Novembre 2023 en Europe et en Asie centrale. Tour d'horizon de la liberté d'expression réalisé sur la base des rapports des membres de l'IFEX et des nouvelles de la région, par Cathal Sheerin, rédacteur régional de l'IFEX.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Des réactions effrayantes aux expressions de solidarité avec les Palestiniens ; une Journée internationale de solidarité avec la Biélorussie ; la Russie continue de persécuter les dissidents, les « agents étrangers » et les personnes LGBTQI+.
Tentatives d’étouffement du discours pro palestinien en Europe
En octobre et novembre, l’espace civique a été soumis à une pression croissante alors que les autorités de divers pays européens cherchaient à restreindre (ou à discréditer) les déclarations populaires de solidarité avec les Palestiniens et les manifestations contre les bombardements de Gaza par Israël.
En novembre, ARTICLE 19 et PEN International ont publié des déclarations dénonçant l’imposition d’interdictions, de restrictions et/ou de pressions politiques sur les rassemblements et événements pro palestiniens en Autriche, en France, en Allemagne, en Hongrie, en Suisse et au Royaume-Uni. Les deux organisations ont rappelé aux États leur obligation de protéger les droits à la liberté d’expression et à la libre réunion pacifique dans une démocratie qui fonctionne.
En Allemagne, la réponse des autorités aux actes de solidarité envers les Palestiniens, en particulier dans les premières semaines qui ont suivi l’attaque du Hamas contre des civils israéliens le 7 octobre, a été brutale et a créé un environnement dissuasif pour la liberté d’expression. Des membres de la communauté palestinienne de Berlin ont déclaré à l’agence Reuters qu’ils étaient « nerveux à l’idée de s’exprimer, craignant d’être qualifiés de partisan du Hamas dans un pays où soutenir Israël est sacrosaint ».
Dans un article décrivant la réaction des autorités allemandes (en partie enracinée dans l’approche très unilatérale de l’État allemand à l’égard d’Israël et des territoires occupés), le journaliste Ben Mauk évoque certaines des interdictions imposées et des arrestations effectuées pour des actes de solidarité souvent bénins avec le peuple palestinien. Il décrit également les sentiments islamophobes et anti immigration exprimés par certains hommes politiques de premier plan au lendemain du 7 octobre, la présence policière parfois importante dans les quartiers à forte population musulmane et sa propre expérience d’une manifestation non autorisée dans son quartier de Berlin :
« Depuis plusieurs jours, le quartier se sentait sous occupation policière, avec des patrouilles armées et des fourgons de police omniprésents dans les lieux publics. Lors de la manifestation, j’ai vu des dizaines de policiers anti-émeutes inciter et intensifier les conflits avec les manifestants, battant et brutalisant ceux qui scandaient « Palestine libre » dans la rue ou brandissaient des drapeaux palestiniens. Lorsque j’ai tenté de filmer l’arrestation particulièrement violente d’un porteur de drapeau palestinien, j’ai été frappé par un policier alors que je tenais ma carte de presse à la main ».
Mauk est l’un des plus de 100 écrivains, journalistes, universitaires et travailleurs culturels juifs qui ont publié une lettre ouverte en octobre, appelant l’Allemagne à « se conformer à ses propres engagements en matière de liberté d’expression et de droit de réunion ».
[ Traduction : Voici le moment où des policiers berlinois ont attaqué un homme debout sur un trottoir et tenant un drapeau palestinien. Après la fin de la vidéo, plusieurs policiers l’ont abordé, l’ont plaqué contre une voiture et ont commencé à le battre. Un officier l’a aspergé de gaz au poivre, puis s’est retourné pour asperger la foule qui filmait.
Le policier a délibérément aspergé une foule de personnes qui filmaient, dont moi (ce qui m’a fait perdre la vidéo). D’autres personnes ont peut-être capturé cette attaque en vidéo – envoyez-moi s’il vous plaît tout ce que vous trouvez – mais pour moi c’était la fin de la nuit ! ]
En octobre, le ministère français de l’Intérieur a publié une directive imposant une interdiction générale de tous les rassemblements pro palestiniens. Immédiatement après l’annonce de l’interdiction, une manifestation rassemblant des milliers de personnes à Paris a été dispersée par la police à l’aide de gaz lacrymogène et de canons à eau. Le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative de France, a ensuite statué que les interdictions de manifester pouvaient continuer, mais qu’elles devaient être prononcées au cas par cas.
Au Royaume-Uni, un vilain mélange d’islamophobie et d’opportunisme politique a marqué la réponse du gouvernement aux actions de solidarité palestinienne et aux manifestations contre la guerre. La ministre de l’Intérieur d’extrême droite (depuis démise de ses fonctions), soutenue par divers tabloïds de droite, a qualifié ces manifestations majoritairement pacifiques de « marches de haine » antisémites, « islamistes » et « d’affirmation de primauté » par les extrémistes. Elle souhaitait également qu’un rassemblement pro palestinien prévu pour le jour de l’armistice (le 11 novembre) soit interdit et a été accusée d’avoir « incité » des groupes d’extrême droite à s’opposer à l’événement pro palestinien. Le jour en question, ces islamophobes d’extrême droite ont attaqué la police dans le centre de London aux cris de « Vous n’êtes plus des Anglais » et « Anglais jusqu’à ma mort ».
Le discours pro palestinien a également subi une pression effrayante sur les campus universitaires britanniques. Les universitaires ont décrit une surveillance accrue de leurs activités sur les médias sociaux, ce qui a entraîné le signalement du personnel et des étudiants aux autorités universitaires, à la police et au mécanisme de prévention antiterroriste Prevent. Les Palestiniens et les personnes de couleur sont surreprésentés parmi ces signalements, qui ont parfois donné lieu à des enquêtes et/ou à des renvois de leurs établissements universitaires. Middle East Eye a interrogé une étudiante qui « a été dénoncée pour une publication sur les réseaux sociaux qu’elle n’avait pas publiée » et qui a été « détenue pendant 15 heures dans une cellule de police sous surveillance anti suicide ».
Dans les semaines qui ont suivi l’attaque du Hamas contre Israël en octobre, l’Europe a connu plusieurs cas de soi-disant « annulations ». Des personnalités culturelles de premier plan ou des productions artistiques jugées favorables au peuple palestinien (ou critiques à l’égard d’Israël) ont été empêchés ou fermés.
Parmi les exemples marquants figurent l’annulation, par la Foire du livre de Francfort, d’une cérémonie de remise de prix pour son roman à l’écrivaine palestinienne Adiana Shibili ; l’annulation d’une conférence du célèbre historien et critique israélien Avi Shlaim par l’université Hope de Liverpool ; la chaîne de télévision allemande ARD a retiré de sa programmation une comédie palestinienne, Wajib, en raison de préoccupations concernant sa « perspective narrative » ; et l’annulation d’un festival du film palestinien à Bristol, au Royaume-Uni.
Le journal Forward a publié une liste non exhaustive d’annulations et de licenciements (en Europe et ailleurs) d’individus et d’événements en raison de leurs positions, perçues comme pro palestiniennes.
Solidarité avec la Biélorussie
Tandis que la répression des voix critiques se poursuit en Biélorussie, les actes internationaux de solidarité envers ceux que le régime de Loukachenko a ciblés se poursuivent également.
En novembre, des groupes de la société civile, des militants et des hommes politiques ont célébré la Journée internationale de solidarité avec la Biélorussie, et l’UE a appelé une nouvelle fois à la libération immédiate et inconditionnelle de près de 1 500 prisonniers politiques biélorusses.
Le marathon mondial de solidarité pour les journalistes emprisonnés organisé par l’Association biélorusse des journalistes (BAJ) s’est poursuivi et a connu la participation saluée de la dirigeante de l’opposition en exil Sviatlana Tsikhanouskaya, celle de hauts responsables politiques de Lituanie et d’Irlande et de membres de l’IFEX. Des évènements de solidarité ont également eu lieu en République tchèque, au Canada, en Pologne, en Ukraine et au Royaume-Uni.
[ Traduction : « Chaque jour de leur vie en prison signifie que leurs projets ne se réalisent pas, que leurs enfants ne sont pas embrassés ». La cheffe de l’opposition en exil @Tsihanouskaya, des politiciens et diplomates de l’UE ont rejoint le marathon de solidarité avec les journalistes emprisonnés de @baj_by https://ow.ly/1kyU50QaeE9 #StandWithBelarus ]
L’action de solidarité de Reporters sans frontières (RSF) en faveur de la rédactrice en chef biélorusse emprisonnée Maryna Zolatava a vu l’organisation transmettre des centaines de messages de soutien à la journaliste – le jour de son anniversaire – aux ambassades biélorusses de Paris, Londres, Berlin, Berne, Stockholm, Vienne et Washington DC.
Le travail inestimable de la BAJ, qui a publié en novembre un rapport sur la situation des médias indépendants et de la société civile au cours de l’année 2022-2023, a été une fois de plus reconnu par l’attribution à l’organisation du Prix 2023 de la Société civile décerné par l’Eastern Partnership Civil Society Forum.
En novembre, Alexander Mantsevich, directeur du journal Regionalnaya Gazeta, a été condamné à quatre ans de prison pour avoir « discrédité la Biélorussie ».
Ce mois-ci, la Cour suprême a également réduit la peine de prison du journaliste pigiste Viachaslau Lazarau de 6 mois sur un total initial de cinq ans ; sa femme, Tatsiana Pytsko, qui avait déjà été condamnée à trois ans de prison, a vu sa peine réduite à trois ans avec sursis. En septembre, le couple avait été reconnu coupable de collaboration avec la chaîne de télévision Belsat, qualifiée d’« extrémiste » par les autorités.
Une peine de prison choquante et une grâce inquiétante
En Russie, les autorités continuent de persécuter ceux qui critiquent l’invasion de l’Ukraine.
Ce mois-ci, l’artiste et militante Aleksandra Skochilenko a été condamnée à sept ans de prison. Elle a été condamnée en vertu d’une loi introduite peu après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui interdit la diffusion de « fausses » informations sur l’armée. L’accusation était basée sur l’activisme de Skochilenko en mars 2022, quand elle avait remplacé les étiquettes de prix dans des supermarchés par des informations sur la guerre de la Russie contre l’Ukraine.
[ Traduction : Au tribunal, l’accusée Sasha (Aleksandra)Skochilenko a été condamnée à 7 ans de prison. Elle a été arrêtée l’année dernière après avoir remplacé les étiquettes de prix des supermarchés par des messages critiquant la guerre menée par la Russie en Ukraine. À Saint-Pétersbourg, elle a été reconnue coupable de diffusion de « fausses informations » sur l’armée russe. ]
Parmi les autres nouvelles inquiétantes en provenance de Russie, citons la grâce annoncée de Sergueï Khadjikurbanov, l’un des hommes reconnus coupables du meurtre en 2006 de la journaliste Anna Politkovskaya. Selon l’avocat de Khadjikurbanov, la grâce de son client – que l’Institut international de la presse (IPI) a qualifiée de « perversion repréhensible de la justice » – a été accordée après qu’il ait accepté de combattre avec l’armée russe en Ukraine.
Novembre a également vu de nouveaux ajouts à la liste russe des soi-disant « agents étrangers ». Il s’agissait notamment de l’ancien Premier ministre en exil opposé à la guerre en Ukraine, Mikhail Kasyanov, et du journal The Moscow Times.
Les groupes de défense des droits et les médias continuent de faire campagne en faveur de la journaliste de Radio Free Europe Radio Liberty (RFE/RL) Alsu Kurmasheva, qui reste en détention provisoire en attendant son procès pour non enregistrement en tant qu’« agent étranger ».
La guerre législative menée actuellement par les autorités russes contre les personnes LGBTQI+ ne montre aucun signe de ralentissement. Ce mois-ci, le ministère de la Justice a entamé une procédure judiciaire pour reconnaître le « mouvement public international LGBT » comme extrémiste et interdire ses activités. Cette évolution a été largement condamnée, notamment par Amnesty International, qui a commenté :
« Si cette mesure est adoptée, toute personne LGBTQI+ en Russie sera à la merci de mesures arbitraires des autorités. Cela ferait de toute démarche visant à défendre les droits LGBTQI+ un crime. Des individus pourraient être jetés en prison sur la base d’accusations infondées d’extrémisme si l’État les considère simplement comme faisant partie d’un soi-disant « mouvement LGBT public international ». Même des symboles comme le drapeau arc-en-ciel pourraient être interdits parce qu’ils sont ‘extrémistes’. »
En Russie, toute personne impliquée dans les activités d’une organisation dite « extrémiste » encourt une responsabilité pénale, voire de longues peines de prison si elle est reconnue coupable.