Des organisations de défense des droits humains exhortent les autorités marocaines à ne pas contester les recommandations du Parlement européen, appelant à la protection de la liberté d'expression, mais plutôt à agir en conséquence pour libérer tous les journalistes injustement emprisonnés qui passent des années en détention sous de fausses accusations.
Les organisations de défense des droits humains soussignées réitèrent leur appel aux autorités marocaines pour qu’elles mettent immédiatement fin à la persécution et à la détention de l’éminent rédacteur en chef d’un journal indépendant, Taoufik Bouachrine, et de dizaines de journalistes et défenseurs des droits humains marocains emprisonnés uniquement pour avoir exercé pacifiquement leur droit à la liberté d’expression.
Aujourd’hui marque l’anniversaire de la date à laquelle Bouachrine, fondateur et rédacteur en chef du quotidien indépendant Akhbar Al-Youm a été arrêté, le 23 février 2018, après avoir écrit des éditoriaux et articles d’opinion critiquant de hauts responsables marocains et le prince héritier saoudien Mohammed Bin Salman, selon des informations diffusées par des médias internationaux fiables, dont The Guardian.
Un tribunal de Casablanca a condamné Bouachrine, en novembre 2018, à 12 ans de prison, portés à 15 ans en appel par le parquet en 2019, pour « agressions sexuelles » à l’encontre de plusieurs femmes. La plupart d’entre elles ne se sont pas présentées au tribunal pour témoigner contre Bouachrine.
L’une de ces femmes, Afaf Bernani, ancienne reporter d’Akhbar Al-Youm, a été condamnée à six mois de prison pour avoir publiquement accusé un policier d’avoir falsifié son témoignage. Elle a également précisé, malgré le harcèlement et l’intimidation de la police, qu’elle n’avait jamais été l’objet d’une tentative de harcèlement sexuel de la part de Bouachrine, ou vu ce dernier en train de violer une de ses collègues. Tout comme d’autres journalistes critiques persécutés, Bernani s’est exilée immédiatement après sa sortie de prison.
En outre, le projet Pegasus a révélé que les femmes qui alléguaient que Bouachrine les avait agressées sexuellement étaient, comme d’autres journalistes de premier plan, dont Bouachrine, ciblées par le logiciel espion Pegasus qui a probablement été utilisé pour les faire chanter.
Les autorités marocaines ont ignoré la conclusion du Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire de 2019, selon laquelle priver Bouachrine de sa liberté était un acte d’injustice. Ce groupe de travail de l’ONU a également appelé les autorités marocaines à le libérer et à lui donner réparation pour le préjudice qu’il a subi. Il a aussi reconnu que le procès de Bouachrine “avait été entaché de violations de la procédure régulière” et a considéré son emprisonnement comme un “harcèlement judiciaire imputable à rien d’autre que son journalisme d’investigation.”
Des avocats marocains et des organisations africaines, arabes et internationales de défense des droits humains considèrent le procès inéquitable de Bouachrine et ceux de dizaines de journalistes indépendants et de militants des droits humains et d’activistes politiques, comme un feuilleton de violations flagrantes et déshonorantes de la Constitution du Royaume du Maroc et de son engagement à respecter le Pacte international relatif aux Droits civils et politiques.
De nombreuses fausses allégations d’agressions sexuelles et de relations extraconjugales ont été utilisées de manière abusive et systématique, au cours des dernières années, par les autorités marocaines comme un outil pour faire taire et emprisonner des journalistes critiques et ternir leur réputation, dans un pays qui offrait plus de place au journalisme indépendant que la plupart des pays arabes, quelques années avant l’accès du roi Mohamed VI au trône, en 1999.
Près de 18 mois après l’arrestation de Bouachrine en 2018, Hajer Raissouni, reporter critique d’Akhbar Al-Youm et défenseuse des droits humains, a été arrêtée pour avoir « subi un avortement illégal » et « adultère ». Un tribunal de Rabat l’a condamnée, elle et son fiancé en septembre 2019, à un an de prison. La condamnation internationale de son emprisonnement et le mouvement de solidarité envers Raissouni ont amené le roi Mohamed VI à lui accorder une grâce royale, le mois suivant.
Huit mois plus tard, son oncle Souleimane Raissouni, journaliste d’investigation et défenseur de la démocratie, devenu rédacteur en chef d’Akhbar Al-Youm à la suite de l’incarcération de Bouachrine, est « enlevé en pleine rue » par la police, selon son épouse, l’ancienne scénariste Khouloud Mokhtari. Il a été condamné en juillet 2021 à cinq ans de prison, « par contumace et en l’absence de son équipe de défense, un cas quasi unique dans l’histoire des procès au Maroc, pour ‘agression sexuelle' », contre un jeune homosexuel marocain, souligne Mokhtari, dans un article paru dans Orient xxi.
Naturellement, l’emprisonnement de Bouachrine et de Raissouni, ajouté au harcèlement et à l’intimidation policière incessants des reporters d’Akhbar Al-Youm, et à l’intimidation de leurs familles, a progressivement conduit à la fermeture de ce que de nombreux journalistes et défenseurs des droits humains au Maroc considèrent comme le dernier journal indépendant du pays.
Omar Radi est un autre journaliste d’investigation de de renom qui, depuis son arrestation en 2020, fait l’objet de presque les mêmes accusations et demeure la cible d’un manque flagrant de justice qui l’a conduit en prison. Radi a pris part au lancement du site d’information critique The Desk et a fait partie de son comité de rédaction. Il a été condamné en juillet 2021 à six ans de prison pour « viol et espionnage », lors d’un procès entaché de violations des normes internationales des procès équitables, selon Amnesty International.
Cette organisation internationale a révélé, en 2020, que les téléphones de Radi, Raissouni et Bouachrine faisaient partie de ceux qui avaient fait l’objet de multiples attaques, utilisant une nouvelle technique sophistiquée, permettent d’installer furtivement le tristement célèbre logiciel espion Pegasus du groupe NSO.
Ce genre de fausses allégations ne sont pas uniquement utilisés pour intimider et emprisonner les journalistes critiques. En novembre 2022, l’ancien ministre marocain des droits de l’homme et avocat Mohamed Ziane a été arrêté et condamné en appel a trois ans de prison ferme notamment pour « outrage à des fonctionnaires publics et à la justice », « injure contre un corps constitué », « diffamation », « adultère » et « harcèlement sexuel », selon un communiqué publié par le parquet. Ziane faisait partie des avocats des droits humains qui ont dénoncé, à plusieurs reprises, ce qu’ils ont qualifié de procès inéquitables de Bouachrine et d’autres journalistes emprisonnés.
La guerre d’usure des autorités marocaines contre le journalisme critique a commencé, il y a plus de 20 ans, au cours desquels elles ordonnaient, sans relâche, aux annonceurs proches du gouvernement de boycotter les publications indépendantes, et d’utiliser la justice marocaine comme un outil de harcèlement des propriétaires de journaux, des rédacteurs en chef et des journalistes. De nombreux journaux et magazines d’informations indépendants, dont Le Journal Hebdomadaire, Nichane, Al-Jarida Al-Okhra et Al-Jarida Al-Oula, Demain et sa version arabe Doumane, furent contraints de fermer boutique sous la pression financière et le harcèlement orchestrés par des hauts responsables gouvernementaux.
Cette manière d’arrêter les journalistes marocains a été critiquée par le Parlement européen dans une résolution adoptée, le 19 janvier 2023, qui indique que « la liberté de la presse ne cesse de se détériorer » au Maroc, qui occupe la 135e place sur 180 pays dans le classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières en 2022.
Nous nous félicitons de la résolution du Parlement européen qui demande aux autorités marocaines de respecter la liberté d’expression et des médias, et d’assurer à Omar Radi, Souleimane Raissouni et Taoufik Bouachrine un « procès équitable ». La résolution exige en outre leur « mise en liberté provisoire » et l’arrêt immédiat de « tout harcèlement à l’encontre de tous les journalistes, de leurs avocats et de de leurs familles. » Elle dénonce aussi « l’utilisation abusive des allégations d’agression sexuelle pour dissuader les journalistes d’exercer leurs fonctions », et souligne que de telles allégations sont de nature à « mettre en danger les droits des femmes. »
Nous exhortons les autorités marocaines à ne pas contester les recommandations du Parlement européen, appelant à la protection de la liberté d’expression, mais plutôt à agir en conséquence pour libérer tous les journalistes injustement emprisonnés qui passent des années en détention sous de fausses accusations.