Après des années de répression brutale, les élections de 2016 ont permis à la Gambie d'appuyer sur le bouton de réinitialisation. Reyhana Masters s’est entretenue avec Saikou Jammeh de l’Union de la presse gambienne au sujet de la Commission Vérité, Réconciliation et Réparations (CVRR) du pays, qui captive la nation depuis le début des auditions.
La Gambie a été ciblée par la campagne de l’IFEX Non à l’impunité. En savoir plus sur la campagne ici.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
« Vous vous rendez dans n’importe quel lieu public, vous y trouvez des gens qui regardent ou qui écoutent. Vous allez dans n’importe quel bureau du gouvernement et vous ne serez pas servi, car les gens regardent. Même les gens qui estiment que cette CVRR ne sert à rien, vous savez qu’elles seront les premières à la suivre à la télévision », déclare Saikou Jammeh.
Depuis la première retransmission de la Commission vérité, réconciliation et réparation le 23 janvier 2019, les auditions sont devenues « une obsession nationale ». Les Gambiens ont eu accès à ces auditions sous divers formats et supports: radio, télévision, diffusion en direct et publications papiers. Le public peut même consulter les archives du site Web de la CVRR pour récupérer des entrevues enregistrées.
Les récits vont du plus brutal au plus étrange: des agressions aux récits de traques des sorciers et sorcières en passant par des actes de tortures, des meurtres et des abus sexuels.
Pour chaque histoire, des larmes coulent. En commençant par celles des victimes qui relatent la brutalité des actes de tortures qu’elles ont subis jusqu’aux témoins qui montent sur le podium pour raconter l’histoire de leurs proches. « J’ai interviewé certaines des personnes qui ont comparu devant la commission. Je leur ai rendu visite dans leurs maisons et certaines d’entre elles ont pleuré quand je leur ai parlé et, dans certains cas, je suis sorti de leur maison en pleurant », raconte Saikou. Même les bourreaux ont versé des larmes, attristés par leurs rôles dans la brutalité de leurs actes.
Indispensable à la recherche de la justice pour les actes d’intimidation, d’agressions, de torture, de disparitions forcées et d’exécutions extrajudiciaires, la CVRR a également révélé les agressions sexuelles subies par les femmes dans une culture où le viol et les abus ne se racontent qu’en chuchotant. L’ancienne reine de beauté Fatou Jallow, de la célèbre #IamToufah, avait captivé la nation avec le récit de son viol commis par l’ancien président Yahya Jammeh. Sa détermination à retourner en Gambie, du pays où elle vit en exil, pour raconter son histoire à la CVRR, a lancé le mouvement gambien #MeToo (Moi aussi).
Les Gambiens étaient également attirés par les aveux de Malick Jatta, l’infâme Jungler, sur l’assassinat de l’éminent journaliste Deyda Hydara.
« Pendant des années, nous avons tourmenté le gouvernement avec des questions: qui a tué Deyda Hydara? Où est Ebrima Manneh? Pour nous [L’Union de la presse gambienne], c’était notre argumentaire pour plaider en faveur d’un processus CVRR. On en est arrivé au point que Manneh et Hydara ont été gravés dans l’imaginaire collectif de chaque Gambien qui s’en souciait », explique Saikou.
Sa voix se brise légèrement alors qu’il raconte sa réaction à l’écoute des aveux de Jatta. « Pour être honnête, je ne savais vraiment pas ce que je ressentais à ce moment-là. D’un côté j’étais en colère. J’ai également été choqué. Comment un de mes compatriotes peut-il aller aussi bas? D’autre part, je me suis senti un peu soulagé. Enfin, voici la réponse à la question que nous posons depuis si longtemps. »
Longtemps après le témoignage de Jatta, Saikou l’a rencontré à nouveau. « Des semaines étaient déjà passées et la colère que j’avais accumulée dans mon cœur s’était dissipée. Quand j’ai regardé dans ses yeux, j’ai pensé que j’allais voir un lion. J’ai vu, par contre, quelqu’un qui avait réellement peur. » À propos de ce genre de rencontres, Saikou raconte comment quand « on se rend chez eux, on découvre leur côté humain, ils ne ressemblent pas à des sortes de Rambo vivant dans la jungle. Ils ont leurs femmes, ils ont leurs enfants qui se promènent, ils ont leurs frères là-bas. Donc, vous voyez leur côté humain. Cela ne m’a pas empêché de parler de Deyda Hydara. Il est devenu un peu contrarié et a dit quelque chose comme s’il ne voulait pas qu’on le lui rappelle tout le temps, et qu’il a des remords quand il pense à ce qu’il a fait. Je lui ai dit que c’était important pour moi et que je comprenais que si vous ne voulez pas en parler, je vais respecter cela, mais je ne peux pas m’empêcher de poser la question car c’est important pour moi en tant que journaliste. »
Mise en place du TRRC
Le concept d’une commission vérité était envisagé avant même que le président Adama Barrow n’arrive au pouvoir.
L’idée a été lancée en 2014, alors que différents partis politiques discutaient de la possibilité de former une coalition pour assurer la défaite de Jammeh aux urnes. Lorsqu’ils ont finalement coalisé pour former la Gambian Coalition en 2016, leur manifeste électoral comprenait des clauses spécifiques relatives à la création d’une commission vérité, qui disait, en partie, ce qui suit:
Le gouvernement de coalition mettra en place une commission vérité et réconciliation afin de favoriser la guérison des plaies qui ont causé de la peine et des traumatismes au travers d’un cycle de confession, repentance, pardon et réconciliation. La commission sera habilitée à recommander des mesures correctives en cas d’injustice, y compris le versement d’une indemnité conséquente par l’État.
L’approche commune, ainsi que les promesses de réformes institutionnelles et le désir de remédier au passé torturé du pays, semblent avoir joué un rôle important dans la victoire surprise de Barrow sur le dictateur Jammeh aux élections de 2016. Jammeh a d’abord reconnu sa défaite, mais a, par la suite, refusé de se retirer. Une crise a été évitée grâce aux pressions et à un accord de dernière minute négocié par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) garantissant « la dignité, le respect, la sécurité et les droits de l’ancien président Jammeh ». Cet accord a été renforcé par les garanties du président Barrow selon lesquelles bien qu’il ait l’intention de mettre en place une commission vérité semblable à celle de l’Afrique du Sud, il excluait toute chasse à la sorcière politique et a promis que son prédécesseur « pourrait vivre en Gambie comme tout citoyen ordinaire ».
Le triomphe du président Barrow aux urnes a ouvert la voie à la « réparation des torts » du passé. Pour les Gambiens, cette direction intérimaire du pays a fourni le bouton de réinitialisation de la justice transitionnelle, après des années de répression brutale.
Le 20 juillet 2017, six mois après le début de la présidence de Barrow, le procureur général de la Gambie récemment nommé, Abubacarr Tambadou, a annoncé qu’un projet de loi instituant la Commission Vérité, réconciliation et réparation (CVRR) était en cours d’examen par des experts internationaux.
En août, un processus de consultation à l’échelle nationale dirigé par Tambadou a été lancé. Au cours de ce processus de deux mois, la délégation dirigée par le gouvernement a contacté tous les Gambiens, y compris les catégories souvent marginalisées, telles que les femmes, les jeunes, les minorités religieuses et les Gambiens de la diaspora.
La participation des jeunes à ces conversations a conduit à leur engagement soutenu dans le processus de justice transitionnelle, après le dialogue national.
Le vice-président de la Gambia Press Union (GPU) à l’époque, Namory Trawally, en faisait partie. Comme le rappelle Saikou: « Le GPU a plaidé sérieusement en faveur de la création de la CVRR. Des journaux avaient été brûlés, des gens avaient été blessés. Nous voulions savoir qui l’a fait. Nous ne pouvions pas obtenir de réponses, l’État n’enquêterait même pas. Pour nous, la CVRR était une plate-forme capitale pour que nous puissions enfin obtenir des réponses à certaines des questions ».
La participation des jeunes à ces conversations a conduit à leur engagement soutenu dans le processus de justice transitionnelle, après le dialogue national. Leurs voix trop souvent marginalisées s’expriment en partie à travers le collectif d’artistes « Notre Nation, notre Voix », un mouvement de jeunes gambiens artistes, activistes et défenseurs de la justice transitionnelle dont le but est d’amener les voix des jeunes Gambiens dans ce processus. La militante du hip-hop Killa Ace, la chanteuse de rapp Awa Bling, l’artiste Bobo Dimo de Fulu, la poétesse et leader de la jeunesse Lala Touray et le Bright Stars Entertainment Gambia sillonnent le pays pour présenter leur musique et un court documentaire sur les jeunes musiciens et activistes qui participent au processus de justice transitionnelle en cours dans le pays.
La consultation nationale avait ses opposants. « Certaines voix ont estimé qu’il n’était pas nécessaire de créer une commission d’enquête sur les violations des droits humains. Ce dont nous avions besoin en tant que pays, c’était de se réconcilier, d’oublier le passé et de passer à autre chose. Mais bien sûr, ce genre de voix n’a pas gagné », a déclaré Saikou.
L’inclusion de « réparations » dans le titre était une décision délibérée. L’accent était mis sur la garantie d’une indemnisation. La perte du seul soutien de famille résultant d’arrestations, de détentions, d’assassinats extrajudiciaires et de disparitions forcées s’ajoutait aux dommages et traumatismes subis par les Gambiens. Ces personnes (victimes) ont laissé des familles désemparées avec des effets d’entraînement dévastateurs.
« Des pères ont été tués, des mères ne travaillaient pas et les enfants ont dû abandonner l’école. Ainsi, vous avez perdu votre source de revenu et vos actifs. Quand on aborde ce genre de problèmes, il ne suffit pas que quelqu’un dise la vérité sur ce qu’il vous a fait. Cela ne suffira peut-être pas à une personne d’aller en prison pendant trois à cinq ans. Il est très important que les enfants qui ont dû abandonner l’école aient la possibilité d’y revenir », explique Saikou.
L’exclusion du mot « justice » était également calculée. Il ne fait aucun doute que le mot aurait tenu les auteurs à distance.
L’intégrité de la CVRR a été difficile à remettre en cause en termes de diversité dans sa composition. Sur les 11 commissaires, quatre sont des femmes. Ils représentent les secteurs juridique, religieux et de la société civile. Le président, Lamin Sise, était le conseiller principal de feu Kofi Annan, lorsque ce dernier était Secrétaire général des Nations Unies.
Les familles ont toutefois critiqué ce qu’elles considèrent comme un manque de justice. Elles ont été particulièrement contrariées par la libération des quatre Junglers qui ont avoué de nombreuses atrocités. La réponse du ministre Tambadou était que les poursuites devaient attendre les deux ans prévus, jusqu’à ce que la commission vérité ait achevé ses travaux. Comme il a dit dans une conférence de presse « Nous ne pouvons donc pas anticiper le travail de la CVRR en prenant des mesures contre quiconque à ce stade », ajoutant qu’il comprenait que ce serait une « pilule amère à avaler » pour les victimes et leurs familles.
Au cours des auditions, les plaies du pays sont continuellement rouvertes, dans l’espoir de guérir éventuellement. Pour beaucoup, cette guérison nécessite justice: Jammeh et sa cohorte soient tenus pour responsables des atrocités qu’ils ont commises. Fatoumatta Sandeng, porte-parole de la campagne « Jammeh2Justice », croit fermement au processus: « En traduisant Jammeh en justice, nous envoyons également un message aux tyrans du continent que le peuple est déterminé à combattre l’ impunité. »
Le Président Barrow dit qu’il prendra des mesures, sur la base des recommandations de la Commission, à la fin du processus de la CVRR. Bien entendu, cela dépend de sa carrière politique si elle dure plus longtemps que le mandat initial de la CVRR, qui est de deux ans. Il peut être prolongé par le président.
Toutefois, même si la coalition qu’il dirige peut s’effondrer, que sa popularité diminue peut-être et qu’il se trouve peut-être devant un avenir politique incertain, le président Barrow restera dans le paysage politique de son pays comme l’homme qui a ouvert la voie à la vérité, à la réconciliation, et aux réparations en Gambie, après le règne d’un tyran.