Novembre 2022 en Europe et en Asie centrale. Tour d'horizon sur la liberté d'expression réalisé sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région, par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Le journaliste anti-corruption le plus connu d’Asie centrale expulsé du Kirghizistan ; les affaires de diffamation de la Première ministre italienne contre Roberto Saviano et le journal Domani ; la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes marquée par des arrestations et des violences policières en Turquie ; de nouvelles menaces à la libre expression LGBTQI+ en Russie ; la Journée de solidarité avec les prisonniers politiques en Biélorussie.
« Nous ne voulons pas de permission, nous voulons juste une vie sans violence »
C’est une triste ironie que la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes (25 novembre) ait vu, une fois de plus, un grand nombre de militantes des droits des femmes arrêtées lors de manifestations à travers la Turquie, et plusieurs battues par des policiers.
Bien que diverses autorités locales aient interdit les événements marquant la journée (comme celles d’Istanbul qui, à l’avance, ont déployé également des canons à eau), des groupes de femmes tels que la Plateforme des femmes du 25 novembre, basée à Istanbul, ont refusé de respecter l’interdiction. « Nous ne voulons pas la permission [de manifester ] », ont-elles déclaré, ajoutant : « nous voulons une vie sans violence ».
Des femmes ont été arrêtées à Ankara et dans les provinces à majorité kurde de Şırnak, Van, Ağrı and Mardin. Plus de 100 femmes ont été arrêtées à Istanbul.
La violence misogyne et les féminicides sont endémiques en Turquie. Bianet, membre de l’IFEX, publie des rapports mensuels et annuels montrant l’étendue du problème ; les chiffres sont choquants.
Selon Bianet, au cours des 326 jours entre le 1er janvier 2022 et le 23 novembre 2022, des hommes ont commis au moins 296 fémicides et infligé des violences à au moins 715 femmes. La plupart de ces événements se sont produits au sein de la famille : « 218 femmes ont été tuées par leur mari ou petit ami, 23 femmes ont été tuées par leur père, frères ou fils, huit femmes ont été tuées par leur gendre ».
L’État turc a un très mauvais bilan en matière de protection des femmes contre la violence. Bien qu’il ait créé une application dédiée en 2018, via laquelle les femmes peuvent signaler des agressions (environ 355 366 femmes l’ont utilisée pour signaler des actes de violence depuis son lancement à juillet 2022), il s’est également retiré de la Convention historique d’Istanbul sur la violence à l’égard des femmes en 2021. Cette année-là, un pic des attaques contre les femmes a été enregistré.
Dans un rapport publié en mai 2022, Human Rights Watch (HRW) a accusé le gouvernement turc de « laisser tomber les victimes de violences domestiques ». HRW a constaté que même si les tribunaux turcs rendaient davantage d’ordonnances restrictives à l’encontre des auteurs de violences, le non-respect fréquent de ces ordonnances signifiait que « des femmes sous la surveillance des autorités ont été tuées par leurs agresseurs ou soumises à des violences récurrentes au fil des ans ».
Mais ce n’est pas seulement le piètre bilan de l’État turc en matière de défense des femmes contre la violence qui pose problème : les autorités elles-mêmes semblent déterminées à restreindre l’espace de l’activisme pour les droits des femmes.
En avril 2022, le parquet d’Istanbul a déposé une plainte contre le groupe de femmes We Will Stop Femicide (WWSF), qu’il a accusé d’ « agir contre la loi et la morale ». Le procès a été intenté après plusieurs plaintes contre l’organisation, y compris des accusations selon lesquelles elle avait « désintégré la structure familiale en ignorant le concept de famille ». WWSF a fréquemment critiqué le gouvernement pour son piètre bilan en matière de lutte contre la violence à l’égard des femmes et a appelé la Turquie à rétablir la Convention d’Istanbul. La dernière audience du tribunal dans le procès contre WWSF a eu lieu en octobre. Le bureau du procureur cherche à faire interdir le groupe.
« Nous protégerons notre structure familiale de toutes sortes de perversions »
Les raisons invoquées par le gouvernement turc pour sa décision de quitter la Convention d’Istanbul en 2021 étaient que la convention était utilisée pour « normaliser l’homosexualité », et qu’elle était donc « incompatible avec les valeurs sociales et familiales de la Turquie ».
C’est le même genre de pensée qui semble alimenter le projet actuel du gouvernement d’introduire un amendement constitutionnel « pour protéger la famille ». Les détails de ce qu’un tel amendement impliquerait n’ont pas été divulgués, mais il est révélateur que cette proposition ait été annoncée alors que les rassemblement anti-LGBTQI+ se multiplient en Turquie. Les organisateurs des manifestations ont appelé à une loi interdisant la soi-disant « propagande gay » et à la fermeture des associations LGBTQI+ et des activités publiques liées aux LGBTQI+.
Ces rassemblements sont ouvertement soutenus par le gouvernement. Le président Erdoğan leur a clairement exprimé son soutien lors d’une récente interview télévisée. « Il n’appartient à personne de faire dégénérer la structure familiale de cette nation », a-t-il dit et d’ajouter : « Nous protégerons notre structure familiale de toutes sortes de perversions, de mouvements marginaux et de corruption ».
En novembre, le ministre turc de l’Intérieur a publiquement qualifié la communauté LGBTQI+ de « terrorisme culturel » qui « essaie de faire oublier aux gens leurs valeurs, leur religion, leur unité, l’amour parental et la loyauté familiale. C’est exactement la politique de l’Europe, exactement la politique américaine de diviser pour régner ».
« Une interdiction totale »
Le langage homophobe utilisé par les principaux politiciens turcs – avec des références à la tradition, à la famille, à « l’Occident », etc. – semblera très familier à quiconque a observé les événements en Russie au cours de la dernière décennie. Au cours de cette période, les législateurs russes ont adopté une série de lois anti-LGBTQI+, y compris la fameuse loi dite de « propagande gay » (2013), qui – sous prétexte de protéger les mineurs de la « promotion » des « relations sexuelles non traditionnelles » – a imposé des restrictions sévères à la liberté d’expression et à l’espace civique LGBTQI+.
Le mois de novembre a vu de nouveaux développements inquiétants pour la communauté russe LGBTQI+. Au début du mois, le président Poutine a signé un décret s’engageant à défendre les valeurs russes traditionnelles contre les menaces des États-Unis, les terroristes et la « propagande gay ». Le décret faisait référence à « certaines organisations et personnes sur le sol russe » qui rechercheraient « la destruction de l’unité familiale traditionnelle par la propagande de relations sexuelles non traditionnelles ».
Plus tard dans le mois, la Douma d’État russe a adopté un projet de loi qui élargit l’interdiction de la « propagande gay » et restreint davantage l’expression LGBTQI+. Comme le rapporte HRW, le projet de loi équivaut à « une interdiction générale » qui « proscrit de partager des informations positives et même neutres sur les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres (LGBT) et d’afficher publiquement des orientations non hétérosexuelles ». La législation doit maintenant être approuvée par la chambre haute du parlement et le président.
Punie pour impolitesse
Le 27 novembre, des groupes de défense des droits ainsi que d’autres ont marqué la Journée de solidarité avec les prisonniers politiques au Bélarus. Selon le site de l’organisation pour la défense des droits humains, Viasna, 1 445 prisonniers politiques croupissent actuellement dans les prisons biélorusses. Parmi ces prisonniers figurent plusieurs membres de Viasna : certains d’entre eux ont déjà été reconnus coupables et condamnés à de lourdes peines de prison pour de fausses accusations ; d’autres attendent toujours leur procès après plus de 500 jours derrière les barreaux. Ales Bialiatski, fondateur de Viasna et récent lauréat du Prix Nobel de la paix, fait partie de ces derniers. Accusé de contrebande et de financement de manifestations, il risque entre sept et douze ans de prison s’il est reconnu coupable.
Une autre prisonnière politique bien connue est Maria Kalesnikava (membre du Conseil de coordination de l’opposition), qui a été condamnée à 11 ans de prison en 2021 pour son militantisme dans l’opposition. Ce mois-ci, il a été signalé qu’elle avait été placée dans une cellule d’isolement en guise de punition, apparemment pour « impolitesse ».
[ Traduction; Début 2022, les OSC ont signalé que le nombre de prisonniers politiques au #Belarus – souvent qualifié de dernière dictature d’Europe – avait atteint 1 000. En novembre, le @viasna96 Human Rights Center a signalé que ce nombre était passé à 1 445 et plus.]
L’Association biélorusse des journalistes (BAJ) et la Fédération européenne des journalistes (FEJ) ont marqué la journée de solidarité en exhortant le public à envoyer des lettres de soutien aux 32 journalistes emprisonnés de Biélorussie. Plusieurs de ces journalistes ont récemment été ajoutés à la liste des « terroristes » du KGB.
En bref
En novembre, le journaliste d’investigation Roberto Saviano a été jugé au pénal pour diffamation après avoir qualifié la Première ministre d’extrême droite en Italie, Giorgia Meloni, de « bâtarde ». Le commentaire de Saviano était une réponse à l’appel de Mme Meloni pour que les migrants soient rapatriés et que les bateaux utilisés pour sauver les réfugiés arrivés par la mer soient coulés. IFEX s’est joint aux groupes de défense de la liberté de la presse pour demander à Mme Meloni de retirer immédiatement sa plainte contre Saviano, et à l’Italie de se doter d’une législation anti-SLAPP pour lutter contre le recours aux poursuites judiciaires vexatoires. S’il est reconnu coupable, Saviano risque jusqu’à trois ans de prison.
La Première ministre Meloni a également engagé une action en diffamation contre le journal Domani, qui a publié un article en 2021 sur le rôle présumé de Mme Meloni (quand elle était députée) dans l’achat de masques par le gouvernement pendant la pandémie de COVID-19. Selon les auteurs de l’article, l’implication de Mme Meloni a abouti à l’attribution du contrat à un autre membre du parti Fratelli d’Italia. Une audience préliminaire a eu lieu le 15 novembre et le procès doit s’ouvrir en juillet 2024.
Au Kirghizistan, les autorités ont ordonné l’expulsion vers la Russie de l’enquêteur anti-corruption le plus connu d’Asie centrale, Bolot Temirov. Ce dernier, qui est la cible d’un harcèlement judiciaire depuis de nombreux mois, a récemment été reconnu coupable d’avoir supposément utilisé de faux documents pour obtenir un passeport kirghize, mais il a été acquitté des accusations de possession de drogue et de franchissement illégal de la frontière.
Temirov a été arrêté et inculpé en avril 2022 après que lui et ses collègues ont publié un article sur la façon dont le fils du chef du service de sécurité avait obtenu un contrat gouvernemental pour fournir du carburant. Le contrat n’a pas fait l’objet d’un appel d’offres et l’article alléguait du favoritisme. Le président populiste du Kirghizistan, Sadyr Japarov, a ensuite porté atteinte aux décisions en instance en affirmant publiquement que le journaliste avait falsifié ses papiers d’identité.
Ce mois-ci également, le gouvernement kirghize a proposé un projet de loi qui lui permettrait de restreindre le droit des citoyens à la liberté d’association et de renforcer la réglementation et le contrôle des organisations non gouvernementales. Le projet de loi proposé sur les organisations non gouvernementales non commerciales intervient au milieu de graves préoccupations concernant la situation des droits humains au Kirghizistan et après les arrestations massives de militants le mois dernier. HRW fournit les détails ici.