Juin 2024 en Europe et en Asie centrale : tour d'horizon de la liberté d'expression réalisé à partir des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région par Cathal Sheerin, rédactrice régionale de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Julian Assange libéré ; Evan Gershkovich jugé ; législation anti-LGBTQI+ et sur le « terrorisme à motivation politique » en Géorgie ; développements positifs dans la lutte contre l’impunité et dans la défense de l’espace civique ; le projet de loi sur les « agents étrangers » retiré en Republika Srpska.
Julian Assange enfin libre
Julian Assange, l’un des prisonniers les plus en vue de notre époque, est libre.
Le 24 juin, après avoir conclu un accord de plaider coupable avec les États-Unis, l’éditeur de Wikileaks a été libéré sous caution de la prison de haute sécurité britannique où il a passé les cinq dernières années.
Le 26 juin, devant un tribunal de l’île de Saipan, un territoire américain du Pacifique, Assange a plaidé coupable d’avoir violé la loi américaine sur l’espionnage et a été condamné à la peine déjà purgée. Il s’est ensuite envolé pour son Australie natale pour retrouver sa famille.
Il est significatif que le juge de Saipan ait conclu que personne n’avait été physiquement blessé à la suite de la diffusion d’informations par Wikileaks. (Wikileaks a fréquemment été accusé de mettre en danger des vies par ses activités de publication, ou qu’elles en avaient déjà couté.)
Pendant son séjour derrière les barreaux, Assange a mené une longue bataille contre son extradition vers les États-Unis, où il risquait jusqu’à 175 ans de prison s’il était reconnu coupable de 17 chefs d’accusation en vertu de la loi sur l’espionnage et d’un chef d’accusation en vertu de la loi sur la fraude et les abus informatiques.
Il a fait face à ces accusations uniquement parce qu’il a publié des informations dans l’intérêt public. Ce faisant, il a révélé des crimes de guerre.
Avant son arrestation en 2019, Assange avait bénéficié de l’asile à l’ambassade d’Équateur à Londres. Cette situation a duré de 2012 à 2019, date à laquelle son droit d’asile lui a été retiré et la police britannique l’a arrêté.
Alors qu’Assange était encore à l’ambassade, il semblerait que la CIA, sous l’ancien président Trump, ait envisagé de l’enlever et de l’assassiner.
La libération d’Assange a été saluée par les membres de l’IFEX, qui ont souligné qu’il n’aurait jamais dû être emprisonné.
La Fédération européenne des journalistes (FEJ) nous a rappelé que, malgré la libération d’Assange, « les Etats-Unis n’ont pas renoncé à intimider les journalistes ». Comme l’a déclaré la présidente de la FEJ, Maja Sever : « En refusant d’abandonner les accusations en vertu de la loi sur l’espionnage et en forçant Assange à plaider coupable d’un crime de conspiration qu’il n’a pas commis, les États-Unis maintiennent la pression sur tous les journalistes qui utiliseraient des informations relatives à la défense nationale américaine ».
Plusieurs membres de l’IFEX, dont ARTICLE 19, le Comité de protection des Journalistes (CPJ), la FEJ, Index on Censorship, PEN International, PEN Norvège et Reporters sans frontières ont passé de nombreuses années à plaider pour la libération d’Assange et l’abandon des charges retenues contre lui.
Evan Gershkovich en procès
Alors que l’avion transportant Julian Assange atterrissait en Australie, le journaliste américain Evan Gershkovich se trouvait au tribunal en Russie pour la première audience de son procès pour de fausses accusations d’espionnage.
Gershkovich, accusé d’avoir recueilli des informations pour le compte de la CIA, a déjà passé 14 mois en détention provisoire et risque jusqu’à 20 ans de prison s’il est reconnu coupable.
Le président Poutine a indiqué qu’il envisageait d’utiliser Gershkovich dans le cadre d’un échange de prisonniers qui, comme l’écrit Rachel Denber de Human Rights Watch (HRW), montre clairement que « ce procès est une démonstration cruelle qui n’a rien à voir avec la justice ».
Les autorités russes affirment que Gershkovich collectait des « informations secrètes » sur une usine de chars russe lorsqu’il a été arrêté en mars 2023, un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Depuis le début de la guerre, les autorités russes ont poursuivi près de 500 personnes pour avoir partagé des informations qui remettent en cause le narratif du Kremlin sur le conflit.
Législation anti-LGBTQI+ et sur le « terrorisme à motivation politique »
La Géorgie continue de suivre le mauvais exemple de la Russie en matière de droits humains et de société civile.
e mois dernier, son parlement a adopté la loi sur les « agents étrangers », à la manière de la Russie. Ce mois-ci, le parti au pouvoir (Rêve géorgien – Georgian Dream) a présenté un vaste ensemble de lois anti-LGBTQI+.
Cette législation comprend l’interdiction du mariage homosexuel, des opérations chirurgicales de confirmation de genre, de la reconnaissance légale du genre, de l’adoption LGBTQI+ et de la « popularisation » des LGBTQI+ dans les médias, sur les lieux de travail, dans les écoles et lors des manifestations. Les personnes reconnues coupables de « popularisation » des LGBTQI+ s’exposent à des amendes et à d’éventuelles peines de prison.
Le journaliste Shota Kincha a fourni à OC Media un excellent aperçu de la législation dans son contexte politique actuel.
En raison du climat politique tendu, Tbilisi Pride a déclaré en juin qu’aucun évènement physique ne serait organisé pour le mois de la Fierté. L’organisation dit également s’attendre à ce que la période entre maintenant et les élections parlementaires d’octobre soit « pleine de violences physiques encouragées par le gouvernement et le discours de haine et d’hostilité ».
Ces derniers mois, la Géorgie a été le théâtre d’une répression violente des manifestations contre la loi sur les « agents étrangers ». Plusieurs détracteurs du gouvernement affirment avoir été la cible de campagnes d’intimidation organisées.
Un cas particulièrement inquiétant est celui du militant citoyen Zuka Berdzenishvili. Le 11 juin, après avoir été publiquement accusé de « terrorisme à motivation politique » par le président du Parlement géorgien, le détracteur du gouvernement a été battu si violemment par un groupe d’hommes qu’il a dû être hospitalisé.
A la suite de l’agression, 25 organisations de la société civile géorgienne (OSC) ont publié une déclaration appelant les autorités à cesser d’infliger des violences aux citoyens géorgiens.
Biélorussie
En juin, des journalistes et des opposants de premier plan ont été condamnés à de longues peines de prison en Biélorussie.
Le 20 juin, Franak Viacorka, conseiller politique en exil de la cheffe de l’opposition en exil Sviatlana Tsikhanouskaya, a été condamné par contumace à 20 ans de prison. Il a été reconnu coupable de divers chefs d’accusation, notamment de trahison, de « création d’une organisation extrémiste » et de diffamation envers le président.
Début juin, la journaliste indépendante Alena Tsimashchuk a été condamnée à cinq ans de prison après avoir été reconnue coupable de « discrédit de la République de Biélorussie », « d’incitation à l’hostilité ou à la discorde » et de « participation à une organisation extrémiste ».
Mais, tout comme la répression se poursuit, les efforts visant à demander des comptes au gouvernement biélorusse se poursuivent également.
En juin, Freedom House a témoigné devant la Commission américaine d’Helsinki aux côtés de Sviatlana Tsikhanouskaya sur le sort des prisonniers politiques en Biélorussie. L’audience peut être visionnée ici.
L’Association biélorusse des journalistes (BAJ) continue d’être une source d’informations précieuses sur la situation de la presse indépendante dans le journalisme en Biélorussie. Ce mois-ci, elle a publié un rapport sur la répression des médias au cours des quatre premiers mois de 2024, qui a vu : quatre journalistes condamnés à des peines allant de deux ans et demi à quatre ans de prison (la plupart pour des accusations d’« extrémisme ») ; des poursuites pénales engagées contre sept autres journalistes, dont cinq sont en exil ; cinq cas de détention arbitraire ; et au moins sept médias en ligne ou sites Web classés comme « organisations extrémistes » et bloqués.
Le 31 mai, la Cour suprême de Serbie a décidé que le journaliste biélorusse exilé Andrei Hniot pouvait être extradé vers la Biélorussie, où il est jugé pour des accusations d’évasion fiscale à motivation politique.
Des développements positifs : impunité et espace civique
Ces dernières semaines ont vu plusieurs développements positifs dans la région, notamment des victoires importantes dans la lutte contre l’impunité et la défense de l’espace civique.
Aux Pays-Bas, un tribunal a condamné trois hommes pour leur rôle dans l’assassinat du journaliste Peter de Vries en 2021 à Amsterdam. Deux des hommes ont été condamnés à 28 ans de prison chacun ; le troisième, que le parquet a surnommé le « courtier en homicides », a écopé de 26 ans. Trois autres hommes ont été condamnés à des peines allant de 10 à 14 ans de prison pour avoir aidé et encouragé le crime.
Bien que le tribunal ait conclu que le mobile du crime n’avait pas été prouvé, des conversations téléphoniques interceptées présentées au procès ont montré qu’un suspect avait déclaré : « Il a mis son nez partout où il ne devait pas le mettre. C’est pour cela qu’il a été abattu ».
Avant sa mort, De Vries avait été « conseiller et confident » d’un témoin protégé dans un procès pour crime organisé.
Free Press Unlimited et Reporters sans frontières, tout en saluant les condamnations, ont exhorté la police à poursuivre ses enquêtes pour inculper les commanditaires du meurtre de De Vries.
Le 14 juin, dans une décision quelque peu surprenante, un tribunal kirghize a acquitté et libéré plus de 20 militants qui étaient jugés pour avoir prétendument « organisé des troubles de masse » et « comploté pour prendre le pouvoir ».
Le procureur avait requis des peines de 20 ans de prison pour les militants pacifiques, qui ont été arrêtés en 2022 après avoir protesté contre un accord qui a vu le Kirghizistan céder le réservoir d’eau de Kempir-Abad à l’Ouzbékistan.
HRW et plusieurs autres groupes de défense des droits humains ont demandé que les accusations « à motivation politique » soient abandonnées, affirmant que « l’accusation ne semble avoir présenté aucune preuve crédible ».
Le tribunal a évidemment partagé ce sentiment, jugeant qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour condamner les accusés, dont certains ont passé 19 mois en détention provisoire.
En Turquie, sept personnes ont été condamnées à neuf ans de prison chacune pour leur implication dans l’attaque violente de 2019 contre le journaliste Yavuz Selim Demirağ, qui l’avait conduit à l’hôpital.
CPJ a salué la condamnation, mais a exhorté les autorités turques à tenir compte de l’appel de Demirağ contre la qualification de ce jugement : il estime que ses agresseurs l’ont pris pour cible en raison de ses commentaires politiques et souhaite qu’ils soient jugés pour tentative de meurtre.
Fin mai, le gouvernement de la Republika Srpska (l’entité dirigée par les Serbes de Bosnie-Herzégovine) a retiré un projet de loi sur les « agents étrangers » de l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.
Si la loi avait été adoptée, les OSC recevant des fonds de l’étranger auraient dû s’enregistrer comme « agents étrangers » et se soumettre à des rapports fastidieux. Le projet de loi, comme d’autres lois similaires en Russie, au Kirghizstan et en Géorgie, avait pour objectif de saper les organisations concernées et de rendre plus difficile leur travail.
Les partenaires de Media Freedom Rapid Response ont évoqué le projet de loi sur les « agents étrangers » – et notamment son impact potentiel sur les organes de presse – comme l’une de leurs principales préoccupations lors d’une mission en Bosnie-Herzégovine en octobre 2023. À cette occasion, ils ont appelé l’UE à « faire de la liberté des médias et de la liberté d’expression une priorité absolue dans les négociations d’adhésion à l’UE ».
Après le retrait du projet de loi, le président Milorad Dodik a admis que la raison de cette décision était la volonté « d’harmoniser… avec la pratique juridique européenne ».
En bref
Au Kirghizstan, le procès de 11 employés actuels et anciens de Temirov Live a commencé. Ils sont accusés de manière douteuse d’« incitation à des troubles de masse » et risquent jusqu’à huit ans de prison chacun s’ils sont reconnus coupables. Le média est connu pour ses enquêtes sur la corruption des fonctionnaires du gouvernement.
En Azerbaïdjan, un tribunal a prolongé la détention préventive de six journalistes de Abzas Media, un média d’investigation sur la corruption. Les six sont accusés d’avoir illégalement reçu des fonds étrangers. Abzas Media a mené une série d’enquêtes sur le président Aliyev et ses collaborateurs.
Au Kazakhstan, le président Kassym-Jomart Tokaev a signé une nouvelle loi sur les mass-médias qui menace la liberté d’expression et l’accès à l’information. Bien que la législation contienne quelques changements positifs, comme l’introduction d’une définition du « statut spécial du journaliste », qui, selon HRW, « vise apparemment à renforcer les garanties et protections juridiques pour les journalistes », certaines des dispositions sont clairement restrictives. Il s’agit notamment de nouvelles exigences d’enregistrement onéreuses pour les publications en ligne et des pouvoirs accrus pour le gouvernement pour interférer dans le travail des journalistes étrangers si leurs productions contiennent de la « propagande extrémiste ».