Au cours des dernières années, des groupes de défense de la libre expression dans les Caraïbes ont exhorté les pays individuellement à abroger les lois pénales sur la diffamation. Quel impact ces lois ont-elles sur les médias et autres?
La diffamation criminelle. Le terme est beaucoup utilisé dans les milieux juridiques et la libre expression, mais qu’est-ce que cela signifie vraiment? Pour certains, c’est un outil nécessaire pour maintenir l’ordre public et pour protéger les individus contre des campagnes de dénigrement ou accusations sans fondement. Pour beaucoup d’autres, elle est un instrument que des individus puissants utilisent pour faire taire les critiques contre eux. Wesley Gibbings, journaliste et secrétaire général de l’Association des Travailleurs des Medias du Caraïbes (ATMC), a souligné qu’avec l’augmentation des activités en ligne, « la menace de diffamation criminelle ne devrait pas être la préoccupation des seuls journalistes, mais aussi de tous les citoyens qui ont un point de vue – qu’ils publient sur leur page Facebook ou Twitter ou tout autre plate-forme de médias sociaux ». A propos de la diffamation criminelle dans les Caraïbes, Scott Griffen, Directeur des programmes de la liberté de la presse à l’organisation International Press Institute (IPI), a dit à IFEX que « la majorité des lois sur le sujet date de l’époque coloniale, et ne sert pas du tout les besoins d’une société démocratique. Dans certaines parties de la Caraïbe anglophone, des versions du droit anglais datant du milieu du XIXe siècle sont encore en vigueur ». Ces dernières années, des groupes de défense de la libre expression dans la région continuent d’exhorter individuellement les pays à abroger les lois sur la diffamation criminelle. Comment ces lois affectent-elles les médias et d’autres personnes dans les Caraïbes?
Continuez à lire ci-dessous pour découvrir ce qu’est la diffamation criminelle et comment elle est utilisée dans la région où les lois sur la diffamation criminelle sont débattues et réformées.
Qu’est-ce que la diffamation criminelle?
Selon le dictionnaire Merriam Webster, la diffamation est définie comme: « Le fait de dire des choses fausses dans le but de pousser les gens à avoir une mauvaise opinion de quelqu’un ou de quelque chose: l’acte de diffamer quelqu’un ou quelque chose ».
Dans les pays qui ont des lois pénales sur la diffamation dans la législation, par opposition à ceux qui ont seulement des lois civiles sur la diffamation, les gens peuvent porter des accusations criminelles contre ceux qu’ils croient qu’ils ont fait de fausses déclarations à leur sujet. Alors que les procès en diffamation au civil aboutissent généralement à des amendes, mais pas à des peines d’emprisonnement. Les procès au pénal peuvent entraîner des peines de prison et un casier judiciaire pour les personnes reconnues coupables, et souvent, ces personnes sont des journalistes et d’autres personnes qui osent critiquer des gens qui occupent des positions de pouvoir. Dans certains pays, la diffamation criminelle est également appelée imputations dommageables ou calomnie, selon que les paroles concernées ont été exprimées par écrit ou verbalement.
Dans la communauté des défenseurs de la liberté d’expression, la sanction pour la diffamation criminelle est généralement considérée comme étant disproportionnée. Membre de l’IFEX, l’organisation ARTICLE 19 mène une campagne contre la diffamation criminelle parce qu’elle croit que celle-ci a un « impact préjudiciable sur la liberté d’expression» et la menace d’être poursuivi pénalement peut décourager les journalistes à publier des informations qui ont pourtant un intérêt certain pour le public. En plus de la menace d’emprisonnement, les individus et les médias qui sont reconnus coupables de diffamation criminelle ont également été condamnés à payer de lourdes amendes, et les journalistes ont vu leur droit d’exercer leur métier suspendu.
En 2002, une déclaration conjointe du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’opinion et d’expression, du Représentant de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) en charge des questions de la liberté des médias et du Rapporteur spécial de l’Organisation des Etats Américains (OEA) sur la liberté d’expression a dit que: « La diffamation criminelle n’est pas une restriction justifiable à la liberté d’expression; toutes les lois pénales sur la diffamation devraient être abolies et remplacées, le cas échéant, par des lois civiles appropriées sur la diffamation ».
Pourquoi une telle problématique dans les Caraïbes?
Les lois pénales sur la diffamation dans les Caraïbes ont été décrites comme des survivances de l’époque coloniale. La diffamation criminelle tire ses origines de l’Angleterre élisabéthaine comme un moyen de faire taire les critiques des classes privilégiées.
En 2012, les organisations IPI et ATMC ont lancé une campagne pour pousser les gouvernements des pays des Caraïbes à dépénaliser la diffamation. À l’époque, tous les Etats indépendants de la région avaient des lois pénales sur la diffamation dans leurs législations. Selon Griffen, en plus de l’abrogation de ces lois, la campagne de IPI vise également « la modernisation de l’infraction de diffamation en général dans la région, pour répondre aux normes internationales sur la liberté d’expression ». Au début, quand la campagne a été lancée, IPI a estimé que l’abrogation de la législation pourrait « vite se concrétiser ». La tendance était bien en cours dans la région et l’organisation avait estimé qu’elle pourrait ajouter sa voix aux appels existants pour le changement.
Quel est l’impact des lois pénales sur la diffamation dans la région?
Les lois pénales sur la diffamation dans les Caraïbes ont permis la poursuite en justice de journalistes dans de nombreux pays, y compris des cas récents à Haïti, en République dominicaine et à Cuba.
En 2008 à Haïti, le journaliste Joseph Guyler C. Delva a été condamné à un mois de prison pour avoir prétendument diffamé un sénateur. Dans le même pays en 2011, trois journalistes ont été accusés de diffamation par leur ancien employeur, qui a affirmé qu’ils menaient une campagne de dénigrement contre lui. Ils ont été condamnés à payer des amendes et à une peine d’emprisonnement de trois ans.
En 2012, en République dominicaine, le journaliste de la radio Johnny Alberto Salazar a été condamné à six mois de prison et au paiement d’une amende de 1 million de pesos (environ 22 mille $ US) pour avoir diffamé un avocat. À l’époque, Reporters Sans Frontières avait estimé que Salazar ait effectivement commis une diffamation ou pas, la sanction en vertu du code criminel était disproportionnée. Sa condamnation a été annulée plus tard.
Le journaliste cubain Calixto Ramón Martínez Arias a passé sept mois en prison après avoir été reconnu coupable de diffamation à la fin de l’année 2012. Il a été arrêté et inculpé pour avoir écrit sur le choléra et la propagation dans le pays de l’infection virale de dengue, même si le gouvernement a confirmé les épidémies quelques jours seulement après que le journaliste a publié son article.
Un rapport de 2013 de IPI a constaté que le code criminel du Suriname reconnaissait non seulement les imputations dommageables et la calomnie sous la dénomination de diffamation, mais aussi l’injure, que l’auteur du rapport, Dr Anthony L. Fargo décrit comme étant « si vague et si facile d’en abuser qu’elle devrait être supprimée ». Selon le code, au Suriname, les individus reconnus coupables de mépris envers le gouvernement risquent sept ans de prison.
Les effets les plus subtils de ces lois, comme le silence forcé de ceux qui craignent de parler de peur d’être inculpés, sont plus difficiles à évaluer. En effet, il est impossible de savoir combien d’informations n’ont pas été rapportées à cause de la peur.
A quoi ressemblerait l’avenir sans la diffamation criminelle?
Fin 2014, la République dominicaine a approuvé un nouveau code pénal qui a supprimé les peines de prison pour diffamation. Si le journaliste Johnny Alberto Salazar avait été reconnus coupables de diffamation aujourd’hui, il n’aurait pas passé du temps en prison. Cependant, la diffamation est toujours considérée comme un crime et est passible de fortes amendes.
Griffen a noté qu’en termes d’octroi des dommages-intérêts pour avoir été diffamé, IPI pousse les Etats à « plafonner le montant des dommages qui peuvent être accordés ou au moins de préciser que les montants à payer doivent être proportionnels aux dommages causés au plaignant et aux moyens financiers de l’accusé ».
En juillet 2015, Martina Johnson, un travailleur des médias à Antigua-et-Barbuda, a dit à IFEX qu’elle se félicitait de la décision récente de son pays de dépénaliser la diffamation. « Maintenant que la loi a été abrogée et remplacée par un nouvel Acte sur la diffamation, une personne qui est poursuivi pour diffamation n’aurait seulement qu’à payer des dommages-intérêts si le juge estime que cette personne a effectivement offensé le plaignant ».
Elle a poursuivi en disant que même si elle attend peu d’effets néfastes sur la liberté d’expression, la nouvelle loi porte toujours des conséquences graves pour les personnes reconnues coupables. Elle a noté que les journalistes doivent continuer à faire preuve de rigueur raisonnable en ce qui concerne la vérification des faits et la recherche des informations, parce que se débarrasser des lois sur la diffamation criminelle ne signifie pas qu’ils ont carte blanche pour écrire n’importe quoi.
Que reste-il encore à faire?
Au 15 février 2015, selon un aperçu juridique de IPI des lois pénales sur la diffamation dans les Caraïbes, 14 des 16 pays qui ont été examinés ont toujours une certaine forme de diffamation criminelle dans la législation. Ce nombre a chuté à 13 après Antigua-et-Barbuda a abrogé la diffamation criminelle en avril 2015, rejoignant ainsi la Grenade et la Jamaïque comme étant le troisième pays à avoir complètement dépénalisé la diffamation. Quant à Trinité-et-Tobago, il a dépénalisé partiellement au début de l’année 2014.
Toutefois, la modification de ces lois peut s’avérer un processus lent et difficile – le gouvernement de Antigua-et-Barbuda en constitue un bel exemple. En effet, en avril 2013, le gouvernement de ce pays s’est engagé à abroger la diffamation criminelle lors de leur rencontre avec IPI lors d’une mission de cette organisation dans la région. L’actuel premier ministre a promis d’abroger la diffamation criminelle dans les 90 premiers jours de son administration. Il n’a pas tenu parole. Cependant, il a fallu plus de deux ans pour que la promesse soit tenue. A ce jour, ce pays s’est débarrassé complètement de la diffamation criminelle.
En 2012, lors d’une réunion à Port-d ‘Espagne, la capitale de Trinité-et-Tobago, des organisations de 10 pays ont approuvé une déclaration appelant les gouvernements des Caraïbes à abroger les lois sur la diffamation criminelle et l’injure. Cependant, trois ans plus tard, le constat est qu’il reste encore pour certains gouvernements de cette région du travail à faire avec la presse et la société civile pour changer leurs lois. A la suite des exemples de ces pays qui ont ouvert la voie, ils doivent réformer leurs lois afin que la menace d’accusations criminelles ne soit plus suspendue sur la tête des journalistes et des médias.
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Gaston Browne, premier ministre de Antigua-et-Barbuda. Son gouvernement a récemment abrogé la diffamation criminelle.REUTERS/Andrew Kelly