"L'assassinat ciblé du correspondant d'Al Jazeera, Ismail al-Ghoul, est l'un des exemples les plus choquants de l'impunité dont nous avons été témoins dans la guerre à Gaza."
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 30 août 2024.
Dès le lendemain de la mort des journalistes d’Al Jazeera, Rami al-Rifi et Ismail al-Ghoul, le 31 juillet, l’armée israélienne a accusé ce dernier d’être affilié au Hamas. Ce n’est pas la première fois que ce type d’accusations, sans preuves étayées et à vocation de justification, sont utilisées contre des journalistes. Reporters sans frontières (RSF) demande que toute la lumière soit faite, de manière indépendante, et qu’Israël cesse de cibler des journalistes. Plus de 130 professionnels des médias ont été tués à Gaza par l’armée israélienne depuis le 7 octobre, dont au moins 31 dans l’exercice de leurs fonctions.
Lorsqu’elle est interrogée sur le fait de cibler les journalistes, l’armée israélienne répond généralement que ces accusations “sont fausses”, malgré les indices accumulés. Mais cette fois, dès le lendemain de l’attaque sur la voiture d’Ismail al-Ghoul qui lui a coûté la vie, l’armée a revendiqué l’assassinat du jeune homme de 27 ans se targuant sur X – anciennement Twitter –, d’avoir éliminé “un terroriste” et “un journaliste”. À partir de ce moment-là, la communication officielle s’en est tenue à des accusations visant à décrédibiliser le journaliste – sans mention pour son cameraman Rami al-Rifi lui aussi tué dans l’attaque – et justifier sa mort sans preuves matérielles avérées, selon les informations recueillies par RSF.
En effet, l’armée désigne le journaliste comme un opérateur de la branche militaire du Hamas et un terroriste de la Nukhba, unité d’élite du mouvement, et affirme qu’il aurait participé au massacre du 7 octobre. Elle diffuse publiquement, en guise de preuve, une capture d’écran d’une liste de noms. Ce document, qui daterait selon le communiqué officiel “de 2021”, aurait été “trouvé sur des ordinateurs du Hamas saisis dans la bande de Gaza” et révèlerait qu’à cette date “M. al-Ghoul était ingénieur dans la brigade du Hamas à Gaza”. RSF a demandé des précisions sur la provenance de ce document mais l’armée israélienne s’est contentée de réitérer que l’ordinateur avait été trouvé dans la bande de Gaza. Concernant les activités d’al-Ghoul et son rôle de “diffusion des attaques contre les troupes de Tsahal”, l’armée indique que ces informations proviennent du renseignement. Elle l’accuse d’être toujours membre de l’armée du Hamas au moment du 7 octobre, mais sans en fournir la preuve, se contentant d’affirmer qu’un membre de la branche armée du Hamas est une cible légitime même en étant également journaliste pour Al Jazeera.
Or, sans preuves de telles accusations qui ont coûté la vie à celui qui était correspondant de la chaîne qatarie Al Jazeera, cette frappe sur sa voiture est “un crime de guerre évident”, comme le constate Rafaëlle Maison, agrégée des facultés de droit et professeure de droit à l’université Paris XI : “Même si ce journaliste avait été ingénieur pour le Hamas en 2021, cela ne justifie pas son ciblage trois ans plus tard. Ce document est une preuve clairement insuffisante pour le cibler, alors qu’il portait les insignes protégeant les journalistes, et qu’il avait une activité journalistique claire.” De fait, selon la Convention de Genève, Ismail al-Ghoul aurait perdu ses droits de protection en tant que civil, et plus spécifiquement en tant que journaliste, s’il “participait directement aux hostilités durant la période, ce qui n’est manifestement pas le cas”, poursuit l’experte spécialisée en responsabilité et justice pénale internationales.
« L’assassinat ciblé du correspondant d’Al Jazeera, Ismail al-Ghoul, est l’un des exemples les plus choquants de l’impunité dont nous avons été témoins dans la guerre à Gaza. Les forces israéliennes ont reconnu avoir pris directement pour cible un journaliste – un acte qui constitue un crime de guerre – et ont justifié cette attaque en accusant Ismail al-Ghoul de terrorisme, sans preuve légitime. Aucune reconnaissance ou explication n’a été donnée pour l’assassinat du caméraman Rami al-Rifi aux côtés d’al-Ghoul. Cet acte scandaleux augmente de nouveau le nombre de journalistes tués à Gaza et réduit encore le nombre de ceux qui peuvent continuer à faire leur travail et à rendre compte de la guerre. Les auteurs de ces crimes odieux doivent rendre des comptes et le massacre incessant de journalistes doit cesser sans délai. »
Rebecca Vincent, Directrice des campagnes de RSF
Ismail al-Ghoul, correspondant pour Al Jazeera depuis novembre 2023, était l’un des rares journalistes encore présents dans le nord de la bande de Gaza, inaccessible pour les journalistes internationaux. Ce mercredi 31 juillet, il venait de faire un direct devant la maison d’Ismaïl Haniyeh, le leader du Hamas, tué le jour-même à Téhéran. Avant l’attaque qui lui a coûté la vie ainsi que celle de son cameraman, Ismail al-Ghoul avait contacté la rédaction d’Al Jazeera pour les informer qu’ils allaient évacuer la zone après avoir entendu un bombardement à proximité, rapporte Raed Fakih, un des managers de la chaîne. Après plusieurs minutes sans nouvelles, la chaîne tente de le joindre, sans succès. “Notre autre correspondant, Anas al-Sharif, nous a ensuite fait part de rumeurs qu’Ismail aurait été ciblé”, raconte ce responsable à RSF.
Dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, les cris paniqués du journaliste freelance Osama al-Ashi résonnent dans la rue. Il court vers une voiture fumante autour de laquelle quelques personnes commencent à se rassembler. “Je savais que c’était Ismail. Je connais sa veste et sa voiture par cœur”, confie Osama à RSF. Dans le véhicule, les corps d’Ismail al-Ghoul et Rami al-Rifi sont méconnaissables, décapités par la force de l’impact. Mais la veste bleue du journaliste avec la mention “Press” est, elle, bien visible.
Des incohérences nombreuses
Plusieurs incohérences dans les allégations fournies le lendemain par l’armée israélienne pour justifier ce crime sont vite soulevées. Tout d’abord, Raed Fakih rappelle qu’Ismail al-Ghoul a été retenu et interrogé pendant 12 heures en mars 2024. Le journaliste avait rapporté que l’officier l’ayant arrêté l’avait appelé par son nom, “montrant clairement qu’ils savaient qu’ils avaient arrêté Ismail al-Ghoul”. “S’il s’agissait bien d’un terroriste, comme ils le prétendent, pourquoi l’auraient-ils relâché ?”, dénonce-t-il. Interrogée à ce sujet, l’armée israélienne nie les faits et affirme qu’al-Ghoul n’a jamais été arrêté.
Par ailleurs, selon la liste qui apparaît sous forme de capture d’écran, al-Ghoul aurait reçu un grade militaire le 1er juillet 2007, alors qu’il était âgé à cette date de 10 ans. Une autre colonne indique un recrutement en 2014. Questionnée à ce sujet, l’armée israélienne dit ne pas être responsable des incohérences d’un document du Hamas. D’après Al Jazeera, “le document contredit également l’affirmation initiale selon laquelle il faisait partie d’une force d’élite et indique cette fois qu’il faisait partie du groupe d’ingénierie”, comme précisé par un responsable de la chaîne au cours d’un entretien avec RSF. “Un mineur qui est ingénieur ? Mais de toute façon, était-il membre de la force d’élite ou ingénieur à l’âge de 16-17 ans ?”
Interrogés par RSF, deux spécialistes de la région et du Hamas soulignent qu’il paraît peu probable qu’Ismail al-Ghoul ait été recruté aussi jeune même s’il avait rejoint le groupe en 2014. “Dans le passé, le mouvement a créé des camps d’été, mais je ne pense pas qu’il s’agisse d’une forme de recrutement qui fait que vous deveniez membre du Hamas”, évoque l’un d’eux. Et rejoindre une unité d’élite comme celle de la Nukhba implique plusieurs années d’entraînement et de tests, avec des recrutements plutôt autour de l’âge de 20 ans, assurent en outre les deux experts.
Concernant l’authenticité du document, l’un d’eux indique n’avoir jamais vu de liste similaire au cours de ses recherches. Même si cela ne signifie pas qu’il n’en existe pas, tous les experts interrogés par RSF partagent le même constat : ce document pourrait être véritable, mais sans autres précisions ou éléments contextuels, ces accusations sont très incertaines. “Lorsque de tels documents sont publiés avec des affirmations d’appartenance au Hamas, au Jihad islamique palestinien, etc., nous recevons rarement le document entier […] ou d’autres types de documents pour le corroborer. En d’autres termes, nous n’avons pas d’autre choix que de prendre les affirmations et les prétendues preuves israéliennes pour argent comptant”, résume un spécialiste.
La rapporteure spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression des Nations Unies, Irene Khan, a fermement condamné cette attaque et l’accusation portée contre al-Ghoul. “L’armée israélienne semble lancer des accusations sans aucune preuve substantielle pour tuer des journalistes, ce qui est totalement contraire au droit international humanitaire”, a-t-elle dénoncé dans un communiqué publié le 6 août.
Des accusations récurrentes
Ce n’est pas la première fois qu’Israël publie des documents non étayés pour justifier les assassinats ciblés de journalistes. En janvier 2024, après la mort de Hamza al-Dahdouh et Mustafa Thuraya, également journalistes pour Al Jazeera, tués lors d’une attaque de drone qui a visé leur véhicule alors qu’ils travaillaient à Rafah, l’armée israélienne avait affirmé qu’ils étaient respectivement affiliés au Jihad islamique palestinien (JIP) et au Hamas.
De la même manière que pour al-Ghoul, Israël n’a pas fourni de détails supplémentaires sur le document incriminant al-Dahdouh et n’a pas diffusé d’élément contre Thuraya. “Israël a pour habitude, après avoir ciblé nos journalistes, de publier des récits contradictoires et de porter des accusations sans fondement pour justifier l’injustifiable : tuer des journalistes qui couvrent la réalité sur le terrain comme Shireen Abu Akleh, Samer Abu Daqqa et Hamza al-Dahdouh”, insiste Raed Fakih d’Al Jazeera.
Plus récemment, un autre correspondant d’Al Jazeera – proche d’Ismail al-Ghoul précité Anas al-Sharif –, a été visé par un porte-parole militaire israélien, qui a de nouveau eu recours à cette accusation d’être à la fois “journaliste” et “terroriste”. Le 10 août, sur X, dans la foulée de la frappe contre l’école Tabi’een dans le centre de Gaza ayant fait au moins 80 morts, il l’a accusé de “couvrir les crimes des terroristes du Hamas et du Jihad [islamique] qui se cachent dans les écoles” et qu’il “connaissait probablement un grand nombre de ceux tués dans cette école”. Al Jazeera a fermement condamné ces accusations contre son journaliste.
Face à l’ensemble de ces menaces, la chaîne a déjà entrepris des poursuites auprès des tribunaux internationaux “dans l’espoir d’obtenir justice, de révéler la vérité et d’assurer une protection”. Alors qu’aucun média international n’a accès à Gaza pour y couvrir ce qui s’y passe, les équipes d’Al Jazeera sont déterminées à réclamer justice pour les journalistes qui y vivent et travaillent sans pouvoir en sortir : “À ce stade, nous ne pouvons que nous efforcer de pousser Israël à respecter ses obligations morales et juridiques en ce qui concerne le principe de la liberté de la presse et la protection des journalistes”, déplore Raed Fakih.
RSF a également déposé plainte à trois reprises devant la Cour pénale internationale (CPI) afin que des enquêtes soient ouvertes sur les crimes commis contre les journalistes palestiniens. Dans une déclaration à RSF datant du 5 janvier 2024, le bureau du Procureur de la CPI a assuré que “les crimes contre les journalistes sont examinés par le bureau du Procureur, parmi d’autres crimes potentiels, dans le cadre de l’enquête en cours sur la situation dans l’État de Palestine, et les objectifs et les actions de RSF doivent être soutenus et revêtent une importance cruciale à Gaza et ailleurs. Les journalistes sont protégés par le droit international humanitaire et le Statut de Rome et ne doivent en aucun cas être pris pour cibles dans l’exercice de leur importante mission”.
À Gaza, plus de 130 professionnels des médias ont été tués, à ce jour, par l’armée israélienne depuis le 7 octobre, dont au moins 31 dans l’exercice de leurs fonctions.