Août 2022 en Europe et en Asie centrale. Un tour d'horizon de la liberté d'expression réalisé, sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région, par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Le mois d’août a marqué deux ans de répression sans précédent en Biélorussie et six mois depuis que la Russie a commencé sa guerre contre l’Ukraine. En Turquie, des nationalistes ont attaqué des journalistes critiques et le gouvernement a annoncé la création d’un « Centre de lutte contre la désinformation ».
Un « environnement délibérément hostile »
En Biélorussie, le mois d’août a marqué le deuxième anniversaire de l’élection présidentielle contestée qui a ramené Alexandre Loukachenka au pouvoir. Ce résultat a déclenché une vague massive de protestations populaires à travers le pays et, en guise de réaction, une répression sans précédent de l’espace civique par les autorités.
Les membres de l’IFEX ont marqué cet évènement avec des déclarations résumant la situation actuelle désastreuse des médias indépendants et des défenseurs des droits humains en Biélorussie, et aussi avec des appels à l’action de la communauté internationale.
L’Association biélorusse des journalistes (BAJ) – liquidée par décision de justice il y a un an dans le cadre de la « purge » de la société civile par Loukachenka – a rappelé les centaines de journalistes détenus au cours des deux dernières années, la fermeture des organes de presse et l’utilisation croissante de l’étiquette « extrémiste » pour saper l’existence des médias. BAJ a exhorté ses collègues à l’étranger à « appeler [leurs] gouvernements à user de leur influence politique sur les autorités biélorusses pour restaurer la liberté d’expression en Biélorussie ».
La Fédération européenne des journalistes (FEJ) a appelé à de nouveaux efforts internationaux pour faire pression sur le gouvernement Loukachenka afin qu’il « libère les journalistes, les syndicalistes et tous ceux qui sont en prison simplement pour avoir exercé pacifiquement leur droit à la liberté d’expression ». Il y a également eu des appels à une plus grande pression internationale sur le gouvernement et des déclarations de solidarité avec la société civile de la part d’ARTICLE 19, de International Press Institute et de PEN International,
Reporters sans frontières a appelé la communauté internationale à « apporter un soutien concret » aux médias biélorusses indépendants et a publié des interviews de journalistes ayant fui la Biélorussie pour s’exiler. PEN America a exhorté les États-Unis à faire davantage pour lutter contre les violations des droits de Loukachenka et a appelé à « un effort consolidé pour contrer les tactiques biélorusses qui impliquent la censure d’Internet, la détention prolongée dans des conditions horribles et la torture généralisée ».
De nombreuses déclarations ont souligné le soutien du gouvernement Loukachenka à l’attaque de la Russie contre l’Ukraine (comme l’autorisation de lancer une partie de l’invasion depuis l’intérieur du territoire biélorusse) et l’effet néfaste que cela a eu sur la situation du peuple biélorusse. « L’invasion initiale de l’Ukraine a gravement sapé une grande partie du soutien mondial à la Biélorussie », a déclaré PEN America. « Plus que jamais, il est crucial de distinguer ceux qui résident en Biélorussie des actions cruelles du régime de Loukachenko soutenu par Poutine ».
Les protestations des Biélorusses contre la guerre de la Russie en Ukraine ont abouti à l’arrestation et l’emprisonnement de plusieurs défenseurs des droits et militants. L’organisation biélorusse de défense des droits humains Viasna (qui répertorie actuellement plus de 1300 prisonniers politiques en Biélorussie) a enregistré de nombreuses affaires pénales fondées sur « des déclarations anti-guerre et anti-russes sur les réseaux sociaux, la diffusion d’informations sur les mouvements des troupes russes sur le territoire de Biélorussie, et des tentatives pour empêcher la circulation de convois de matériel militaire sur les voies ferrées ».
Le cas de l’étudiante Danuta Peradnia est représentatif. Elle a été condamnée à 6 ans et demi de prison le mois dernier (et inscrite sur une liste de « terroristes ») pour avoir prétendument republié dans un chat sur les réseaux sociaux un texte sur la guerre critiquant Poutine et Loukachenko.
[ Traduction : Danuta Perednia, une étudiante de 20 ans originaire de #Biélorussie est une énième victime de Loukachenko. Elle a été condamnée à 6 ans et demi de prison pour avoir partagé un texte anti-guerre qu’elle avait rédigé après l’invasion de l’#Ukraine par la #Russie. Danuta figure désormais sur la liste des personnes « impliquées dans des activités terroristes ». ]
Le mois d’août a également vu des développements dans les procès de nombreux journalistes persécutés, notamment Iryna Slaunikava, membre du conseil d’administration de la BAJ, qui a été condamnée à cinq ans de prison pour avoir dirigé une organisation « extrémiste » ; la journaliste Tatsiana Matsveyeva, qui a été condamnée à huit jours de détention pour une publication sur Facebook et la célèbre rédactrice en chef Aksana Kolb, qui a annoncé ce mois-ci qu’elle avait fui la Biélorussie à la suite d’une peine de « prison ouverte » [prison avec sursis] de 30 mois qui lui avait été infligée en juin 2022.
Le dernier rapport du Rapporteur spécial des Nations unis sur la situation des droits humains en Biélorussie met l’accent sur la situation des citoyens biélorusses tels que Aksana Kolb qui ont fui leur pays et qui ne peuvent pas rentrer chez eux en raison de « l’environnement délibérément hostile » qui rend dangereux leur retour.
Le rapport (dans lequel le travail de la BAJ figure en bonne place) appelle le gouvernement biélorusse à mettre fin aux politiques et pratiques qui contraignent les citoyens à l’exil et formule plusieurs recommandations, notamment mettre fin à « la politique d’éradication de la société civile » ; ouvrir l’espace d’information et mettre fin à la persécution des médias ; libérer immédiatement et sans condition toutes les personnes emprisonnées pour avoir exercé leurs droits civils et politiques ; traduire en justice les représentants de l’État impliqués dans des violations des droits humains et mettre fin à la persécution des ressortissants biélorusses en exil.
« Le gilet pare-balles qu’on m’a donné m’a sauvé la vie »
En août, les membres de l’IFEX ont également commémoré les six mois de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Institute of Mass Information (IMI) a fourni un autre rapport complet sur les attaques de la Russie contre les médias en Ukraine depuis le début du conflit. Selon son rapport, ce chiffre s’élève désormais à 435. Le nombre de journalistes tués est passé à 37 (dont 6 femmes) ; parmi eux, huit ont été tués au cours de leurs reportages (six hommes, deux femmes). IMI a également enregistré 65 menaces de mort dirigées contre des journalistes à la suite de l’invasion et la fermeture de 215 médias.
Reporters Without Borders (RSF) a publié un aperçu du soutien pratique que l’organisation a fourni (en collaboration avec IMI) aux journalistes couvrant le conflit. Début août, RSF avait apporté son aide sous forme d’équipements de protection, de kits de premiers secours, de matériel de reportage et de services de soutien psychologique à plus de 600 journalistes. La Fédération européenne des journalistes (FEJ), qui fournit également une aide essentielle aux journalistes opérant en Ukraine, a partagé les commentaires de plusieurs professionnels des médias qui ont pu continuer à travailler grâce à l’aide de la FEJ, dont Gleb Golovchenko, de TAK TV, qui a déclaré : « Le gilet pare-balles qu’on m’a donné m’a sauvé la vie ».
Human Rights Watch a marqué les six mois de guerre en fournissant un excellent aperçu de la façon dont le gouvernement russe a tenté d’étouffer la libre discussion sur le conflit. Intitulé « What can get you in trouble for anti-war speech in Russia? » [Qu’est-ce qui peut vous causer des ennuis pour un discours anti-guerre en Russie ? »], l’explication est illustrée par plusieurs cas personnel de ceux qui ont enfreint la législation récente criminalisant la diffusion de la désinformation sur les forces armées russes. A titre d’exemple, l’artiste et musicienne Aleksandra Skochilenko, qui a participé à une campagne de résistance féministe anti-guerre consistant à remplacer les étiquettes de prix des magasins par des messages anti-guerre. Elle a été placée en détention provisoire en avril pour son acte de protestation et était toujours détenue en août.
D’autres personnes ont été ciblées pour leurs manifestations anti-guerre ce mois-ci : la journaliste Marina Ovsiannikova, qui a été officiellement accusée de « diffusion de fausses informations » sur l’armée et qui risque jusqu’à dix ans de prison si elle est reconnue coupable ; l’ancien maire d’Ekaterinbourg Evgeny Roizman, accusé de « discréditer les forces armées » en raison de ses critiques de l’invasion; et le Syndicat des journalistes et travailleurs des médias, qui s’est vu infliger une lourde amende ce mois-ci pour avoir « discrédité les forces armées russes », et qui risque la dissolution lors d’une audience prévue le 14 septembre.
[ Traduction : La police a arrêté le populaire ancien maire d’Ekaterinbourg, Evgeny Roizman, accusé de « discrédit des forces armées ». Roizman était la dernière personnalité de l’opposition russe à ne pas être détenue ou en exil ]
Les autorités russes ont également continué de cibler les journalistes étrangers en août, ajoutant 12 autres journalistes et rédacteurs en chef britanniques de haut niveau à une liste de professionnels des médias interdits d’entrée en Russie.
Nationalisme, désinformation et homophobie
La persécution des journalistes en Turquie se poursuit. À moins d’un an des élections législatives, les politiciens ultra-nationalistes et leurs partisans ciblent leurs détracteurs dans la presse avec des menaces, des calomnies, des injures et des agressions physiques.
L’une de ces attaques récentes a impliqué la journaliste sur YouTube Ebru Uzun Oruç et son caméraman (et partenaire) Barış Oruç. Suite à la diffusion d’un reportage vidéo sur Devlet Bahçeli, le leader du Parti du mouvement nationaliste. Les journalistes ont été agressés dans une rue d’Istanbul par des hommes armés de fusils. Heureusement, tous deux s’en sont sortis indemnes. Deux des agresseurs ont été brièvement détenus par la police puis relâchés.
L’annonce par le gouvernement de la création d’un « Centre de lutte contre la désinformation » a tiré la sonnette d’alarme ce mois-ci. Bien que le fonctionnement du centre ne soit pas encore clair, son objectif sera de « contrer les campagnes de désinformation systématiques dirigées contre la Turquie ». Il représentera probablement une autre menace pour la liberté d’expression en Turquie, en complément du récent projet de loi sur la « disinformation » qui menace de trois ans de prison ceux qui diffusent de « fausses nouvelles » en ligne.
La pression sur les personnes LGBTQI+ en Turquie est particulièrement ressentie lors des événements de la Fierté. A cette occasion, les droits des personnes LGBTQI+ à la liberté d’expression et à la liberté de réunion sont fréquemment bafoués par les autorités. Ce mois-ci, Yasemin Smallens de Human Rights Watch a publié un aperçu intéressant de la façon dont le mois turc de la Fierté (juin) a mis en évidence à la fois l’homophobie gouvernementale et la résistance LGBTQI+. Smallens liste au moins 10 événements LGBTQI+ qui ont été interdits pendant la Fierté et plus de 530 arrestations. Beaucoup de personnes arrêtées, dit-il, ont été gardées « menottées, dans des véhicules garés au soleil, sans nourriture ni eau pendant de longues périodes. La majorité des détenus a été retenue toute la nuit ». Smallens situe la position anti-LGBTQI+ du gouvernement dans le contexte plus large de son offensive contre les droits de façon générale, y compris son hostilité envers les politiciens et militants kurdes, les défenseurs des droits humains, les groupes de défense des droits des femmes et les journalistes.