Octobre 2024 en Europe et en Asie centrale. Tour d'horizon spécial sur la liberté d'expression et l'espace civique axé sur la Roumanie, produit sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région, par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Les menaces qui pèsent sur l’espace civique roumain ; la CPI priée d’enquêter sur les « crimes contre l’humanité » en Biélorussie ; une résolution de l’APCE demande une enquête sur le traitement réservé par le Royaume-Uni à Julian Assange ; la mort en détention en Russie de la journaliste ukrainienne Viktoria Roshchyna.
Alors que la Roumanie doit organiser des élections parlementaires le 1er décembre, et les premier et deuxième tours d’une élection présidentielle les 24 novembre et 8 décembre respectivement, l’espace civique roumain est sous les projecteurs.
Un engagement civique efficace et éclairé en période électorale nécessite un espace civique sain, dans lequel la liberté d’expression et l’accès à des informations fiables sont protégés et promus. Pourtant, ces deux aspects de l’espace civique sont mis à mal en Roumanie, même si le pays est une démocratie fonctionnelle dotée de médias diversifiés et pluralistes.
Ce mois-ci, nous examinons certaines des principales menaces à la liberté d’expression et à l’accès à l’information en Roumanie, ainsi que certaines des actions menées par les membres de l’IFEX pour contrer ces menaces.
La désinformation
Parmi les pays de l’UE, la Roumanie est l’un des moins résilients face à la désinformation, se classant à l’avant dernière place dans une récente enquête sur l’éducation aux médias. Cela rend les Roumains particulièrement vulnérables aux théories du complot (diffusées en ligne ou promues par des politiciens populistes).
Les conséquences inquiétantes de cette vulnérabilité peuvent être constatées dans une étude de 2024, qui révèle que plus de 48 % des Roumains pensent que « beaucoup de choses très importantes » se produisent dans le monde, dont les gens ordinaires ne sont jamais informés ; Plus de 45 % des Roumains pensent que « des organisations secrètes influencent grandement les décisions politiques » et plus de 30 % des Roumains sont convaincus que les résultats des élections dans les pays démocratiques sont « contrôlés » et non décidés par les électeurs.
Divers médias indépendants et organisations de la société civile (OSC), dont des membres locaux de l’IFEX, s’efforcent de démystifier les fausses informations et de renforcer la résilience face à la désinformation en Roumanie. Le Centre pour le journalisme indépendant (CIJ) propose des formations d’’éducation aux médias aux enfants, aux enseignants, aux bibliothécaires et aux journalistes. ActiveWatch propose également des formations et des ressources pour lutter contre la désinformation, en vue de promouvoir l’engagement civique.
Les procédures-baîllons (SLAPP)
En Roumanie, les procédures-baîllons ou poursuites stratégiques contre la participation publique (SLAPPs) continuent de présenter un risque pour les journalistes, les défenseurs des droits humains et les OSC. Ces procédures judiciaires, qui visent à museler ou à intimider les journalistes et les militants qui publient des documents d’intérêt public, sont très susceptibles de prendre la forme de poursuites civiles en diffamation réclamant des dommages moraux ou matériels. De nombreux plaignants qui intentent des procédures-bâillons cherchent explicitement à faire taire les personnes concernées par ces poursuites en demandant aux tribunaux de leur interdire de faire de nouvelles déclarations publiques sur certaines affaires.
Selon Reporters sans frontières (RSF), le nombre de ces poursuites abusives est en augmentation. Les plaignants typiques sont des politiciens et des hommes d’affaires puissants. On observe depuis peu une tendance chez les promoteurs immobiliers à intenter des procédures-bâillons contre des organisations de la société civile et des journalistes. Par exemple, le média d’investigation Context.ro a été poursuivi en février 2024 par un homme d’affaires local qui réclamait 3,4 millions d’euros de dommages et intérêts pour préjudices moraux et matériels : il prétendait avoir perdu un contrat après que le média a publié une enquête démontrant qu’il avait reçu 2 millions d’euros de l’État pour la construction d’un terrain de golf qui n’existait pas.
La capture politique des médias
Une mission menée à Bucarest par des membres de la Plateforme de réponse rapide à la liberté des médias (MFRR) en juin 2024 a conclu que « la couverture médiatique des campagnes électorales en Roumanie est gravement compromise par la capture politique et par le fait que les médias ne parviennent pas à fournir une couverture politique juste et équilibrée, nécessaire pour que le public puisse faire des choix électoraux éclairés ».
Le principal outil de capture des médias est l’octroi de fonds publics aux partis politiques, qui sont ensuite utilisés pour payer les médias pour des contenus « de presse et de propagande ». Selon la MFRR, les sommes en question sont considérables – 24 millions d’euros en 2023, « et devraient augmenter considérablement en 2024 ».
Plusieurs groupes de défense de la liberté des médias et des journalistes indépendants ont souligné le manque de transparence sur les financements des organes de presse par les partis, les montants d’argent impliqués et le type de contenus achetés. Bien que les règles des campagnes électorales exigent des rapports détaillés sur les dépenses des partis politiques, les dépenses entre les campagnes ne sont pas rendues publiques.
Et si la loi interdit aux partis politiques d’acheter directement auprès des diffuseurs du contenu éditorial en dehors des périodes électorales, les partis politiques qui donnent de l’argent aux médias pour couvrir les événements contournent souvent ces dispositions en passant par des agences de publicité tierces. Durant ces périodes, les médias qui reçoivent de l’argent informent rarement le public que leur couverture favorable a été payée par un parti politique. Ces dernières années, il y a eu au moins un cas où un journaliste de renom a admis avoir reçu de l’argent pour écrire des contenus en faveur d’un parti politique, sans que ces contenus soient clairement identifiés sous la rubrique publicité/communication politique.
ActiveWatch examine en profondeur ce sujet dans son rapport intitulé Political Parties, Money and the Media – a Toxic Relationship [Partis politiques, argent et médias : une relation toxique].
Les obstacles bureaucratiques
Selon un rapport du CIJ, les journalistes roumains citent l’accès à l’information comme l’une de leurs préoccupations les plus pressantes en matière de liberté d’expression.
La loi 544/2001, qui garantit « l’accès libre et sans restriction de [toute] personne à toute information d’intérêt public », est en vigueur depuis près de 23 ans. Mais, selon le CIJ, « il semble qu’il n’ait jamais été aussi difficile d’obtenir des informations d’intérêt public, que ce soit à la demande des journalistes ou lors des conférences de presse des autorités ».
Les journalistes décrivent des batailles interminables pour obtenir des informations auprès des institutions publiques. Ceux qui demandent des informations en invoquant la loi 544/2001 se heurtent souvent à un mur de blocages et d’esquives bureaucratiques, dans lequel le Règlement général sur la protection des données (RGPD) est souvent invoqué de manière cynique. Le RGPD, comme l’a déclaré un journaliste au CIJ, a été « détourné de son objectif, devenant un outil anti-transparence ».
Face à de tels obstacles, les journalistes sont parfois obligés d’entamer des poursuites judiciaires pour accéder aux informations dont ils ont besoin. Cependant, la procédure judiciaire elle-même entraîne des retards supplémentaires et, au moment où le journaliste obtient les informations initialement demandées, l’affaire a depuis longtemps évolué ou l’intérêt du public s’est estompé.
Pour en savoir plus sur ce sujet, notamment sur les cas où les institutions refusent de se conformer à une décision de justice leur ordonnant de divulguer des informations, consultez la récente vidéo du MFRR intitulée « La lutte pour la transparence : les journalistes roumains dénoncent les manquements à la loi sur l’accès à l’information ».
Attaques contre les journalistes
Bien que peu de cas d’incidents graves en matière de sécurité aient été documentés ces dernières années, les journalistes roumains qui couvrent la politique ou enquêtent sur des projets commerciaux de grande envergure risquent toujours d’être pris pour cible.
Il s’agit le plus souvent de diffamation, de cyberintimidations et de menaces verbales ou numériques, et les cibles sont le plus souvent des femmes journalistes. Lors de leur récente mission en Roumanie, les partenaires de la MFRR ont constaté que dans tous les cas, sauf un, où un journaliste avait été persécuté ou harcelé, il s’agissait d’une femme. Les autorités ont également manqué de manière flagrante à l’obligation de protéger ces journalistes de manière adéquate.
L’exemple récent le plus médiatisé de ce type d’attaque contre des femmes journalistes est le cas d’Emilia Șercan. Après avoir révélé le plagiat de l’ancien Premier ministre Nicolae Ciucă et d’autres dirigeants politiques et militaires de premier plan, elle a été soumise à une campagne de dénigrement virulente, qui a notamment consisté à publier en ligne sans son autorisation ses photos privées. À la suite d’une enquête policière profondément baclée, à l’issue de laquelle personne n’a été tenu responsable, l’affaire a été classée.
Les membres de IFEX et d’autres organisations ont suggéré qu’il y avait eu une « tentative délibérée de faire capoter l’enquête et de protéger les auteurs du délit ». Il existait également des soupçons raisonnables selon lesquels des policiers étaient impliqués dans la campagne de dénigrement contre Emilia Șercan et que des partis politiques avaient payé pour dénigrer en ligne la journaliste.
En septembre 2024, cependant, un tribunal a décidé de rouvrir l’enquête sur le harcèlement de Șercan. Dans leur décision, les juges ont explicitement lié les attaques contre elle à son travail de journaliste d’intérêt public et ont fait part de leurs inquiétudes quant à une possible complicité de la police dans la fuite de ses photos privées.
Șercan continue de dénoncer le plagiat de hauts fonctionnaires.
En bref
Le 30 septembre, le procureur général de la Cour pénale internationale (CPI) a annoncé qu’il ouvrirait une enquête préliminaire contre la Biélorussie après que la Lituanie lui a demandé d’enquêter sur les crimes contre l’humanité présumés commis par le régime de Loukachenko. Dans sa saisine du procureur, la Lituanie déclare que ces crimes comprennent « la déportation, la persécution et d’autres actes inhumains », qui ont été « perpétrés contre la population civile de Biélorussie ».
Pendant ce temps, la persécution des médias indépendants se poursuit : en octobre, les autorités biélorusses ont saisi les biens de journalistes exilés, ajouté des journalistes condamnés à la liste des « extrémistes » et accusé un autre journaliste de « haute trahison ».
Il a été rendu public ce mois-ci que la journaliste ukrainienne Viktoria Roshchyna est morte en détention en Russie en septembre. Elle avait été arrêtée en août 2023 sur un territoire occupé alors qu’elle couvrait l’invasion de l’Ukraine par la Russie ; elle a ensuite été transportée en Russie. Bien que les circonstances de sa mort ne soient pas claires, Roshchyna aurait dû être libérée lors d’un échange de prisonniers. Les membres de IFEX ont demandé que les autorités russes enquêtent et clarifient en détail les circonstances du décès de Roshchyna. Les professionnels des médias ukrainiens ont exhorté l’ONU. ICRC, OCDE et PACE à suivre en urgence ce décès ainsi que la situation de tous les journalistes ukrainiens détenus par la Russie.
En octobre, le fondateur de Wikileaks, Julian Assange, s’est exprimé en public pour la première fois depuis sa sortie de prison en juin. S’adressant à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), il a évoqué son expérience de l’emprisonnement et la menace que représentent ces poursuites pour la liberté de la presse. Son discours, qui comprenait une séance de questions-réponses, peut être visionné ici. Après l’événement, les membres de l’APCE ont adopté une résolution reconnaissant Assange comme un « prisonnier politique », soulignant que le traitement qu’il a subi de la part des États-Unis et du Royaume-Uni avait porté atteinte à la protection des journalistes et des lanceurs d’alerte dans le monde entier. La résolution appelle les autorités britanniques à mener une « enquête indépendante sur le traitement de Julian Assange… afin de déterminer s’il a été exposé à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, conformément à leurs obligations internationales ».
En Russie, un nouveau projet de loi inquiétant interdisant la « propagande » sur les modes de vie soi-disant sans enfants a passé la première étape du vote à la Douma. Proposée par le parti au pouvoir Russie Unie, l’interdiction s’étendrait aux médias de masse, à la publicité, à l’édition, au cinéma et à Internet. Les violations entraîneraient de lourdes amendes. HRW décrit le projet de loi comme un « désastre » pour les femmes et la liberté d’expression, « imposant une autocensure généralisée aux individus et aux institutions, à l’instar de l’interdiction de la « propagande gay » précédemment ».
En Turquie, la commission de la justice du Parlement a approuvé le projet de loi dit des « agents d’influence », qui prévoit de lourdes sanctions pour les personnes soupçonnées d’« espionnage » ou d’agir en tant qu’« agents étrangers ». L’Institut international de la presse a appelé au retrait du projet de loi en raison de la « menace significative » qu’il représente pour les médias et la société civile. Le projet de loi devrait être soumis à l’Assemblée générale du Parlement pour approbation avant la fin du mois d’octobre.