Les violences policières subies par des manifestants pacifiques, le 27 juillet 2013 à Tunis, soulignent la nécessité pour le gouvernement tunisien de donner à la police des instructions claires visant à garantir et protéger le droit de manifester pacifiquement sur la voie publique.
Les violences policières subies par des manifestants pacifiques, le 27 juillet 2013 à Tunis, soulignent la nécessité pour le gouvernement tunisien de donner à la police des instructions claires visant à garantir et protéger le droit de manifester pacifiquement sur la voie publique, ainsi que de nouvelles directives sur les circonstances et la manière dont les gaz lacrymogènes peuvent être utilisés.
De nombreux témoins interrogés par Human Rights Watch ont fait état d’un usage excessif de gaz lacrymogène par la police, ce qui serait illégal, pour disperser un sit-in pacifique devant le siège de l’Assemblée nationale constituante (ANC). Les manifestants entendaient protester contre l’assassinat de Mohamed Brahmi, un député appartenant à l’opposition. Plusieurs témoins ont affirmé que les policiers avaient insulté et matraqué des manifestants et des journalistes afin de les disperser.
« Les brutalités policières accroissent les tensions après l’assassinat de Mohamed Brahmi et ne peuvent qu’alimenter davantage le mécontentement et la violence », a déclaré Nadim Houry,directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « L’assassinat d’une éminente personnalité politique dans la rue et en plein jour est une raison de plus pour rassurer les Tunisiens sur l’intention du gouvernement entend protéger leurs droits.»
Le ministre de l’Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, devrait ordonner clairement à toutes les forces de police de respecter la liberté de rassemblement et de n’utiliser la force que dans les cas de stricte nécessité, a affirmé Human Rights Watch. Les autorités devraient immédiatement soumettre à une enquête et poursuivre en justice les officiers et les agents de police qui font un usage illégal de la force contre des manifestants.
L’assassinat, le 25 juillet, de Mohamed Brahmi, membre de l’Assemblée nationale constituante et jusqu’à récemment secrétaire général du Courant populaire, parti nationaliste de gauche, a provoqué des manifestations de protestation dans tout le pays, ainsi qu’une grave crise politique. Le 26 juillet, 42 membres de cette assemblée appartenant à l’opposition ont annoncé qu’ils suspendaient leur participation et ont exigé sa dissolution, le remplacement de l’actuel gouvernement par un nouveau cabinet composé de technocrates, ainsi que la création d’une commission d’experts chargée d’achever l’élaboration d’une constitution.
Ces 42 membres ont annoncé en même temps qu’ils entameraient un sit-in devant le siège de l’assemblée, et ont appelé leurs partisans à descendre dans les rues dans tout le pays pour faire pression sur le gouvernement.
Le 27 juillet, après les obsèques de Mohamed Brahmi, des centaines de manifestants ont commencé à se rassembler sur la place située devant le siège de l’assemblée. Des manifestants pro-gouvernementaux se sont placés de l’autre côté de la place, la police prenant position entre les deux groupes.
Dix témoins interrogés par Human Rights Watch ont affirmé que le rassemblement était pacifique. Selon les récits concordants des témoins, une demi-heure après le début des rassemblements, et sans avertissement, la police a fait usage de gaz lacrymogène contre ces deux groupes pacifiques pour les disperser.
Le gaz lacrymogène, en tant qu’instrument de contrôle des émeutes, ne doit être utilisé que lorsque cela est nécessaire, pour répondre de manière proportionnée à des violences. Les directives internationales telles que les Principes de l’ONU sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu stipulent que la police est censée faire preuve de retenue dans ses méthodes de contrôle des foules, afin d’assurer une réponse proportionnelle à toute menace de violence, et éviter d’aggraver la situation.
Aymen Rezgui, chargé des questions de liberté de la presse au sein du Syndicat des journalistes tunisiens, a déclaré à Human Rights Watch:
J’ai été parmi les premiers à arriver devant le siège de l’ANC, vers midi. Il n’y avait encore qu’une dizaine de personnes. Des manifestants pro-gouvernementaux ont également commencé à se rassembler, de l’autre côté de la place. Ils scandaient: « Le peuple est musulman et il n’abandonnera pas l’Islam » et d’autres slogans pro-gouvernementaux. Ils étaient une trentaine. Des forces de police se sont approchées des deux groupes et se sont interposées. Au bout de quelques minutes et sans avertissement, les policiers ont commencé à tirer des cartouches de gaz lacrymogène en l’air.
Aymen Rezgui a indiqué qu’entre 13h00 et 16h00, la police avait utilisé des gaz lacrymogènes à trois reprises. Il a affirmé que dans l’un de ces trois cas, la police avait délibérément rassemblé le groupe anti-gouvernemental au milieu de la place, puis avait tiré des gaz lacrymogènes dans sa direction:
La foule était éparpillée sur et autour de la place. Les agents de police ont alors demandé aux manifestants de se rassembler au milieu de la place. Une fois ce rassemblement presque terminé, certains membres de la police anti-émeute ont commencé à tirer des gaz lacrymogènes en plein milieu de la foule. Je me tenais à proximité d’Olfa Ben Chaabane, une journaliste de la BBC en langue arabe. Une cartouche de gaz lacrymogène a explosé juste devant elle. Elle a perdu connaissance et nous l’avons évacuée vers les rues adjacentes. Mais là aussi, un agent de police nous a poursuivis et a tiré des gaz lacrymogènes sur ceux qui couraient.
Chokri Yaich, un membre de l’Assemblée appartenant au parti L’appel de la Tunisie [Nidaa Tounes], a déclaré à Human Rights Watch:
Vers 16h00, j’étais assis, en compagnie de 14 autres membres de l’ANC, sur les marches de la place en face du siège de l’Assemblée. Il y avait environ une centaine d’autres manifestants. Soudain, les forces de sécurité ont commencé à tirer plusieurs cartouches de gaz lacrymogène sans aucune raison. Il n’y avait aucune violence autour de nous, personne ne lançait de pierres ou n’utilisait d’autres moyens menaçants. Nous étions simplement assis tranquillement et nous discutions avec les personnes autour de nous, lorsqu’ils ont commencé à recourir au gaz lacrymogène.
Le porte-parole du ministère de l’Intérieur a déclaré à la station de radio Shems FM que la police avait dû recourir au gaz lacrymogène pour empêcher un affrontement imminent entre manifestants pro-gouvernement et anti-gouvernement. Si cela peut constituer une explication plausible pour la première salve de gaz lacrymogènes, les témoins interrogés par Human Rights Watch ont fait des récits concordants des deux incidents ultérieurs, affirmant que les manifestants pro-gouvernement n’étaient alors pas dans les environs immédiats.
Cinq témoins ont également fait état de brutalités policières contre des manifestants antigouvernementaux et des journalistes qui filmaient la scène. Un manifestant qui s’est enfui de la place principale lorsque la police a commencé à tirer des cartouches de gaz lacrymogène et à poursuivre les protestataires, a affirmé à Human Rights Watch avoir vu quatre agents de police rattraper un manifestant qui s’enfuyait à proximité d’une station d’essence et le frapper à coups de bâton et lui donner des coups de pied dans le dos et dans le ventre.
Bassem Bouguerra, président de l’association Réforme, qui se charge de former les policiers au respect des droits humains dans le cadre des opérations de police, a également été témoin d’une scène similaire. Il a affirmé qu’il s’était mis à courir avec la foule lorsque la police avait tiré des gaz lacrymogènes. Arrivé à la station d’essence, il a vu quatre agents en uniforme noir de la police anti-émeute qui brutalisaient un manifestant. Il a affirmé avoir filmé la scène, mais les policiers l’ont vu et lui ont confisqué son appareil.
Bouguerra a affirmé que les policiers l’avaient emmené voir leur commandant, qui a refusé de lui rendre son appareil de photo. Un agent de police, sous les yeux du commandant, a giflé Bouguerra à deux reprises. Bouguerra l’a alors repoussé et s’est enfui. Selon lui, quatre policiers l’ont rattrapé, encerclé et brutalisé. Ils lui ont donné des coups de poing dans les jambes et dans le dos et quand il est tombé à terre, ils lui ont donné des coups de pied.
Mongi Rahoui, membre de l’Assemblée appartenant au Mouvement des patriotes démocrates, un parti de gauche, a déclaré que des agents de police l’avaient frappé alors qu’il essayait d’intervenir pour empêcher le passage à tabac d’un manifestant. Il a affirmé que vers 15h30, alors qu’il donnait une interview à des journalistes, il a vu quatre policiers brutaliser un homme à l’intérieur d’un fourgon de police, le rouant de coups de poing et de pied:
Je suis allé leur parler. Il y avait trois policiers devant la porte du fourgon, deux en uniforme et un en civil. Je leur ai demandé de dire à leurs collègues d’arrêter de brutaliser cet homme. L’un d’eux m’a répondu: « Cela ne vous regarde pas » et m’a poussé avec les mains. Soudain, le policier en civil m’a donné un violent coup de poing au visage. Les deux autres m’ont aussi frappé à coups de poing dans le ventre et dans le dos. Je me suis enfui et mes collègues m’ont emmené à l’hôpital pour un examen médical.
Une manifestante a déclaré à Human Rights Watch qu’un policier l’avait traitée de « pute » alors qu’elle tentait de se joindre à la manifestation et qu’un autre lui avait dit de rentrer chez elle pour « préparer le dîner de rupture du jeûne de ramadan ».
Aymen Rezgui, du Syndicat des journalistes tunisiens, a décrit comment la police avait commis des brutalités contre les journalistes lors de la manifestation. Il a affirmé que lors de la première attaque contre les manifestants, quand la foule s’est dispersée dans toutes les directions, certains journalistes étaient restés pour filmer la scène. La plupart d’entre eux portaient des vestes sur lesquelles était écrit le mot « Presse ». Il a indiqué que la police avait alors commencé à chasser et à poursuivre les journalistes pour les empêcher de filmer. Il a affirmé avoir entendu des agents de police insulter des journalistes de sexe féminin, les traitant de prostituées et les avertissant que si elles ne partaient pas, elles seraient violées.
Les agents chargés de l’application des lois ne doivent faire usage de la force que dans la mesure où elle est nécessaire à l’accomplissement de leur tâche, selon l’article 3 du Code de conduite des Nations Unies pour les responsables de l’application des lois.
Aux termes de l’article 101 du code pénal tunisien, tout fonctionnaire qui, alors qu’il est en service, « aura, sans motif légitime, usé ou fait user de violences envers les personnes», est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison. L’article 101bis prévoit une peine pouvant aller jusqu’à huit ans pour des actes qui équivaudraient à de la torture.
Human Rights Watch a enquêté sur de précédents incidents lors desquels une force apparemment excessive avait été utilisée par les forces de police tunisiennes à l’égard de manifestants. Aucun agent de police n’a été déclaré coupable de telles violences. Le 19 mai, les forces de police ont tué une personne et en ont gravement blessé quatre autres en tirant sur elles à balles réelles ou à la grenaille, lors d’affrontements dans les quartiers de Tadhamoun et Intilaka à Tunis. Ces heurts avaient éclaté après que le gouvernement eut interdit un rassemblement d’Ansar al-Sharia, un groupe salafiste que les autorités accusaient de fomenter des actes de violence contre l’État et de préparer des attentats terroristes.
En novembre 2012, lors d’une manifestation contre le gouvernement à Siliana, la police anti-émeute a fait usage de gaz lacrymogène et de tirs de chevrotine contre des manifestants qui lançaient des pierres. Au moins 20 personnes ont été blessées, dont plusieurs ont perdu la vue d’un œil ou des deux à cause de la chevrotine.
Le gouvernement a également manqué à son devoir d’enquêter de manière appropriée sur des incidents survenus le 9 avril 2012, lorsque la police a violemment dispersé une manifestation pacifique après que le ministre de l’Intérieur eut interdit les manifestations sur la principale avenue de Tunis. L’Assemblée nationale constituante a formé une commission chargée d’enquêter sur ces incidents. Cette commission n’a fait aucun progrès et 10 de ses membres ont démissionné en avril 2013, en signe de protestation.
« L’utilisation injustifiée de la force et la répression arbitraire des manifestants ne peuvent qu’approfondir la crise politique et affaiblir davantage la transition démocratique en Tunisie », a conclu Nadim Houry. « Il est urgent que le gouvernement modifie les méthodes de la police et lui donne clairement l’instruction de faire preuve de retenue.»