Mars 2023 en Europe et en Asie centrale. Tour d'horizon de la liberté d'expression réalisé par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX, sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
La police a battu des manifestants et des journalistes en France ; le projet de loi sur les « agents étrangers » abandonné en Géorgie ; les restrictions légales sur les reportages de guerre durcies en Russie ; l’Association biélorusse des journalistes désignée comme « organisation extrémiste » ; un de la censure censurée en Turquie ; la diffamation criminalisée à nouveau et un projet de loi sur les « agents étrangers » en République serbe [en Bosnie-Herzégovine].
« On a les bras cassés et les visages tuméfiés »
En France, en mars, des millions de personnes sont descendues dans la rue pour protester contre la réforme impopulaire de la loi sur les retraites du président Macron, qui relève l’âge de la retraite de 62 à 64 ans, et qui a été imposée sans vote du Parlement en utilisant des articles constitutionnels spéciaux.
Si la plupart de ces manifestations étaient pacifiques, il y a également eu des incidents de vandalisme et de brutalités policières rappelant les manifestations des gilets jaunes de 2018. Plusieurs centaines de personnes ont été arrêtées. Selon les chiffres officiels, la seule journée du 24 mars a connu 457 interpellations et 441 policiers blessés.
[ Traduction : Les autorités françaises doivent assurer la sécurité des manifestants et s’abstenir de recourir à une force inutile ou excessive. #ProtegezLeManifestant ]
Toujours le 24 mars, le journal Le Monde a rapporté avoir reçu un enregistrement audio de policiers menaçant un groupe de jeunes qu’ils avaient arrêtés, se vantant d’avoir « cassé les bras et les visages » de manifestants.
Bien que le niveau de violence de la police anti-émeute n’ait pas été aussi extrême que celui qui a secoué la France en 2018, il était suffisamment choquant pour que plusieurs experts des droits humains expriment leurs inquiétudes quant aux actions de ceux qui sont chargés de faire respecter la loi et d’assurer l’ordre public.
Human Rights Watch (HRW) a rappelé aux autorités françaises l’obligation de respecter le droit de manifester et a appelé à des enquêtes sur les informations faisant état d’exactions policières. Reporters sans frontières (RSF), qui a documenté plusieurs incidents où la police a attaqué des journalistes, a appelé les autorités à mettre fin aux violences contre la presse. Selon RSF, des policiers ont frappé des journalistes avec des matraques, les ont jetés à terre et ont tiré des grenades lacrymogènes directement sur eux.
La commissaire aux droits humains du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović, a déclaré que la police avait fait usage d’une « force excessive » en réponse aux manifestations. Elle a également déclaré que « des actes de violence sporadiques » commis par certains manifestants « ne peuvent justifier un recours excessif à la force par des agents de l’État », et que de tels « actes sporadiques » n’étaient pas « suffisants pour priver des manifestants pacifiques de leur droit à la liberté de rassemblement ».
Le projet de loi sur les « agents étrangers » abandonné
Le mois de mars a également connu de vives protestations en Géorgie contre un projet de loi sur les « agents étrangers » qui obligetait les organisations recevant plus de 20 % de leurs revenus d’une « puissance étrangère » à s’inscrire sur un « Registre des agents d’influence étrangère ». Le projet de loi, critiqué comme une tentative de supprimer la société civile et les médias indépendants, a été largement condamné par l’UE, les OSC régionales et internationales et les médias. Cela a conduit à des bagarres entre les législateurs au parlement et des milliers de citoyens qui sont descendus dans les rues de la capitale, Tbilissi, pour faire connaître leur opposition au projet de loi.
Après deux nuits de manifestations et de gaz lacrymogène de la part de la police, le gouvernement a annoncé qu’il abandonnerait le projet de loi.
[ Traduction : La police anti-émeute géorgienne a utilisé des gaz lacrymogènes et s’est rapprochée de milliers de personnes qui protestaient contre la loi sur les agents étrangers devant le Parlement géorgien. ]
Le mauvais exemple de la Russie
Les législateurs de la République serbe (RS), l’une des deux entités semi-autonomes de Bosnie-Herzégovine, semblent suivre le mauvais exemple législatif de la Russie (établi il y a dix ans) sur la diffamation, les soi-disant « agents étrangers » et les LGBTQI+.
Le 23 mars, l’Assemblée nationale a voté pour criminaliser à nouveau la diffamation. Les personnes condamnées s’exposent désormais à des amendes pouvant aller jusqu’à 25 000 euros, selon la nature et le lieu où l’infraction est commise. Le projet de loi a été vivement critiqué par les membres de l’IFEX comme une licence accordée à « la poursuite injustifiée de journalistes, de membres de la société civile ou d’organisations faisant des reportages sur la corruption et d’autres questions d’intérêt public ». Une période de consultation publique de 60 jours est prévue avant l’adoption définitive de la loi.
Le 23 mars également, le gouvernement a validé un projet de loi (similaire à la législation russe sur les « agents étrangers ») qui obligerait les organisations à but non lucratif financées par l’étranger à s’enregistrer et à rendre compte de leurs activités. Le projet de loi va maintenant être débattu à l’Assemblée nationale.
À Banja Luka (la plus grande ville de République serbe), plusieurs dizaines d’individus non identifiés ont attaqué un groupe de journalistes et de militants LGBTQI+ alors qu’ils quittaient une réunion LGBTQI+ le 18 mars. Les assaillants ont utilisé des bâtons et des bouteilles lors de l’assaut, laissant les journalistes dans le besoin de soins médicaux ; la police qui était à proximité n’est pas intervenue. Une association locale de journalistes a déclaré que le président de la RS, Milorad Dodik, était responsable de l’attaque en raison de l’environnement hostile favorisé par sa rhétorique contre la presse et les LGBTQI+.
Après l’attaque, Dodik a déclaré que la RS adopterait bientôt une législation restreignant les droits des personnes LGBTQI+ :
« Dans les prochains mois, la RS adoptera une loi interdisant aux membres des organisations LGBT d’entrer dans les établissements d’enseignement. Donc, ils ne pourront pas travailler, ils ne pourront pas approcher les jardins d’enfants, les écoles et les collèges, et ils ne pourront pas faire de propagande ».
À la fin du mois, l’European Broadcasting Union, la Fédération européenne des journalistes (FEJ), et la South East Europe Media Organisation (SEEMO) ont appelé les autorités de Bosnie-Herzégovine à prendre des mesures immédiates pour faire face à la détérioration de la situation des médias dans le pays.
Des restrictions légales renforcées sur les reportages de guerre
En mars, la Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine a publié son rapport au Conseil des droits de l’Homme, affirmant que les troupes russes avaient commis une grande variété de violations des droits pendant leur occupation de l’Ukraine, dont beaucoup sont des crimes de guerre. Il s’agissait notamment « d’homicides volontaires, d’attaques contre des civils, de détentions illégales, de tortures, de viols, de transferts forcés et de déportations d’enfants ».
Par ailleurs, la Cour pénale internationale (CPI) a émis des mandats d’arrêt à l’encontre du président Poutine et de sa commissaire aux droits de l’enfant Maria Alekseyevna Lvova-Belova pour leur implication présumée dans le transfert forcé et la déportation d’enfants. HRW fournit des questions-réponses utiles à ce sujet ainsi que sur la réponse de la justice à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Ce mois-ci, la Russie a renforcé les restrictions légale sur les reportages de guerre. Outre l’interdiction de diffusion de « fausses » informations sur l’armée russe ou de la « discréditer », la loi concerne maintenant les organisations et les individus qui soutiennent l’invasion russe, comme le groupe de mercenaires Wagner. La législation a été adoptée par la Douma d’État le 15 mars et, une fois promulguée, elle augmentera les peines pour les personnes condamnées, faisant passer la peine maximale de trois à cinq ans de prison. Le 6 mars, en vertu de la version originelle de cette loi, le journaliste Andrey Novashov a été condamné à huit mois de travaux forcés et à un an d’interdiction d’exercer des activités journalistiques.
Vers la fin du mois, les services de sécurité russes ont arrêté le journaliste du Wall Street Journal et citoyen américain Evan Gershkovich pour des accusations fallacieuses d’espionnage. Il est en détention préventive jusqu’au 29 mai et risque une très longue peine de prison s’il est reconnu coupable. Le Comité de protection des journalistes, la FEJ, HRW et International Press Institute ont appelé à sa libération immédiate.
En Biélorussie, la BAJ désignée comme « organisation extrémiste »
Le mois de mars a été un autre mois de peines de prison draconiennes et de pressions persistantes sur la société civile en Biélorussie. L’Association biélorusse des journalistes (BAJ), membre régional de l’IFEX, a été qualifiée d’« organisation extrémiste » par les autorités, une décision condamnée par les membres de l’IFEX et la représentante de l’OSCE pour la liberté des médias, Teresa Ribeiro. BAJ rejoint plus de 100 autres OSC et médias sur la liste biélorusse des groupes « extrémistes ».
À la suite de la condamnation sévère en février de voix indépendantes, la dirigeante de l’opposition en exil Sviatlana Tsikhanouskaya a été condamnée par contumace à 15 ans de prison, pour trahison et « complot en vue de prendre le pouvoir ».
Plus tard dans le mois, la rédactrice en chef de TUT.BY, Maryna Zolatava, et la PDG du média, Ludmila Chekina, ont toutes deux été condamnées à 12 ans de prison. Valeryia Kastsiuhova, fondatrice et rédactrice en chef du site Web Nashe Mneniye, a été condamnée à 10 ans de prison.
Le mois de mars a également vu le rapport du Haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme (note claire: changed link to the human rights report as link was pointing to a technical archive page) au Conseil des droits de l’homme sur la situation au Bélarus depuis mai 2020. Le rapport a conclu qu’entre le 1er mai 2020 et le 31 décembre 2022, il y avait des « motifs raisonnables de croire » que plusieurs violations des droits humains ont été commises, y compris « la privation arbitraire du droit à la vie et à la liberté, la torture et les mauvais traitements, y compris les violences sexuelles, le déni du droit à une procédure régulière et à un procès équitable, le déni arbitraire du droit d’entrer dans son propre pays, les violations des droits à la liberté d’expression, de réunion et d’association pacifiques et à une égale protection de la loi ». Certaines de ces violations, a déclaré le Commissaire, « peuvent également constituer des crimes contre l’humanité ». Le rapport appelle à la libération de tous les prisonniers politiques et à la fin de la répression systématique des voix critiques.
Le 23 mars, 38 États participants de l’OSCE ont invoqué le Mécanisme de Moscou concernant les « violations présumées des droits humains » du régime de Loukachenko. Cela donne la possibilité aux États participants d’envoyer des missions d’experts pour enquêter sur les problèmes liés aux droits humains et à la démocratie dans un autre État. Ce mécanisme a été invoqué pour la dernière fois en relation avec la Biélorussie en septembre 2020.
L’organe de surveillance de la censure censuré
En Turquie, la réponse autoritaire du gouvernement aux tremblements de terre dévastateurs de février continue d’avoir un impact sur les journalistes, les utilisateurs des médias sociaux et les citoyens ordinaires.
En mars, le journaliste Fırat Bulut a été arrêté à Ankara après son retour d’un mois de reportage sur le séisme dans la province de Malatya ; il a été accusé d’avoir diffusé de fausses informations sur les tremblements de terre en vertu de la nouvelle loi turque sur la « désinformation ».
Quelques jours plus tôt, dans une affaire distincte, les juges avaient ordonné le retrait de deux articles de deux médias (le quotidien BirGün et l’agence de presse ANKA) qui mettaient en cause la gestion par le gouvernement des conséquences des tremblements de terre.
Les autorités ont continué de cibler des individus pour leurs publications sur les réseaux sociaux liées au tremblement de terre. À la mi-mars, la police avait engagé une action en justice contre 730 utilisateurs de médias sociaux et en avait arrêté 43.
De nombreux journalistes et défenseurs de la liberté de la presse craignent une répression contre les médias alors que la Turquie se dirige vers des élections générales en mai. Mars a vu de nombreux événements qui ont alimenté cette peur, notamment : la fermeture annoncée du bureau de Deutsche Welle en Turquie après que le gouvernement turc a refusé de prolonger sa licence d’exploitation et le blocage de l’accès à la plateforme EngelliWeb, qui, ironiquement, surveille la censure d’Internet en Turquie.