d’Aksana Kolb, rédactrice en chef de Novy Chas. Selon l’Association biélorusse des journalistes, Kolb a dit à ses proches qu’elle serait détenue pendant dix jours ; elle aurait été inculpée « d’organisation et de préparation d’actions portant gravement atteinte à l’ordre public ou de participation active à celles-ci. »
Ce n’est pas la première fois que Aksana Kolb est prise pour cible par les autorités, qui ont déjà perquisitionné son domicile en octobre 2021, l’ont interrogée et l’ont forcée à signer un accord de non-divulgation avant de la libérer. Le journal indépendant Novy Chas a cessé de paraître en août 2021 et Kolb fait partie des 26 membres de la presse actuellement derrière les barreaux.
Une autre de ces 26 prisonniers est Katsiaryna Andreyeva, la journaliste de Belsat qui, selon les déclarations de son mari en avril, a été accusée de trahison. Elle risque sept à quinze ans de prison si elle est reconnue coupable et son procès pourrait avoir lieu en mai. Andreyeva a été arrêtée alors qu’elle couvrait une manifestation anti-Lukashenka en novembre 2020 et, depuis, elle est derrière les barreaux.
Avril a marqué le 26e anniversaire de la célèbre organisation biélorusse de défense des droits, Viasna, dont sept membres – y compris le fondateur Ales Bialiatski – sont actuellement en prison. Deux membres, Marfa Rabkova et Andrey Chapiuk, ont été jugés à huis clos ce mois-ci et risquent des peines de prison de 20 ans et 8 ans respectivement s’ils sont reconnus coupables d’accusations à caractère politique. Selon Viasna, au 29 avril, il y avait 1 168 prisonniers politiques en Biélorussie.
[ Traduction : Le jour de l’anniversaire de @viasna96, mes pensées vont aux DDH détenus et emprisonnés: Ales Bialiatski, Valiantsin Stefanovich, Uladzimir Labkovich, Marfa Rabkova, Leanid Sudalenka, Tatsiana Lasitsa & Andrei Chapiuk. Bien que l’audience de Marfa et Andrei ne soit pas publique, je suis le procès de près. ]
Les autorités biélorusses ont également ciblé Human Rights Watch ce mois-ci, en bloquant l’accès à son site Web quelques jours seulement après que l’organisation a publié un rapport sur les crimes de guerre de la Russie en Ukraine.
Bonne nouvelle !
Le mois d’avril s’est terminé sur une note positive : l’Association biélorusse des journalistes (BAJ), membre de l’IFEX, a reçu le Prix mondial de la liberté de la presse UNESCO/Guillermo Cano 2022.La BAJ est l’une des principales organisations de libre expression au Bélarus depuis des décennies et a poursuivi son travail vital malgré d’intenses persécutions, notamment une ordonnance de dissolution de la Cour suprême en août 2021.
[Traduction: Bonne et opportune nouvelle. L’association biélorusse des journalistes @baj_by, membre de @IFEX, reçoit le prix mondial #LibertéDelaPresse Guillermo Cano 2022. Cet hommage honore leurs valeurs, leur détermination, leur professionnalisme et reconnait le pouvoir incontesté d’une presse libre et indépendante.]
En bref
La Plateforme du Conseil de l’Europe pour la promotion de la protection du journalisme et la sécurité des journalistes, en collaboration avec des organisations partenaires, a lancé son rapport annuel 2021 en avril. Intitulé « Défendre la liberté de la presse en temps de tension et de conflit », le rapport enregistre une augmentation de 41 % des alertes d’atteintes à la liberté de la presse enregistrées en 2021 par rapport à 2020, et une augmentation de 60 % des attaques physiques contre les journalistes. Voir le rapport complet pour plus de détails.
Cartoonists Rights Network International et Freedom Cartoonists Foundation ont institué un nouveau prix international pour caricaturistes – le Prix Kofi Annan pour le Courage dans le dessin – qui a été lancé à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse. Le prix alternera tous les deux ans avec le prix du Cartoonists Rights Network International, le Robert Russell Courage in Cartooning Award.
Dix-neuf organisations de défense de la libre expression ont écrit à la ministre britannique de l’Intérieur, l’exhortant à rejeter l’extradition vers les États-Unis du fondateur de Wikileaks, Julian Assange. Reporters sans frontières a également lancé une pétition #PétitionLibérezAssange, avec le même appel. La pétition compte actuellement plus de 34 000 signatures et pourra être signée jusqu’au 18 mai.
Les organisations de la société civile se sont jointes aux membres kirghizes de l’IFEX, au Media Policy Institute et à l’association « Journalistes », pour demander au gouvernement kirghize de mettre fin au harcèlement croissant de la presse indépendante au Kirghizistan.