Alors que l'Egypte se rend aux urnes du 26 au 28 mars pour un scrutin présidentiel sans suspens, RSF dresse un état des lieux inquiétant de la liberté de la presse dans un pays réduit au silence par son président sortant.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 23 mars 2018.
Alors que l’Egypte se rend aux urnes du 26 au 28 mars pour un scrutin présidentiel sans suspens, Reporters sans frontières (RSF) dresse un état des lieux inquiétant de la liberté de la presse dans un pays réduit au silence par son président sortant.
Dans l’Egypte du maréchal al-Sissi, faire un reportage sur le vieux tramway d’Alexandrie et son charme désuet est devenu une activité à haut risque. Fin février, cela a valu 15 jours de prison et une inculpation pour terrorisme à deux journalistes arrêtés dans la rue, en plein tournage. Les autorités leur ont notamment reproché d’avoir en leur possession du « matériel photographique » susceptible de propager des « fakes news ». L’incident est symptomatique de la médiaphobie qui s’est propagée à travers le pays depuis le retour au pouvoir des militaires, en 2013. La parenthèse de bouillonnement médiatique des années 2011 à 2012 qui avait suivi le renversement du président Hosni Moubarak s’est bel et bien refermée. Quatre ans après une première victoire électorale acquise avec 96,9% des voix, le président Abdel Fattah al-Sissi s’apprête à être réélu à la tête d’un pays muselé, où les médias sont devenus les nouveaux ennemis de la nation.
Le 1er mars, le président Sissi a lui-même directement averti les journalistes : publier des informations jugées diffamatoires contre l’armée ou la police est désormais un acte « de haute trahison ». Ordre a été donné par le procureur général de « surveiller » les médias et les réseaux sociaux pour « appréhender ceux qui, au service des forces du mal, diffusent volontairement des informations mensongères de nature à porter atteinte à la sécurité et à l’intérêt de l’Etat ». Aujourd’hui, les médias qui ne font pas explicitement allégeance au régime sont accusés de « conspiration ». Même les citoyens sont invités à dénoncer par téléphone, texto ou message WhatsApp, toute information qui pourrait nuire à l’image de l’Egypte. Depuis l’arrivée de Sissi au pouvoir, et plus encore aux périodes de forte tension, comme en 2013 ou aujourd’hui, les journalistes d’opposition ou indépendants, figures médiatiques ou simples freelances rencontrés dans la rue peuvent donc être arbitrairement poursuivis en justice, désignés à la vindicte populaire par les autorités ou même dénoncés par des passants devenus suspicieux de tous les médias.
« La méfiance et l’hostilité envers les médias ont atteint des sommets en Egypte, et les conséquences sont dramatiques, dénonce Reporters sans frontières. De plus en plus de journalistes sont emprisonnés, accusés de terrorisme simplement pour avoir tenté de recueillir des informations indépendantes. Les médias locaux sont étouffés et la presse étrangère décrédibilisée par les autorités. Nous réitérons notre demande aux autorités de libérer les journalistes arbitrairement détenus et de cesser les intimidations envers la presse indépendante ».
L’Egypte est devenue l’une des plus grandes prisons de journalistes
En 2012, seul un blogueur se trouvait derrière les barreaux, pour cause de blasphème. Cinq ans plus tard, au moins 30 journalistes égyptiens sont emprisonnés pour avoir exercé leur métier. Les motifs d’arrestations sont nombreux. Travailler sur des sujets sensibles comme l’armée, la police, le terrorisme valent à certains journalistes, comme Ismaïl Alexandrani, expert du Sinaï et des groupes extrémistes, d’être privé de liberté depuis plus de deux ans sans jamais avoir été jugé. Le journaliste Moataz Wednan a, lui, été arrêté le mois dernier pour une interview d’un proche d’un candidat à l’élection présidentielle. D’autres sont poursuivis pour des interviews au sujet des prix, de l’inflation galopante ou des difficultés financières des familles égyptiennes.
« Mise en péril de la sécurité nationale », « appartenance à un groupe terroriste », « informations mensongères », voire tentative de meurtre sont autant d’autres chefs d’accusations qui permettent en général aux autorités d’arrêter des journalistes soupçonnés de collaborer avec des médias considérés comme proches des Frères musulmans. Des dizaines de journalistes ont été interpellés ces six derniers mois dans ce qui ressemble à une traque aux journalistes indépendants travaillant pour des médias d’opposition.
Le simple fait de travailler pour la chaîne Al Jazeera a valu au journaliste Mahmoud Hussein Gomaa d’être arrêté fin 2016, alors qu’il était simplement venu passer quelques jours de vacances en famille au Caire. Depuis, il croupit en prison. Pour avoir également collaboré avec la chaîne bannie par les autorités pour son origine qatarie et sa proximité avec les Frères musulmans, deux jeunes journalistes-citoyens, Omar Ibrahim Mohamed Ali et Soheib Saad, ont été condamnés à la prison à vie par une cour martiale en mai 2016, après avoir été détenus au secret un mois et torturés, avant d’apparaître dans une vidéo du ministère de la Défense qui affirme révéler des « aveux de terroristes ».
Si les chefs d’accusation utilisés pour poursuivre les journalistes sont parfois ubuesques, les peines dont ils font l’objet peuvent aussi être totalement disproportionnées : le parquet vient de requérir la peine de mort contre le photojournaliste Mahmoud Abou Zeid, plus connu sous le nom de Shawkan. Arrêté le 14 août 2013 lors de la violente dispersion du sit-in de Rabaa, le photographe est jugé dans un procès de masse, sans que le motif de sa présence sur les lieux – qui était de prendre des photos pour l’agence Demotix – ait jamais été pris en compte.
L’intimidation démultipliée par les médias gouvernementaux et les réseaux sociaux
La multiplication des poursuites judiciaires dissuade d’autant plus d’enquêter sur certains sujets que personne ne semble à l’abri des foudres des autorités: même le riche homme d’affaires propriétaire du quotidien Al Masry Al Youm (AMAY) a été accusé de possession illégale d’armes en 2015, au moment où son journal critiquait les méthodes de la police. Les médias étrangers se savent aussi dans le collimateur d’un régime qui n’hésite plus à demander purement et simplement le boycott d’une chaîne comme de la BBC.
Les médias proches du pouvoir et les internautes contribuent à relayer et amplifier la peur et la haine des médias distillées par le régime: Khaled el Balshy, rédacteur en chef du journal en ligne Bedayah et infatigable défenseur des journalistes a récemment été victime d’une campagne de diffamation dans les médias. Wael Hussein, journaliste de la BBC, a, lui, été la cible d’une campagne d’insultes sur son compte Facebook et de signalements abusifs sur Twitter qui ont conduit à faire fermer son compte. Le journaliste-citoyen Wael Abbas a également été la cible de trolls qui ont réussi, en novembre dernier, à faire fermer son compte Twitter, ce qui a entraîné l’effacement et la disparition de dix ans de documentation sur les exactions policières dans le pays.
Une censure omniprésente et multiforme
En l’espace de cinq ans, la censure en Egypte est devenue omniprésente et multiforme. Elle s’est d’abord déployée sous ses formes habituelles : interdiction de mise sous presse ou de distribution, appel téléphonique des services de renseignement au rédacteur en chef pour faire retirer un article, innombrables interdiction de diffusion d’informations ou encore fermeture de médias considérés comme proches des Frères musulmans, comme Al Jazeera en 2013.
Puis au printemps dernier, la censure a pris une nouvelle dimension : sans la moindre décision de justice ni explication officielle, l’accès à des dizaines, puis à des centaines de sites d’information a été bloqué. Aujourd’hui environ 500 sites sont inaccessibles, dont celui de Reporters sans frontières, Human Rights Watch, d’ONGs locales respectées comme l’ANHRI ou de journaux de gauche égyptiens peu suspects de sympathies islamistes comme Bedayah et MadaMasr.
Un paysage médiatique devenu uniforme et aux ordres
Le musèlement de toute information qui pourrait être considérée comme potentiellement critique permet à la parole officielle des autorités d’être encore plus largement diffusée. Alors que les journalistes des médias privés pratiquent l’autocensure pour survivre, pour ne pas être contraints à l’exil ou être expulsé hors du pays comme la journaliste libano-britannique Liliane Daoud, ce sont les médias gouvernementaux et privés, achetés ou créés par des groupes proches des services de renseignement, qui occupent désormais tout l’espace médiatique.
C’est ainsi que pendant toute la campagne électorale, les médias autorisés n’ont parlé que du devoir patriotique d’aller voter pour renouveler le mandat du maréchal-président, même si l’issue du vote est connue d’avance dans ce pays qui depuis cinq ans affiche avec constance les pires scores du Classement RSF sur la liberté de la presse (161e place sur 180 pays), et qui en est aujourd’hui réduit à constater : silence, on vote!