Janvier 2022 en Europe et en Asie centrale. Un tour d'horizon de l’état de la liberté d'expression réalisé par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX , sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Erdoğan et ses alliés ciblent des femmes connues dans les arts et les médias ; les autorités kazakhes accusées d’usage excessif de la force et de torture lors des troubles ; le ministère américain de la Justice accuse quatre responsables biélorusses de détournement d’avion ; l’APCE condamne les « attaques massives et virulentes » contre les droits des LGBTQI+ ; Julian Assange de Wikileaks remporte la possibilité de faire appel de la décision d’extradition.
« Vous ne pouvez pas écraser ma langue »
La « guerre contre l’art et la culture » du président Recep Tayyip Erdoğan (détaillée par Arzu Geybullayeva dans un article récent pour le site Global Voices) s’est poursuivie en janvier. Ces dernières années, plusieurs personnalités du milieu des arts et du divertissement en Turquie ont été menacées, harcelées ou persécutées pour leur travail, et ce mois-ci, un autre grand nom a été ajouté à la liste : la chanteuse et compositrice Sezen Aksu.
Après que des groupes islamistes aient accusé la chanteuse d’ « attaquer les valeurs traditionnelles » dans les paroles de sa chanson It is a great thing to live, ils s’en sont pris à une phrase en particulier, « Dites bonjour à ces ignorants d’Eve et Adam ». Aksu s’est retrouvée la cible de Erdoğan, de ses partisans et des médias alignés sur le gouvernement. Un groupe pro-Erdoğan a déposé une plainte au pénal contre elle pour « dégradation des valeurs religieuses ». Le régulateur turc des médias a mis en garde les chaînes musicales contre la diffusion de sa chanson et Erdoğan lui-même a déclaré publiquement que ceux qui « diffament » Adam devraient se faire « arracher » la langue. Aksu a riposté en sortant une nouvelle chanson, The Hunter (Le chasseur), dans laquelle on peut entendre ces paroles bien à propos : « Vous ne pouvez pas écraser ma langue ».
Sezen Aksu est l’une des quatre personnalités à qui plus d’un millier d’intellectuels turcs ont promis leur soutien fin janvier, dans une déclaration publique critiquant l’attaque du gouvernement contre l’État de droit et les principes démocratiques.
Le mois de janvier a également vu un certain nombre d’autres affaires très médiatisées qui alertent tout particulièrement les membres de l’IFEX. La journaliste Sedef Kabaş a été arrêtée et accusée d’« insultes au président » après avoir cité un proverbe à la télévision (« Un taureau ne devient pas roi juste par le fait d’entrer dans le palais. Par contre, le palais devient une étable »). La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé que la Turquie avait violé les droits du journaliste de Die Welt Deniz Yücel, arrêté en 2017 et détenu pendant 367 jours. Un tribunal d’Istanbul a de nouveau refusé de se conformer à une décision de la CEDH de libérer Osman Kavala, le dirigeant de la société civile détenu. Par ailleurs, le journaliste caméraman Rojhat Doğru a été condamné par contumace à la prison à vie pour des accusations liées au terrorisme en raison de sa couverture des manifestations à Kobané, en zone kurde syrienne, en 2014.
Un certain nombre de rapports rétrospectifs sur le bilan de la Turquie en matière de droits humains en 2021 ont été publiés en janvier. Tous soulignent la situation périlleuse de la liberté d’expression et d’autres droits. Le rapport annuel de la Cour européenne des droits de l’homme a révélé que la Turquie continuait d’être le principal prédateur de la libre expression en 2021, avec des décisions condamnant ce pays dans 31 affaires de liberté d’expression. La Turquie s’est également classée troisième sur une liste de cinq pays responsables de 95 % de toutes les demandes de suppression de contenu adressées à Twitter au cours du premier semestre 2021 (la Turquie a fait 5 454 demandes de ce type). La synthèse publiée par Expression Interrupted concernant le dernier trimestre 2021 a montré que 203 journalistes ont comparu devant les tribunaux dans 98 affaires au cours de cette période. Le Rapport de suivi de la violence contre les femmes de Bianet a révélé qu’il y avait eu 324 féminicides en 2021, année où la Turquie s’est retirée de la Convention d’Istanbul sur la violence à l’égard des femmes (40 de plus qu’en 2020, où il y avait eu 284 féminicides).
Usage excessif de la force
Au Kazakhstan, début janvier, environ 12 000 arrestations et 225 morts (dont 19 policiers) ont été enregistrées, alors que les autorités réprimaient à la fois les manifestations pacifiques et les émeutes qui balayaient alors le pays.
Ce qui a commencé le 2 janvier dans la ville de Zhanaozen comme une protestation contre la hausse du prix du gaz s’est rapidement étendu à d’autres villes alors que des milliers de citoyens ont commencé à faire campagne pour des réformes économiques et politiques. Le 4 janvier, l’état d’urgence a été déclaré et le gouvernement a démissionné.
La police, qui a utilisé des grenades assourdissantes, des gaz lacrymogènes et des balles réelles, a pris sans distinction pour cibles des manifestants, des journalistes et des émeutiers. Le président Kassym-Jomart Tokaïev, qui, à plusieurs reprises, a imputé les troubles aux « médias indépendants », aux « étrangers » et à des combattants armés du Moyen-Orient, a donné aux forces de sécurité kazakhes l’ordre de « tirer pour tuer ». Des coupures d’Internet ont été organisées pour perturber les manifestations et empêcher la couverture par la presse.
Plusieurs journalistes ont été arrêtés, dont beaucoup ont été blessés à la fois par des émeutiers et par la police. Un professionnel des médias a été abattu et les bureaux de cinq stations de télévision locales ont été incendiés. Adil Soz, membre régional de l’IFEX, le Comité de protection des Journalistes (CPJ), Reporters sans frontières (RSF) et l’International Press Institute ont documenté bon nombre de ces agressions contre les médias. RSF a demandé à l’ ONU et à l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) d’examiner le ciblage de la presse par les autorités kazakhes.
Les arrestations et le harcèlement des journalistes se sont poursuivis dans la foulée. Des militants de l’opposition ont également affirmé avoir été torturés en garde à vue pendant les troubles.
Fin janvier, Human Rights Watch a publié un rapport basé sur son analyse de 80 vidéos authentifiées enregistrées du 4 au 6 janvier dans la ville d’Almaty. Les vidéos montrent que les autorités kazakhes ont fait un usage excessif de la force à au moins quatre reprises. « Le pire des quatre incidents analysés dans les vidéos a conduit à 10 meurtres apparents et 19 blessés », a déclaré l’organisation, ajoutant que « le bilan réel est probablement plus élevé, à la fois dans ce cas et dans d’autres ».
[Traduction : Il y a trois semaines, les forces de sécurité du #Kazakhstan ont commis de graves exactions à Almaty en réponse à des manifestations pacifiques et à des troubles. Le gouvernement kazakh voudrait désormais que tout le monde tourne la page. Voici un rapport de @hrw expliquant pourquoi vous ne devriez pas. ]
Libérez Andrei Aliaksandrau et Irina Zlobina
En janvier, le département américain de la Justice a accusé quatre responsables du gouvernement biélorusse de « complot en vue de commettre un détournement d’avion » pour leur rôle dans l’atterrissage forcé en 2021 en Biélorussie, d’un avion transportant le rédacteur en chef du média NEXTA, Raman Pratasevich. Ces accusations font suite à la publication d’un rapport de l’ONU démentant les dires du gouvernement biélorusse. Selon celui-ci, l’avion avait été forcé d’atterrir en raison d’une alerte à la bombe. L’ONU a jugé l’explication « délibérément mensongère ». Pratasevich, qui risque 15 ans de prison pour des manifestations qui ont suivi l’élection présidentielle de 2020, a été relaxé de l’assignation à résidence ce mois-ci.
Les autorités biélorusses continuent de persécuter les organisations de la société civile et les journalistes, dont Aliaksandr Ivulin (emprisonné en janvier pour deux ans pour avoir couvert des manifestations) et Sevyaryn Kvyatkouski (arrêté et détenu ce mois-ci à son retour en Biélorussie après six mois passés à l’étranger).
Janvier a également marqué le premier anniversaire de la détention d’ Andrei Aliaksandrau, journaliste et défenseur des droits, et de sa compagne Irina Zlobina. Index on Censorship et ARTICLE 19 ont lancé une campagne appelant à leur libération.
[ Traduction : Le 12 janvier marque le sinistre premier anniversaire de la détention des prisonniers politiques et des DDH #AndreiAliaksandrau et #IrinaZlobina en #Biélorussie. Nous rejoignons @ARTICLE19org et @IndexCensorship pour témoigner de notre solidarité avec Andrei et Irina et exiger leur libération. #FreeAndreiAndIrina ]
La cheffe de l’opposition en exil, Sviatlana Tsikhanouskaya, a appelé ce mois-ci à ce que la Journée de solidarité avec la Biélorussie (9 février) soit consacrée aux « médias libres, aux journalistes, aux blogueurs et à tous ceux qui disent la vérité sur la situation dans le pays ».
En bref
Au Royaume-Uni, la Haute Cour a décidé que Julian Assange pouvait saisir la Cour suprême pour faire appel d’une décision de justice antérieure autorisant son extradition vers les États-Unis. S’il est extradé et reconnu coupable, Assange risque 175 ans de prison pour avoir publié des informations d’intérêt public. Il reste derrière les barreaux de la prison de haute sécurité de Belmarsh.
Dix-neuf organisations de défense de la liberté de la presse ont promis leur soutien à la journaliste d’investigation britannique Carole Cadwalladr alors qu’elle a fait face à un procès en diffamation au Royaume-Uni au mois de janvier. Carole Cadwalladr est la cible d’un SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation ou encore poursuites stratégiques contre la mobilisation publique) suite à ses commentaires et un tweet lors d’une conférence TED. Elle a allégué que l’homme d’affaires britannique Arron Banks avait menti sur sa relation avec le gouvernement russe. La décision écrite du tribunal est attendue dans les semaines ou mois à venir.
Ce mois-ci, Case Coalition a lancé une pétition appelant l’UE à adopter une législation contraignante qui protège toutes les victimes des SLAPP. Fin janvier, la pétition comptait plus de 185 000 signatures.
Vers la fin du mois de janvier, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté une résolution condamnant « les attaques massives et souvent virulentes » contre les droits des personnes LGBTQI+ dans les États membres. Citant en particulier la Hongrie, la Pologne, la Fédération de Russie, la Turquie et le Royaume-Uni, l’Assemblée a noté que la principale menace provenait de « personnalités politiques, y compris des représentants du gouvernement, ainsi que des chefs religieux ». L’Assemblée a également appelé les États membres à ne pas promulguer de législation anti-LGBTQI+ et à mettre en œuvre les décisions de la CEDH lorsque des violations des droits des personnes LGBTQI+ sont constatées.
Depuis janvier 2021, date à laquelle l’interdiction par le Tribunal constitutionnel de presque tous les avortements en Pologne est entrée en vigueur, plus de 1000 femmes polonaises se sont tournées vers la CEDH afin de garantir leurs droits reproductifs. En cela, elles ont été aidées par des organisations internationales de défense des droits, dont Human Rights Watch, membre de l’IFEX. L’interdiction a déjà entraîné des décès de femmes : en septembre 2021, une jeune femme est décédée d’un choc septique parce que les médecins ne mettaient pas fin à sa grossesse non viable. En janvier 2022, une autre femme est décédée après que les médecins ont refusé de pratiquer un avortement thérapeutique et laissé un fœtus mort dans son ventre pendant une semaine.
L’IFEX s’est joint ce mois-ci à dix organisations de défense de la libre expression pour s’inquiéter du manque de transparence de la consultation avec la société civile à la suite de l’enquête publique dans l’affaire Daphne Caruana Galizia à Malte. Le groupe a rappelé au Premier ministre Abela que la mise en œuvre des recommandations de l’enquête doit respecter les normes internationales et lui demande de s’engager dans une consultation sérieuse et ouverte à l’avenir, « en particulier en publiant un projet de loi relatif à la liberté des médias ».