Janvier 2023 en Europe et en Asie centrale. Un tour d'horizon de la liberté d'expression produit, sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région, par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
En janvier, des procès politiques très médiatisés ont été lancés en Biélorussie et davantage de groupes de la société civile ont été ciblés en Russie. Ce mois a également connu des craintes pour la liberté d’expression en Turquie avant les élections de mai ainsi qu’une bataille judiciaire imminente entre les gouvernements britannique et écossais au sujet de la législation sur l’auto-identification de genre.
Activisme contre la guerre et couples derrière les barreaux
La « purge » incessante de la société civile par le président Loukachenko se poursuit en Biélorussie. Le mois de janvier a vu le démarrage très médiatisé de plusieurs procès à caractère politique.
Le procès tant attendu du Prix Nobel Ales Bialiatski et de ses collègues de Viasna Valiantsin Stefanovic et Uladzimir Labkovich a commencé le 5 janvier. Les prévenus, qui ont été enfermés dans une cage pendant les audiences au tribunal, sont accusés de « contrebande en bande organisée » et de « financement d’actions collectives portant gravement atteinte à l’ordre public ». Ils risquent entre 7 et 12 ans de prison s’ils sont reconnus coupables. Ils ont déjà passé 18 mois en détention préventive. Viasna fournit des mises à jour sur leur procès via Twitter et a invité le public à envoyer des messages de solidarité aux trois hommes.
[ Traduction : Les audiences du tribunal continuent aujourd’hui… Les militants des droits humains de Viasna ont besoin de votre soutien !
Écrivez-leur : SIZO-1, 220030, Minsk, vul. Valadarskaha 2 (Biélorussie) Ales Bialiatski, Valiantsin Stefanovich, Uladzimir Labkovich. Pour envoyer un colis https://spring96.org/en/news/110142 #FreeViasna ]
Le procès par contumace de la dirigeante de l’opposition en exil Sviatlana Tsikhanouskaya s’est ouvert le 17 janvier. Elle est accusée de trahison et risque jusqu’à 15 ans de prison si elle est reconnue coupable. Son mari, Syarhei Tsikhanouski, purge actuellement une peine de 18 ans de prison en Biélorussie pour avoir tenté de se présenter contre Loukachenko à l’élection présidentielle de 2020 ; il encourt maintenant deux ans de prison supplémentaires s’il est reconnu coupable des accusations de « violation du règlement de la prison » récemment portées contre lui.
Plusieurs journalistes ont également été jugés en janvier : Andrzej Poczobut risque 12 ans de prison s’il est reconnu coupable d’avoir « appelé à des actions visant à porter atteinte à la sécurité nationale » et « incitation à la haine ». La directrice générale du média Tut.by Lyudmila Chekina et la rédactrice en chef Maryna Zolatava risquent également 12 ans de prison si elles sont reconnues coupables d’évasion fiscale, « d’incitation à l’inimitié sociale » et « d’appel à des actions visant à nuire à la sécurité nationale ».
Début janvier, Loukachenko a promulgué une nouvelle loi qui permet à l’État de dépouiller les Biélorusses en exil de leur citoyenneté biélorusse s’ils sont reconnus coupables d’ « activités extrémistes » ou de « porter gravement atteinte » aux intérêts de la Biélorussie. Comme l’explique un article de Human Rights Watch, l’État a pu le faire pour les citoyens biélorusses naturalisés depuis 2021; la nouvelle loi étend ces dispositions légales aux citoyens de naissance. Les journalistes et militants condamnés par contumace (comme au moins cinq l’ont été en janvier) pourraient potentiellement devenir apatrides.
Ce mois-ci, l’Association biélorusse des journalistes (BAJ) a publié deux rapports qui offrent un aperçu, sous deux angles différents, des effets brutaux de la répression de Loukachenko contre les voix de l’opposition et de la société civile. Leur bilan de 2022 présente toutes les sombres statistiques d’une année qui a vu 33 journalistes mis derrière les barreaux, neuf médias et 100 sources d’informations en ligne déclarées « organisations extrémistes », et 17 lourdes peines de prison prononcées contre des travailleurs des médias. Le ciblage des familles est au centre de l’autre rapport de BAJ intitulé « Love behind bars » [L’amour derrière les barreaux], qui évoque les couples (des journalistes et leur partenaire) qui ont été arrêtés et/ou emprisonnés pour de fausses accusations. Parmi ces couples figurent l’ancien employé d’Index on Censorship et d’ARTICLE 19, Andrei Aliaksandrau, et sa femme Irina Zlobina. Le 12 janvier a marqué leur deuxième année derrière les barreaux.
Le nouveau rapport de Viasna sur la répression des militants anti-guerre en Biélorussie est une lecture essentielle. Au cours des 50 premiers jours de la guerre de la Russie contre l’Ukraine (lancée en février 2022), au moins 1 500 personnes ont été arrêtées pour avoir protesté à la fois contre l’agression russe et contre le régime de Loukachenko pour avoir contribué à la faciliter.
Cet activisme anti-guerre prend de nombreuses formes. Selon Viasna, 30 personnes ont été condamnées en 2022 pour avoir pris des photos d’équipements militaires russes et transmis ces images à des médias indépendants ; 7 personnes impliquées dans des soi-disant « guérillas ferroviaires » condamnées à des peines extrêmement lourdes (plus de 20 ans de prison dans certains cas) pour avoir désactivé des équipements ferroviaires afin de perturber les transports militaires russes. Le rapport de Viasna examine une sélection de cas représentatifs, y compris ceux où des militants ont été arrêtés et/ou battus pour avoir porté des t-shirts anti-guerre, arborant le drapeau ukrainien, ou pour avoir déposé des fleurs devant l’ambassade d’Ukraine, ou crié « Poutine est un connard ».
Anxiété avant les élections
La Turquie a commencé la nouvelle année comme elle a terminé la précédente : avec des peines de prison pour des opinions librement exprimées et des inquiétudes concernant une répression de la liberté d’expression avant les élections de mai (présidentielle et législatives).
Le 11 janvier, la défenseure des droits humains Şebnem Korur Fincancı a été reconnue coupable de « propagande terroriste » pour avoir demandé une enquête sur des allégations selon lesquelles l’armée aurait utilisé des armes chimiques contre des séparatistes kurdes dans le nord de l’Irak. Elle a été condamnée à 2 ans 8 mois et 15 jours de prison, mais a été libérée en attendant l’appel. Mme Fincancı était en détention préventive depuis le 27 octobre 2022.
Mme Fincancı sera de nouveau jugé le 1er février, aux côtés du représentant de Reporters sans frontières pour la Turquie, Erol Önderoğlu, et du journaliste Ahmet Nesin, pour leur pacifique action de solidarité avec le journal d’opposition kurde Özgür Gündem en 2016. Condamné pour « propagande terroriste » pour cette action et plus tard acquittés, les trois sont maintenant rejugés suite à l’annulation de cet acquittement en 2020. Ils sont dans les limbes juridiques depuis plus de trois ans en raison de plusieurs reports de leur nouveau procès.
Un autre cas qui intéresse particulièrement les membres de l’IFEX est celui du journaliste en exil Can Dündar. Fin 2022, il a révélé qu’il était l’un des 15 journalistes turcs, au moins, figurant sur la soi-disant « liste grise » de terroristes présumés. Cette liste est publiée par le ministère turc de l’Intérieur, qui offre des récompenses financières pour la capture des personnes répertoriées (dans le cas de Dündar, la récompense est d’environ 26 697 dollars américains). Dündar risque près de 30 ans de prison s’il est contraint de retourner en Turquie après sa condamnation en 2020 pour des accusations ridicules d’espionnage et d’assistance aux partisans du chef religieux exilé Fethullah Gülen.
Comme plusieurs organisations de défense des droits l’avaient prévu, le gouvernement turc a renforcé ses pouvoirs de censure, son ciblage des personnes perçues comme opposantes et sa rhétorique anti-LGBTQI+ avant les élections de mai. L’impact de la nouvelle loi dite « Loi de la désinformation » ne se fait pas encore pleinement sentir, mais il est à craindre que cette législation ne soit utilisée pour cibler les voix de l’opposition et restreindre l’accès à l’information à l’approche du jour du scrutin. Selon le bilan de Bianet des trois derniers mois de 2022, « les journalistes et les médias qui veulent exercer leur droit d’enquête et de critique se préparent aux élections dans une profonde anxiété ». Le même bilan fournit des statistiques choquantes pour le dernier trimestre de 2022, au cours duquel 171 journalistes ont été jugés, 25 travailleurs des médias kurdes ont été arrêtés, 257 articles de presse en ligne ont été censurés et 8 journalistes ont été agressés physiquement (à quatre reprises par la police).
Toutefois, janvier a aussi offert des nouvelles encourageantes dans la lutte contre l’impunité : dix hommes ont été condamnés pour leur implication dans le meurtre en 2022 du journaliste Güngör Arslan.
Auto-identification de genre
Au Royaume-Uni, la question de l’identité de genre a fait la une des journaux ce mois-ci lorsque le gouvernement britannique a déclaré qu’il opposerait son veto au Projet de loi sur la réforme de la reconnaissance du genre (GRR) adopté par le parlement décentralisé d’Écosse en décembre.
Le projet de loi vise à permettre aux personnes trans de changer légalement de sexe en leur permettant de s’auto-certifier (« auto-identification ») et en étendant ce nouveau droit aux mineurs de 16 à 18 ans. Un diagnostic médical de dysphorie de genre et une longue période d’attente ne seront plus nécessaires.
Les droits des trans sont un problème polarisant au Royaume-Uni, où les journaux grand public ont diffusé au moins un article anti-trans chaque jour tout au long de l’année 2022. Une étude de 2021 a montré que 31 % des Britanniques pensaient que les droits des trans devraient être étendus, tandis que 31% supplémentaires pensaient que les droits des trans étaient déjà allés assez loin. Les personnes trans sont l’un des groupes les plus discriminés au Royaume-Uni.
Plusieurs détracteurs de la loi écossaise (y compris des ministres du gouvernement britannique) ont fait valoir qu’elle représentait un problème de sécurité, que le droit à l’auto-identification pourrait être abusé par des prédateurs qui pourraient ensuite l’utiliser pour accéder à des espaces réservés aux femmes seulement. Il s’agit d’une préoccupation clé soulevée par Reem Alsalem, Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes et les filles, dans ses critiques du projet de loi.
Cependant, Victor Madrigal-Borloz, l’expert indépendant des Nations Unies sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, souligne le manque de preuves à l’appui de ces craintes. Dans une tribune publiée sur The Scotsman en faveur du GRR, Madrigal-Borloz déclare : « Dans les 13 pays et les dizaines de régions qui ont déjà l’auto-identification – dont les populations totalisent quelque 350 millions de personnes – il n’y a pas de conclusions administratives ou judiciaires qui valideraient l’idée que le risque d’abus est palpable ». Il exhorte également les États à lutter contre la violence fondée sur le genre et le sexe en utilisant toutes les mesures préventives, mais souligne qu’« empêcher les femmes trans de jouir de leurs droits humains n’en fait pas partie ».
L’auto-identification de genre est également soutenue par la Commissaire aux droits humains du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović. Dans son rapport basé sur une visite au Royaume-Uni en 2022, elle déclare que « la réduction des obstacles à la reconnaissance légale du genre est essentielle à la pleine réalisation des droits des personnes trans » et que « du point de vue des droits humains, les modèles d’autodétermination pour la reconnaissance légale du genre représentent une pratique exemplaire ». La commissaire met en garde contre le fait de traiter « la protection des droits des personnes trans et de ceux des femmes comme un jeu inutile » et exprime sa préoccupation face aux « tentatives délibérées de certains politiciens de transformer la situation des personnes trans en « guerre culturelle » ou en un sujet clivant, à des fins électorales ».
Le gouvernement écossais a déclaré qu’il contesterait le veto du gouvernement britannique devant les tribunaux.
Le gouvernement écossais a également déclaré qu’il réexaminerait la gestion des prisonniers trans pour s’assurer que les femmes trans ayant des antécédents de violence à l’égard des femmes ne seraient pas détenues dans des prisons pour femmes. Cela fait suite à des jours de gros titres inquiétants sur une femme transsexuelle qui a été reconnue coupable d’avoir violé deux femmes alors qu’elle était un homme et qui, après avoir entamé le processus de changement de sexe, a d’abord préventivement été placée dans une prison pour femme. Bien que plusieurs commentateurs et journaux aient assimilé cette histoire au GRR (qui n’est pas en vigueur), il s’agit de deux questions distinctes.
Les lois sur l’auto-identification de genre progressent en Europe : l’Allemagne, la Finlande et les Pays-Bas en débattent encore ; en Espagne, La loi LGBTI et trans [La ley LGTBI y trans], qui inclut l’auto-identification de genre, a été adoptée par le parlement en décembre et est actuellement examinée par le sénat. L’Irlande, Malte, la Belgique, le Portugal, le Danemark, l’Islande et la Norvège disposent déjà d’une législation sur l’auto-identification de genre.
Pour un aperçu de ce que les lois sur l’auto-identification de genre signifient pour les expériences de vie des personnes trans en Europe, consultez l’article d ‘Enrique Anarte pour la plateforme LGBTQI+ Openly.
En bref
En Russie, la répression du gouvernement Poutine contre l’espace civique se poursuit sans relâche. Fin janvier, un tribunal de Moscou a ordonné la fermeture de Moscow Helsinki Group, la plus ancienne organisation indépendante de défense des droits humains de Russie ; le média indépendant Meduza a été déclaré organisation « indésirable », lui interdisant de fait d’opérer dans le pays ; la Fondation Andrei Sakharov, un groupe de défense des droits humains, a reçu la même qualification.
Au Kirghizistan, le ministère de la Culture demande la fermeture de Radio Azattyk en raison d’un reportage vidéo de 2022 sur des affrontements à la frontière kirghize/tadjike. Les adresses des sites Web du média sont bloquées depuis octobre 2022.