Cinq activistes du mouvement pro-réformes du 20-Février et une sixième ont été condamné à des peines de prison pour avoir agressé et insulté des agents de police, bien qu’ils clament qu’ils ont été torturés pour signer de faux aveux, qui constituent la seule reuve contre eux.
(Human Rights Watch/IFEX) – Rabat, le 17 septembre 2012 – Un tribunal marocain a condamné à des peines de prison, le 12 septembre 2012, cinq activistes du mouvement pro-réformes du 20-Février et une sixième à une peine avec sursis, pour avoir agressé et insulté des agents de police, au terme d’un procès qui pourrait se révéler inéquitable.
Le tribunal de Casablanca les a condamnés à des peines de prison allant jusqu’à dix mois, bien qu’ils clament, depuis la fin de leur garde à vue, qu’ils ont été torturés pour signer de faux aveux, qui constituent la seule preuve contre eux. Le tribunal a refusé de convoquer à la barre les agents prétendant avoir été agressés, et n’a entendu aucun témoin identifiant les inculpés comme étant les auteurs de quelconques infractions. Les inculpés ont prévu de faire appel.
« Le tribunal a envoyé des manifestants en prison sur la base d’aveux qui pourraient avoir été obtenus sous la torture, tout en refusant de convoquer les plaignants pour s’exprimer devant le tribunal », a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Le Maroc ne pourra garantir des procès équitables que lorsque les tribunaux enquêteront sérieusement sur les allégations d’aveux forcés et refuseront de prendre en compte, comme preuve, tout aveu obtenu de façon irrégulière par la police. »
La police a arrêté les six militants alors qu’elle dispersait une manifestation de plusieurs centaines de personnes, le 22 juillet, dans le quartier populaire de Sidi Bernoussi à Casablanca. Le Mouvement du 20-Février a tenu des rassemblements dans des villes de tout le pays depuis que ce groupe peu structuré s’est constitué, à cette date en 2011, pour protester contre la corruption, le chômage, la cherté de la vie, la répression politique et la concentration de pouvoirs par la monarchie. Les autorités ont souvent autorisé les marches, mais à d’autres occasions, les ont violemment dispersées et ont poursuivi des participants en justice sur la base d’accusations souvent douteuses.
Lors de la marche du 22 juillet, les manifestants scandaient des slogans audacieux contre la monarchie, mais demeuraient pacifiques, ont déclaré des participants à Human Rights Watch. À un moment donné, tard dans la soirée, les policiers ont surgi pour disperser les manifestants. Ils ont arrêté les six accusés, les ont mis dans un fourgon de police et les ont emmenés au poste de police local.
Laïla Nassimi, une militante du mouvement du 20-Février qui dit avoir toujours mal au dos suite à son passage à tabac dans un fourgon de police, a décrit à Human Rights Watch son arrestation et les mauvais traitements qu’elle a subis :
La manifestation était déjà finie, il y avait encore des gens mais ils commençaient à partir. J’étais attablée à un café quand j’ai vu la police s’approcher, donc je me suis levée pour voir ce qu’il se passait. Les policiers m’ont attrapée et enfermée au fond de leur fourgon. Dans le fourgon, des policiers ont tout de suite commencé à me frapper. À chaque fois qu’on ajoutait quelqu’un dans le fourgon, ils recommençaient à frapper tous ceux qui étaient dedans. Ils nous ont emmenés au poste d’Anassi de la police judiciaire de Sidi Bernoussi. Dans le poste, ils ne m’ont pas battue, mais j’ai vu ce qu’ils faisaient aux autres dans les couloirs, avant qu’ils ne nous emmènent dans des bureaux différents: ils les giflaient, leur baissaient le pantalon, les obligeaient à crier « Vive le roi ! » [un des slogans du 20-Février est « Vive le peuple »]. S’ils refusaient, ils les frappaient encore.
Le 25 juillet, après trois jours de garde à vue, les six accusés ont comparu pour la première fois devant le procureur, qui était le procureur adjoint Moustapha Fadioui. Celui-ci les a informés qu’ils étaient inculpés pour avoir organisé un rassemblement « non autorisé », agressé et insulté des policiers en exercice de leurs fonctions, et insulté la police en tant qu’institution.
Comme le mentionne le procès-verbal de l’audience devant le procureur, les six personnes ont toutes nié les accusations et déclaré que la police les avait torturées, les frappant dans le fourgon et, pour la plupart, à nouveau au poste de police. Un des accusés, Tarek Rouchdi, 29 ans, a déclaré qu’au poste, les agents l’avaient déshabillé et lui avaient inséré des doigts dans l’anus, d’après le procès-verbal. Un autre, Youssef Oubella, 23 ans, a déclaré que les policiers lui avaient arraché les cils, l’avaient déshabillé et lui avaient inséré des doigts dans l’anus. Samir Bradli, 34 ans, a déclaré qu’ils l’avaient battu et lui avaient arraché les cils.
Lors de l’audience du 25 juillet, des blessures étaient visibles et les vêtements de certains accusés étaient déchirés et tachés de sang, ont déclaré à Human Rights Watch deux de leurs avocats qui y ont assisté, Mohamed Messaoudi et Omar Benjelloun. Le procureur note dans le procès-verbal, consulté par Human Rights Watch, qu’il a observé des bleus et des traces rouges sur le bras droit de Oubella, ainsi qu’un œil au beurre noir; une plaie sur la tête de Bradli, « de deux centimètres de long peut-être »; des bleus et des traces rouges sur le bras droit de Abderrahmane Assal, 43 ans; de petites blessures sur le nez et le cou de Nouressalam Kartachi, 21 ans; et aucune blessure sur Rouchdi. Il n’a pas mentionné Nassimi, 51 ans, à ce sujet.
Le procureur a ordonné à un médecin d’examiner les inculpés. Le médecin a rendu visite aux six personnes le même jour et a rédigé un certificat d’une page couvrant l’ensemble des cas, que Human Rights Watch a pu lire. Il y écrit que l’examen « n’a rien révélé de particulier (…), pas de (…) traumatisme, [mais] une coupure superficielle sur le cuir chevelu de Samir Bradli ». Les autres inculpés ont déclaré plus tard au tribunal que le médecin ne les avait pas examinés physiquement, a rapporté Benjelloun.
L’affaire a été déférée devant la cour de première instance du tribunal de Aïn Sebaâ (Casablanca). Le tribunal a placé Nassimi en liberté provisoire, mais ordonné que les cinq hommes, tous de Casablanca, restent en détention en attendant leur procès.
Pendant le procès, étalé sur plusieurs séances et conclu par une audience-marathon qui a duré jusqu’à 3 heures du matin le 11 septembre, les seules preuves liant les inculpés aux accusations les plus sérieuses – agresser les policiers – étaient leurs propres aveux ainsi que la plainte déposée par écrit par un agent de police qui déclarait que Nassimi l’avait mordu, ont déclaré à Human Rights Watch Messaoudi et Benjelloun, les avocats de la défense. Aucun policier et aucun témoin à charge n’ont témoigné au procès, et l’accusation n’a produit aucune vidéo ou autre preuve matérielle.
Les cinq inculpés de sexe masculin ont nié avec constance le contenu de leurs « aveux » à la police. Quatre d’entre eux ont déclaré qu’ils les avaient signées sous la torture; Kartachi a refusé de signer la sienne, expliquant au procès qu’il avait refusé de signer parce que la police ne l’avait jamais interrogé sur les événements de la soirée en question. Nassimi a déclaré à Human Rights Watch qu’elle avait signé ses déclarations sans les lire parce qu’elle n’avait pas ses lunettes, et que ce n’était que plus tard qu’elle avait appris qu’elle y confessait avoir mordu et frappé un agent de police, déclarations qu’elle nie avoir faites et qu’elle a réfuté devant le tribunal.
Le dossier de l’affaire comprenait des déclarations écrites d’agents de police, selon lesquelles ils avaient été blessés alors qu’ils dispersaient les manifestants, avec des certificats médicaux pour appuyer leurs affirmations. Pourtant, dans ces rapports, les agents n’identifiaient pas les individus qui selon eux les avaient agressés, sauf pour celui qui accusait Nassimi de l’avoir mordu, ont déclaré Messaoudi et Benjelloun.
La défense a demandé au juge d’assigner les policiers plaignants à comparaître devant le tribunal pour répondre à des questions, mais le juge a refusé. Le dossier contenait aussi des déclarations écrites de propriétaires de commerces locaux se plaignant principalement que les manifestations du 22 juillet aient nui à leurs affaires, mais sans identifier de responsables. Ces plaignants ne sont jamais apparus au tribunal, malgré les requêtes de la défense qui voulait qu’ils témoignent.
Trois témoins de la défense ont attesté qu’ils avaient vu la police utiliser la violence contre les manifestants, et non pas le contraire. Parmi eux se trouvait un journaliste qui a témoigné que les policiers l’avaient placé dans leur fourgon et frappé, avant de le relâcher sans poursuites.
Kartachi et Oubella ont tous deux été condamnés à huit mois de prison, Bradli, Assal et Rouchdi à dix mois, et Nassimi à six mois avec sursis. Le tribunal a infligé à chacun des six accusés une amende de 500 dirhams (55 US$) et attribué 5 000 dirhams de dédommagement (550 US$) à chaque agent de police ayant déclaré des blessures, à payer par les inculpés. Les cinq hommes condamnés sont détenus à la prison d’Oukacha.
Pendant le procès, les inculpés ont décrit la violence, les menaces et les insultes que selon eux la police a utilisées pour les forcer à signer les fausses déclarations, et le juge les a interrogés sur leurs affirmations. Le tribunal n’a pas encore publié son jugement motivé par écrit, qui pourrait révéler les raisons pour lesquelles il a rejeté les assertions de torture faites par les inculpés. Un juge a l’interdiction d’admettre comme preuve toute déclaration obtenue par la violence ou la contrainte, selon l’article 293 du code de procédure pénale marocain.
Pour ce qui est de l’accusation de participation à un rassemblement illégal, la défense a invoqué le droit à la liberté d’assemblée. En ce qui concerne la loi marocaine, la plupart des manifestations publiques nécessitent d’avertir les autorités au préalable. En général le mouvement du 20-Février ne remplit pas cette condition, et il ne l’avait pas fait pour l’événement du 22 juillet, même s’il annonce publiquement ses actions prévues.
Alors que l’agression d’un agent de police en tant qu’individu est une accusation pénale légitime, la pénalisation des insultes envers la police en tant qu’institution publique viole le droit à la liberté d’expression, a déclaré Human Rights Watch.
Le Mouvement du 20-Février affirme que beaucoup de ses membres dans tout le pays sont actuellement en prison après avoir été condamnés pour des plaintes similaires à celles déposées contre les accusés de Sidi Bernoussi. En outre, un artiste rappeur actif dans le Mouvement du 20-Février, Mouad Belghouat (connu sous le nom d’Al Haqed), purge une peine d’un an de prison pour une chanson et une vidéo associée jugées « insultantes » envers la police en tant qu’institution.
« Quand les tribunaux marocains commenceront à traiter de façon adéquate les allégations d’usage de la torture pour obtenir des preuves, et s’assureront que les accusés ont l’occasion d’interroger les plaignants et tous les témoins appropriés au tribunal, ils ne garantiront pas seulement des procès plus justes, mais ils enverront également un message aux policiers : ils doivent cesser d’user de méthodes irrégulières pour extorquer des aveux », a conclu Eric Goldstein.